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Un nouvel effort international pour la transparence statistique: quels enjeux pour la Suisse?

L’opacité de l’information est un dénominateur commun récurrent des crises financières ­internatio-nales. La dernière a amené le G20 à émettre, lors du sommet de Pittsburgh (2009), vingt ­recom-mandations pour pallier un certain nombre de lacunes ­statis-tiques. Il a, par ailleurs, mandaté le Fonds monétaire ­international (FMI) et le Conseil de stabilité financière (CSF) pour qu’ils engagent des travaux dans ce sens. C’est dans ce contexte que le FMI a élaboré une nouvelle norme de diffusion statistique, dénommée «NSDD Plus».

Un nouvel effort international pour la transparence statistique: quels enjeux pour la Suisse?

L’appel du G20 en faveur de l’amélioration des données statistiques suit une longue tradition. Celle-ci s’étend du développement de la comptabilité nationale après la Grande Dépression des années trente à l’émergence des statistiques financières internationales (IFS) du FMI en 1948, puis bancaires pendant la forte croissances des marchés d’«eurodollars» dans les années soixante et septante, et à la création de la norme spéciale de diffusion des données (NSDD ou, en anglais, «Special Data Dissemination Standard», SDDS) et du système général de diffusion des données (SGDD ou, en anglais, «General Data  Dissemination System», GDDS) après la crise financière mexicaine des années nonante. En réponse à la crise asiatique, le FMI a mis sur pied le programme d’évaluation du secteur financier (PESF) en 1999. Celui-ci a augmenté les besoins en données financières et formé un appel à la transparence statistique.

Surveiller les risques systémiques


Dans cette lignée, la crise financière de 2008 a suscité une nouvelle réflexion sur le système statistique international. L’année suivante, le G20 confiait au FMI et au CSF le soin de la mener à bien. Ce qui devait être connu sous le nom d’initiative visant les lacunes statistiques («IMF/FSB G20 Data Gaps Initiative») a, au final, deux objectifs: la stabilité financière internationale et la surveillance du risque systémique. Le manque de transparence et d’informations financières constitue, en effet, une source importante d’incertitude, donc de risques pour les marchés financiers. Les instruments traditionnels de la surveillance financière qui prévalaient avant la crise n’ont pu prévenir le dysfonctionnement de certaines activités du système. L’emballement qui en a résulté a eu d’importantes conséquences sur le système financier, et donc sur l’économie réelle. De là est né le projet d’améliorer les instruments de prévention des risques ex ante, avec l’idée de faire converger la politique macroéconomique et la surveillance du système financier. Cette politique «macroprudentielle» a un double objectif:

  • lutter contre les phénomènes d’amplification des cycles économiques par le système financier (effet de «procyclicité»);
  • renforcer la capacité du système financier à absorber les chocs financiers ou économiques (effet de «résilience»).


Ainsi, tandis que l’analyse macroéconomique des marchés financiers requiert davantage de précisions dans les données, l’autorité de surveillance doit mettre l’accent sur les risques systémiques que recèlent les institutions financières. Un des enjeux de cette approche est de mieux comprendre les effets de contagion, dus notamment à l’interconnexion financière croissante, à l’augmentation de l’activité transfrontalière, au développement d’institutions et d’instruments financiers complexes et à la croissance d’un marché parallèle («shadow banking»). En requérant des informations – actuellement inexistantes – sur les flux et les expositions croisés, inter- et intra-sectoriels (approche dite «whom-to-whom»), le FMI souhaite parvenir à une couverture statistique complète des comptes nationaux, identifier les canaux de transmission internationaux entre le secteur financier et l’économie réelle, et limiter ainsi les phénomènes de défaillance collective en anticipant les expositions excessives à un risque identique.

Une nouvelle norme plus exigeante


C’est dans ce cadre que le FMI a sup­plémenté ses normes de diffusion statistique. Celles-ci figurent parmi les douze «Key Standards for Sound Financial Systems»[1] reconnus par le CSF, l’un d’entre eux concernant la transparence statistique. Ce domaine relève du FMI, lequel a institué plusieurs normes statistiques en vue d’assurer la réputation d’un pays en matière d’intégrité, de qualité, ainsi que d’accès au public de données macroéconomiques et financières importantes. Les statuts du FMI prévoient qu’il doit servir de «centre pour le ras­semblement et l’échange d’informations sur les problèmes monétaires et fi­nanciers» et qu’à ce titre, il «peut prendre des dispo­sitions pour obtenir, en accord avec les États membres, des renseignements complémentaires»[2]. La principale norme statistique du FMI est la NSDD (voir plus haut). Celle-ci comporte actuellement 19 catégories portant sur les comptes nationaux, les finances publiques, le secteur financier et les échanges extérieurs. Outre la NSDD, une norme simplifiée, le SGDD, est destinée aux pays membres dotés de systèmes statistiques moins développés. Le non-respect de ces normes peut entraîner une procédure juridique contraignante pouvant aboutir à l’exclusion du système statistique du FMI. Actuellement, environ 90% des pays membres du FMI souscrivent à ses normes statistiques. Les adhérents à la NSDD sont au nombre de 69. La Suisse y souscrit depuis 1996. La «NSDD Plus» élargit la NSDD en y ajoutant neuf catégories supplémentaires de données[3]; l’offre statistique est, en même temps, plus détaillée et la fréquence de diffusion plus élevée. Son texte légal a été approuvé par le Conseil d’administration du FMI en septembre 2012. La norme concerne essentiellement les pays dont le secteur financier est d’importance systémique, le FMI considérant qu’elle permet d’améliorer de manière significative l’analyse de la stabilité financière.[4] Les membres ne sont pas obligés d’adhérer à la NSDD, mais s’ils le font, ils doivent s’engager à respecter toutes les prescriptions du FMI. Outre des données supplémentaires et détaillées sur le secteur bancaire et des indicateurs de solidité financière (y compris pour le marché immobilier), la NSDD Plus prescrit en particulier des données sur les institutions financières non bancaires (caisses de pension, assurances, auxiliaires financiers, etc.), étant donné l’importance croissante de ce sous-secteur. La nouvelle norme requiert également une distribution détaillée du compte de patrimoine afin de pouvoir analyser la structure de l’intermédiation financière entre pays/secteurs. Elle implique aussi une analyse de l’exposition croisée concernant les titres de dette/créance par secteur institutionnel ou par pays, des données croisées sur les investissements directs et de portefeuille, ainsi que la composition monétaire des réserves de change de la banque centrale. La NSDD Plus inclut enfin des données sur les opérations budgétaires gouvernementales et sur la composition de la dette publique.

Les enjeux pour la Suisse


La perception subjective et parfois négative de la statistique par les milieux interrogés met en question ses enjeux et son utilité. Or, la charge liée à la collecte des données doit être interprétée en proportion des gains d’opportunité. Des statistiques élargies, détaillées et plus fréquentes peuvent contribuer à affiner les travaux d’analyse, donnant aux pouvoirs publics une meilleure capacité d’anticipation des crises en matière de politique économique et monétaire. La statistique permet aussi à la société et à l’économie privée de se faire une opinion en matière de planification financière et de stratégie d’investissement. Elle constitue par ailleurs une source d’information précieuse pour la recherche économique. Pour satisfaire les exigences de la norme, un certain nombre de problèmes d’ordre technico-juridique devraient être résolus. Des ressources supplémentaires ainsi que la réorganisation de certains offices statistiques seraient également nécessaires. Ce constat est partagé par les pays fédéralistes, comme la Suisse où les exigences statistiques du FMI posent des problèmes de compatibilité. Par ailleurs, le fait d’augmenter la fréquence de diffusion peut nuire à la qualité des données livrées si les offices statistiques sont contraints à produire des estimations au lieu de relevés. En outre, si certaines informations de la NSDD Plus comportent un intérêt pour l’analyse, la valeur ajoutée d’autres données paraît limitée. La NSDD Plus s’accompagne, en outre, de nouvelles obligations de déclaration. Or, les coûts liés à la statistique demeurent relativement faibles en Suisse. D’après le rapport 2013 de l’Institut suisse pour les petites et moyennes entreprises de l’université de Saint-Gall, mandaté par l’Office fédéral de la statistique[5], la charge objective pour les seules statistiques obligatoires s’élèverait à 7,3 millions de francs par an, ce chiffre devant être comparé au coût total de la réglementation en Suisse estimé à environ 10 milliards. Les conclusions de cette étude confirment que le système statistique suisse fonctionne actuellement bien, beaucoup de mesures ayant été prises ces dernières années pour décharger les entreprises (développement de systèmes de relevé électroniques, intégration et harmonisation de statistiques pour éviter les enquêtes en double, etc.). L’adhésion à la NSDD Plus soulève parallèlement la question de la réputation de la Suisse dans sa capacité à respecter les standards internationaux. Ceux-ci contribuent en effet à renforcer la stabilité économique et financière, à garantir une bonne gouvernance et créent des conditions de concurrence équitables au niveau mondial («level-playing field»). Ces aspects sont essentiels, surtout pour une économie ouverte de taille moyenne. Les normes internationales – y compris en matière de diffusion statistique – visent aussi à renforcer les infrastructures juridiques et institutionnelles à l’étranger, notamment dans les pays émergents, ce qui réduit le risque et l’incertitude des investisseurs suisses sur place. La transparence économique et institutionnelle y contribue à de meilleurs résultats et à une plus grande stabilité financière.

Redéfinir le cadre conceptuel de la ­statistique internationale?


La NSDD Plus ne représente qu’une solution partielle aux problèmes de la statistique internationale. Étant donné la complexité croissante des interconnexions financières et l’ampleur des effets de contagion, des risques seraient ignorés par la statistique alors même que les fondamentaux économiques et le système bancaire d’un pays comme la Suisse semblent sains et solides. Conscient de ces enjeux, le FMI a organisé, en octobre 2013, un premier forum international visant à créer un cadre conceptuel sur la transparence statistique au service de la stabilité économique et financière mondiale. Son objectif est de sensibiliser les pays sur d’importantes lacunes statistiques et sur la nécessité de mieux appréhender les risques réels. Le FMI entend également réduire l’incertitude des acteurs économiques, promouvoir la cohérence et la comparabilité des statistiques internationales, et créer des outils pour renforcer la capacité d’action politique. Selon le FMI, qui s’appuie sur des travaux de recherche, des améliorations devraient être apportées dans de nombreux domaines (voir encadré 1). Le plaidoyer du FMI soulève néanmoins de nombreuses questions théoriques. Le dilemme entre la fréquence accélérée des données et la pertinence des résultats par rapport aux coûts continue de faire débat. Pour certains économistes, un élargissement des données statistiques impliquerait au préalable que l’information existante soit déjà pleinement exploitée. D’autres sujets sensibles concernent la portée des chiffres officiels dans certains États et la réelle volonté des autorités publiques d’utiliser convenablement les statistiques pour apporter une réponse politique opportune et anticipée (exemple: le cas de l’économie irlandaise, où il existait des signaux d’alarme avant la crise qui a entraîné la faillite du système bancaire). En parallèle, le manque d’information ne faisant qu’aggraver l’incertitude des marchés financiers, une meilleure transparence statistique pourrait jouer «en soi» un rôle stabilisateur pour l’économie. La statistique internationale continue donc de s’adapter à l’évolution des crises économiques, de même que les instruments d’analyse de la médecine à celle des virus. Certes, le développement de la statistique a toujours provoqué de vives résistances face à l’État ressenti comme «inquisiteur», à commencer par le recensement quinquennal 
sous l’empire romain. À l’encontre de ces 
résistances, Jean Bodin (théoricien politique et économique du XVIe siècle) avait fait preuve d’originalité, en montrant que l’usage de la statistique est en réalité une pratique propre aux gouvernements libéraux. Ses capacités à déployer des actions normatives dans une société, en évitant tout recours à la loi, permettraient à la statistique de réguler progressivement les mœurs collectives et contribueraient à l’efficience économique sans aucune autre action réglementaire. Elle permettrait ainsi aux pouvoirs publics de «gouverner sans gouverner», comme le suggérait Jean Bodin.

  1. Élaborés par le CSF en collaboration avec le FMI, la Banque mondiale et les organismes de normalisation internationaux. []
  2. Statuts du FMI, article VIII, section 5 c. []
  3. Comptes nationaux inter- et intra sectoriels, opérations budgétaires publiques, composition de la dette publique, indicateurs de solidité financière, données sur les institutions financières non bancaires, titres de dette/créance par secteur institutionnel, investissements directs et de portefeuille, composition monétaire des réserves de change de la banque centrale. []
  4. Robert Heat, Why are the G-20 Data Gaps Initiative and the SDDS Plus Relevant for Financial Stability Analysis?, IMF working paper, janvier 2013. Internet: www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2013/wp1306.pdf. []
  5. La question a été traitée de janvier à juillet 2013. Voir Christoph Müller et Heiko Bergmann, Schätzung der Kosten von Regulierungen und Identifizierung von Potenzialen für die Vereinfachung und Kostenreduktion im Bereich Statistik (résumé en français), mandat confié à l’Institut suisse pour les petites et moyennes entreprisesde l’université de Saint-Gall par l’Office fédéral de la statistique (OFS). Internet: www.seco.admin.ch, rubriques «Thèmes», «Politique économique», «Réglementation», «Coûts de la réglementation». []

Proposition de citation: Gildas Monnerie (2014). Un nouvel effort international pour la transparence statistique: quels enjeux pour la Suisse. La Vie économique, 01 mars.

Les quatre axes d’amélioration du système statistique international selon le FMI

L’analyse des risques à partir des informations contenues dans le compte de patrimoine est ­actuellement trop limitée pour comprendre les canaux de transmission des chocs financiers entre pays/secteurs. Du fait de la mondialisation financière, la dynamique de valorisation des ­actifs et des passifs, ainsi que l’exposition au taux de change se sont fortement ­accrues. Parallèlement, la position d’investissement international des pays/secteurs économiques s’est complexifiée. On constate également une asymétrie des risques d’endettement de plus en plus marquée entre les pays avancés et émergents. Une distribution détaillée du compte de patrimoine est donc nécessaire afin d’analyser la structure de l’intermédiation financière entre pays/secteurs, d’identifier les détenteurs «ultimes» d’actifs réellement exposés aux risques, et de développer une analyse adéquate des risques sectoriels, au vu de l’importance des connexions financières inter et intra-sectorielles et de l’hétérogénéité des positions financières au sein de chaque secteur institutionnel.

La mesure de l’exposition aux risques dans les comptes de patrimoine internationaux et ­sectoriels («balance sheet»)

Les données requises pourraient notamment permettre de matérialiser le concept statistique d’ («stock-flow adjustment», SFA). Ce concept, réétudié depuis la crise financière, permet de mieux comprendre la situation des pays/secteurs en matière d’endettement, en la reliant à un ensemble de facteurs autres que l’évolution du déficit (exemple: constitution par les administrations publiques des actifs financiers, changement de valeur de la dette libellée en monnaie étrangère, recettes de privatisation des administrations publiques affectées au remboursement de la dette, etc.).

Le contrôle statistique des flux de capitaux

Des données bilatérales plus détaillées sont nécessaires pour anticiper la volatilité des prêts interbancaires et des flux de portefeuilles inter­nationaux. Dans leur état actuel, les balances ­nationales des paiements, de même que les ­données du FMI, ne permettent pas de connaître le type d’investisseur (plutôt que son pays d’origine), le lieu, la monnaie d’émission, la maturité des instruments financiers et les stratégies d’investissement. Une approche possible ­serait de revoir le cadre conceptuel de la balance des paiements.

L’évaluation du secteur bancaire parallèle («shadow banking»)

Le FMI a développé une nouvelle matrice d’analyse des flux de fonds internationaux ­(«Global fund of flows» ou GFFa). Son principal intérêt est de représenter l’exposition du secteur bancaire par rapport aux autres institutions ­financières, à la fois au niveau national et international. La matrice permet également de distinguer le passif «normal» des banques («core liabilities», principalement les dépôts des ménages) du passif «à risque» («noncore liabilities»,soit les autres sources de financement via le «shadow ­banking»). Elle vise par ailleurs à distinguer les flux «retournants» («round-trip flows», exemple: les réinvestissements du secteur bancaire dans les obligations souveraines du pays investisseur) et les contreparties par secteur et pays. Les ­données sont toutefois manquantes. Le FMI a présenté un premier projet de matrice GFF pour les États-Unis. Il prévoit d’en construire une pour la zone euro et le Royaume-Uni. L’idéal du FMI est de ­parvenir à une matrice détaillée par type d’institution et avec des séries temporelles élargies.

La mesure des risques dans le secteur public

La crise des dettes souveraines dans la zone euro a mis en évidence des lignes de faille («fault lines») du secteur public. La qualité des indicateurs budgétaires et de la valorisation des actifs/passifs du secteur public est aujourd’hui en question. Le «gouvernement par les statistiques» ­(autrement dit la validation «a posteriori» des politiques budgétaires par les critères de Maastricht) a révélé ses insuffisances et n’est pas assez axé sur le futur. Les différences structurelles des secteurs publics sont telles que les pays doivent les appréhender de manière spécifique. Une union budgétaire peut certes réduire les chocs asymétriques, mais ne peut résorber à elle seule les problèmes spécifiques (exemple: exposition au passif contingent, vulnérabilité des ­recettes fiscales aux chocs, durabilité des ­finances publiques). Dès lors, des autorités ­budgétaires indépendantes doivent être créées et renforcées. Les méthodologies statistiques (plus que la quantité de données en soi) doivent être affinées pour mieux évaluer l’ «espace budgétaire» (autrement dit la différence entre la situation d’endettement et la limite théorique), ainsi que le périmètre de consolidation du secteur p­ublic (net/brut; avec/sans les unités qui ont été reprises par les pouvoirs publics, etc.).

a IMF Working Paper, Mapping the Shadow Banking System Through a Global Flow of Funds Analysis, janvier 2014. ­Internet: http://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2014/wp1410.pdf.).