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«Je ne m’attendais pas à ce résultat»

Jan-Egbert Sturm, directeur du KOF Centre de recherches conjoncturelles de l’EPF Zurich, s’exprime sur l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse. Il répond également à la question de savoir si un pays a besoin de croissance économique.

«Je ne m’attendais pas à ce résultat»

La Vie économique: Monsieur Sturm, vous êtes Néerlandais. Comment avez-vous vécu la votation du 9 février dernier sur l’initiative contre l’immigration de masse?

J.-E. Sturm: Le soir même, la radio néerlandaise m’a demandé d’expliquer à ses auditeurs ce qui venait exactement de se passer en Suisse. Mes compatriotes ont de la peine à comprendre le résultat de cette votation, car ils sont très pro-européens – et cela bien que les Pays-Bas aient connu des problèmes économiques ces dernières années. En tant que nation traditionnellement commerciale, les Néerlandais sont depuis toujours fortement attachés à l’idée de la libre circulation des personnes, des marchandises et des services.

La Vie économique: L’issue du vote vous 
a-t-elle surpris?

J.-E. Sturm: Franchement, je ne m’attendais pas à ce résultat. Je pensais que, sur un thème économique aussi important, le peuple suisse finirait par prendre une décision très rationnelle, comme il l’avait fait lors de précédentes votations. Cette fois, cela n’a pas été le cas, même si le résultat a été très serré. Les conséquences potentielles sur l’économie du pays ont souvent joué un rôle déterminant au cours des dernières années, lorsque des questions comme celle-là ont été soumises au vote populaire. Ce mécanisme n’a pas fonctionné comme par le passé. D’un point de vue strictement économique, il est difficile d’imaginer les bénéfices que la Suisse pourrait en retirer.

La Vie économique: Cette décision va donc nuire à notre économie?

J.-E. Sturm: À long terme, la croissance de la Suisse sera sûrement plus faible qu’avec la libre circulation des personnes. Toutefois, cela dépendra largement de la manière dont l’initiative contre l’immigration de masse 
sera appliquée et de la réaction de l’Union européenne.

La Vie économique: Apparemment, l’économie ne parvient plus à imposer ses arguments, comme l’ont montré les plus récentes votations. Se peut-il que le peuple suisse ne lui fasse plus confiance?

J.-E. Sturm: Je peux bien m’imaginer que la confiance se soit érodée ces dernières années sur tout ce qui touche à l’économie. La crise bancaire n’a certainement pas amélioré son image: on l’a vu notamment lors de la discussion sur l’initiative contre les rémunérations abusives. De plus, nous venons de traverser quelques années mouvementées. En observant certains pays, on s’aperçoit que de nombreux problèmes aigus subsistent: les taux de change fluctuent énormément sur les marchés émergents, le Japon et les États-Unis pratiquent une politique monétaire très expansionniste et plusieurs pays européens supportent le fardeau d’un endettement public très élevé. La Suisse est une île au milieu de ces États. Bien sûr, la crise financière et économique ne nous a pas épargnés et nous ne sommes plus à l’époque de la «Grande Modération», où l’on pensait que tout se passerait relativement bien sur le plan économique. Manifestement, les Suisses ont le sentiment que l’isolement les mettra d’une certaine manière à l’abri des turbulences.

La Vie économique: Ont-ils raison?

J.-E. Sturm: À l’heure actuelle, il n’est guère possible de vivre à l’écart de l’économie mondiale. Durant les dernières décennies, l’internationalisation nous a fait gagner en efficacité. Dès lors, une majorité de la population a vu son bien-être s’accroître. À bien des égards, l’isolement équivaut à une régression technologique. Pour moi, il s’agit de trouver un équilibre entre stabilité économique et progrès.

La Vie économique: Comment l’acceptation de l’initiative de l’UDC sera-t-elle intégrée dans vos modèles de prévision? Est-ce un thème dont vous tiendrez compte?

J.-E. Sturm: Certainement. Concrètement, c’est un thème qui touche par exemple le marché du travail et les activités d’investissement des entreprises. L’insécurité a une influence directe sur les investissements. L’initiative aura également des effets sur un troisième domaine important, à savoir les échanges commerciaux avec l’Europe. Les pays de l’UE sont les principaux partenaires de la Suisse. Si l’accès au marché intérieur européen se complique, les importations et les exportations suisses s’en ressentiront. Toutefois, il est encore très difficile à ce stade de prévoir comment tout cela va évoluer. À court terme, nous autres prévisionnistes devrons essayer d’intégrer l’incertitude actuelle dans nos modèles.

La Vie économique: Le vote du peuple suisse aura-t-il un impact sur les élections européennes?

J.-E. Sturm: Je pense que oui. Reste à savoir quelle en sera l’ampleur. En fait, la décision prise par la Suisse apporte de l’eau au moulin de certains partis de droite qui jouent un rôle en Europe. La limitation de l’immigration fait aussi l’objet d’un vaste débat en Grande-Bretagne.

La Vie économique: La Suisse s’apprête à voter sur l’initiative Ecopop, qui veut elle aussi freiner l’immigration. Les critiques adressées à la croissance sont au cœur du débat sur ces questions. Une économie a-t-elle besoin de croître?

J.-E. Sturm: À vrai dire, je ne comprends pas cette question, bien qu’elle revienne constamment sur le tapis. De mon point de vue, nous continuerons de croître aussi longtemps qu’il y aura des progrès technologiques et des gains d’efficacité. La deuxième raison qui justifie la croissance est l’augmentation de l’emploi ainsi que l’accroissement du parc immobilier et de celui des machines. À la question de savoir si nous avons besoin de progrès technologique, je répondrais que celui-ci n’est pas absolument indispensable, mais que le compteur tourne pour l’humanité. Nous essayons de nous améliorer en permanence et c’est probablement bien ainsi. Sinon, l’être humain ne serait pas arrivé au stade où il se trouve aujourd’hui. C’est donc presque une question philosophique.

La Vie économique: Ce n’est pas seulement une question philosophique. Dans la perspective du vieillissement de la population, par exemple, avons-nous besoin de croissance économique pour financer la prévoyance vieillesse?

J.-E. Sturm: Sur le plan conceptuel, nous n’en avons pas absolument besoin, mais elle est utile pour les régimes fondés sur la répartition, autrement dit ceux où la population active finance les retraites. Si l’on réduit suffisamment les exigences, chaque système devient viable économiquement. Du point de vue social, cependant, les problèmes sont alors programmés. Une immigration accrue de personnes actives allège la charge qui pèse sur de tels systèmes.

La Vie économique: La Suisse a moins souffert de la crise économique et financière que les autres pays d’Europe et les États-Unis. Reste-t-elle résistante face aux crises?

J.-E. Sturm: Durant cette phase, la Suisse s’est distinguée par sa solidité et sa sécurité 
– une image qui s’est répandue à l’étranger – et par sa stabilité politique. En des temps incertains, cela fait d’elle un havre sûr non seulement pour les investisseurs étrangers, mais également dans de nombreux autres domaines. Je pars de l’idée que cette particularité a été incroyablement utile pendant la crise. Je pense que si l’insécurité diminue dans l’économie mondiale, cette fonction de refuge s’atténuera progressivement elle aussi. La question est de savoir à quelle vitesse cela se produira. Ce n’est pas si facile d’y répondre. Nous entrevoyons aujourd’hui certains signes de redressement conjoncturel. Aux États-Unis, la croissance est un peu plus forte que prévu. L’Europe émerge lentement d’une profonde récession. Tout cela n’est pas encore transcendant, mais c’est déjà un peu mieux qu’avant.

La Vie économique: Revenons un instant sur les raisons de la solidité de la Suisse: D’autres aspects, comme l’indépendance de la banque centrale ou l’immigration, ont-ils joué un rôle clé pour notre pays durant la crise?

J.-E. Sturm: Oui, ce sont là des aspects plus spécifiques. J’ai évoqué la stabilité de manière très générale. Il va de soi que la Banque nationale suisse en constitue un élément important. Nous avons bénéficié du fait qu’elle peut intervenir à titre indépendant et ne doit pas agir au sein d’un consortium, comme cela s’est produit en Europe. Avec le recul, il s’avère que c’est un véritable atout. De même, la libre circulation des personnes a certainement contribué au maintien de la conjoncture intérieure. La Suisse se trouvait – et se trouve encore – dans un cercle vertueux: tout allait bien, l’économie créait des emplois, la libre circulation fournissait des travailleurs étrangers pour les occuper, ces migrants créaient à leur tour une nouvelle demande et ainsi de suite. Si la Suisse a pu traverser la crise, c’est grâce à une série de facteurs qui se sont renforcés mutuellement.

La Vie économique: Toujours dans le contexte de la votation, parlons de l’accroissement de la population: dans quelle mesure est-il essentiel pour la croissance économique?

J.-E. Sturm: Je crois qu’il n’est pas absolument essentiel si la croissance se limite à une extension quantitative. Toutefois, cela ne s’applique pas vraiment au contexte suisse. Ces dernières années, nos entreprises se sont montrées très sélectives dans le recrutement des travailleurs qu’elles trouvaient difficilement, voire pas du tout, sur le marché intérieur. De ce fait, l’accroissement démographique doit avoir en Suisse des conséquences positives à long terme sur la croissance économique par habitant. Il est très difficile de la quantifier correctement, mais cette augmentation du potentiel économique constitue un grand avantage sur le plan purement conceptuel. Si l’on ne fait que multiplier le nombre de travailleurs, on agrandit le gâteau sans ajouter une plus-value qualitative. Je ne pense pas que, si c’était le cas, la libre circulation des personnes aurait eu une influence positive sur le revenu réel par habitant.

La Vie économique: Comment expliquez-vous que, malgré la création de nombreux emplois, le taux de chômage ne baisse pas en Suisse?

J.-E. Sturm: C’est un phénomène qui est apparu il y a un an et demi. Pour le comprendre, il faut se pencher sur les différences sectorielles: l’emploi a connu une forte croissance dans le domaine des services à la personne, où le secteur de la santé joue un rôle important. Dans l’industrie d’exportation, en revanche, il a plutôt subi une baisse. Si un travailleur ne trouve pas d’emploi dans une entreprise de construction de machines, on ne peut pas simplement lui confier un poste de médecin. C’est pourquoi le taux de chômage a légèrement augmenté durant les 18 derniers mois. Une question se pose: serait-il resté stable si nous n’avions pas eu la libre circulation des personnes? Sincèrement, je ne le crois pas, car ce problème provient d’un recul du commerce mondial et d’une chute de la demande pour certains produits suisses. Ce phénomène n’est donc pas dû à l’offre supplémentaire de main-d’œuvre.

La Vie économique: Jusqu’ici, vous estimiez que la force du franc – et donc la décision de la BNS de fixer un taux plancher – était le thème central du débat sur la politique économique en Suisse. Votre vision a-t-elle changé?

J.-E. Sturm: Dans une certaine mesure, oui, et cela pour deux raisons. Premièrement, la politique des taux de change était incroyablement importante pendant la crise. Cela ne veut pas dire qu’elle ne le soit plus aujourd’hui, mais elle n’a plus le même poids qu’il y a quelques années. Deuxièmement, la libre circulation des personnes était déjà une question fondamentale pour la Suisse avant le vote historique du 9 février; elle l’est encore plus depuis l’acceptation de l’initiative. On s’aperçoit donc que l’accent s’est déplacé du premier thème vers le second, même si ces deux domaines – finalement bien distincts – restent importants.

La Vie économique: À propos du taux plancher du franc par rapport à l’euro, quand la BNS renoncera-t-elle à le défendre?

J.-E. Sturm: C’est une bonne question. La sortie n’aura pas lieu à court terme. Dans la situation actuelle, la BNS n’a aucune raison de s’écarter d’une recette qui a fait ses preuves. Bien entendu, la question se posera à un moment donné et elle soulèvera probablement de nombreuses discussions au sein de l’institution. Chez nous aussi, nous en parlons fréquemment. Toutefois, il est difficile de faire des pronostics à ce sujet. Seule l’intention est clairement définie: la BNS se retirera un jour ou l’autre.

La Vie économique: Qu’entendez-vous par «court terme»? Pensez-vous à une période de deux ou trois ans?

J.-E. Sturm: Nous sommes des prévisionnistes conjoncturels. Cela signifie que notre horizon temporel se limite à l’année en cours ou, tout au plus, à la suivante.

La Vie économique: Pouvez-vous néanmoins indiquer les principaux défis que la Suisse devra, à vos yeux, relever pendant les deux ou trois prochaines années?

J.-E. Sturm: Le plus grand défi sera de nature purement politique. Comment la Suisse s’arrangera-t-elle avec l’Europe? Je le formule intentionnellement ainsi. Je ne pense pas encore aux contingents, bien que ce thème soit aussi très important. La question va bien au-delà. Que signifie l’initiative contre l’immigration de masse pour la coopération entre la Suisse et l’Europe, en particulier pour les accords bilatéraux? Que peut-il rester de ceux qui ont été conclus jusqu’à présent? Que va-t-il se passer maintenant? En effet, on ne peut pas en rester là. L’Europe continue, elle aussi, d’évoluer.

La Vie économique: Est-ce indépendant de la votation?

J.-E. Sturm: Oui, ce thème était déjà largement débattu avant la votation. Il a maintenant pris une toute autre dimension.

La Vie économique: La collaboration institutionnelle de notre pays avec l’Europe est-elle donc quelque chose d’essentiel pour la place économique suisse?

J.-E. Sturm: Elle est très, très importante. La Suisse est une petite économie, quelle que soit la façon dont on la mesure. Dès lors, nous sommes fortement tributaires de ce que font les grands pays qui nous entourent. Pendant un certain temps, nous avons pu nous appuyer sur une excellente conjoncture intérieure, mais à longue échéance, on ne peut pas concevoir une économie suisse isolée de l’Europe.

La Vie économique: Si nous parlons des branches économiques, qu’en est-il de la place financière suisse? A-t-elle surmonté le pire ou d’autres défis sont-ils encore à venir?

J.-E. Sturm: Le pire est vraisemblablement derrière nous. Malgré tout, nous ne sommes pas arrivés à un état stationnaire où plus rien ne bouge. Le cadre dans lequel évolue la finance se transforme en permanence. Nous devrons suivre l’évolution de l’union bancaire en Europe et voir quelles conséquences elle aura sur la place financière suisse. Les modifications apportées aux accords bilatéraux avec l’UE auront également des répercussions sur cette branche.

La Vie économique: D’un point de vue suisse, quels sont les grandes questions que suscite l’union bancaire, à savoir la supervision conjointe des plus grandes banques de l’UE?

J.-E. Sturm: L’union bancaire est l’un des principaux chantiers de l’UE. Je suis convaincu que les banques européennes posent encore quelques problèmes. La branche n’a pas encore trouvé la place qu’elle devrait occuper dans la société. Ses comptes cachent certainement des surprises. Dans un sens, ce n’était pas encore le bon moment pour ces établissements de mettre toutes leurs cartes sur la table. À cet égard, les banques suisses sont mieux loties que beaucoup de celles établies dans la zone euro.

Entretien: Nicole Tesar

 

Proposition de citation: Nicole Tesar (2014). «Je ne m’attendais pas à ce résultat». La Vie économique, 01 mars.

Ce que fait le KOF

Le KOF Centre de recherches conjoncturelles est rattaché au Département de gestion, technologie et économie (D-MTEC) de l’EPF Zurich. Il établit une multitude de prévisions et d’indicateurs qui permettent d’observer la conjoncture. Interrogé au sujet de l’utilité de ces pronostics, son directeur Jan- Egbert Sturm les compare avec les prévisions météorologiques. Dans la vie quotidienne, il est rassurant de savoir où l’on en est et dans quelle direction on va. «La météo nous aide à organiser notre journée et à savoir, par exemple, si nous aurons besoin d’un parapluie le lendemain», note M. Sturm. Il en va de même pour les prévisions conjoncturelles: «Elles aident les entreprises et l’administration publique à planifier leurs investissements. » La base de données du KOF, issue d’enquêtes menées auprès des entreprises, est unique en Suisse. Chaque mois et chaque trimestre, l’institut interroge environ 11 000 sociétés. «Nous prenons ainsi en permanence le pouls de l’économie suisse», commente son directeur. La participation à ces sondages est volontaire. Les entreprises reçoivent en contrepartie l’évaluation des résultats. Ces données permettent au KOF de générer divers indicateurs (baromètre conjoncturel, indicateur de l’emploi, situation des affaires) qui reflètent le climat de l’économie suisse. Le KOF participe également – en collaboration avec l’institut ifo de Munich – à l’élaboration des principales prévisions conjoncturelles de l’Allemagne («Gemeinschaftsdiagnose »). Celles-ci sont établies depuis 1950, sur mandat du ministère allemand de l’Économie, par de grands instituts de recherche économique qui se rencontrent deux fois par année. «Nous sommes très fiers de faire partie de ce groupe depuis 2006. Cela ne va pas de soi», relève Jan-Egbert Sturm. Par ailleurs, le KOF gère le portail Internet «Ökonomenstimme » (http://www.oekonomenstimme.org), en langue allemande, qui donne la parole à des experts sur des thèmes actuels de l’économie et de la politique économique.

Le baromètre conjoncturel du KOF fait peau neuve en 2014

Le KOF présente le 28 mars prochain son nouveau baromètre conjoncturel dont la version de 2006 a été entièrement remanié. Il a pris en considération le fait que les déterminants de l’évolution conjoncturelle se sont modifiés sous l’effet de la récente récession et de la crise de l’euro. Le baromètre révisé profite, en outre, de certaines innovations méthodologiques et du nombre croissant de données disponibles. Il comporte plus de 200 séries temporelles qui améliorent sa fiabilité et sa stabilité. Les sondages qui figurent dans le baromètre s’élargissent à des branches et secteurs supplémentaires. Il incombe toujours aux experts du KOF de choisir des variables validées sur le plan théorique. C’est pourquoi ils procèdent à une analyse statistique au moyen d’un algorithme de sélection automatique prédéfini. Celui-ci identifie les variables indicatrices présentant une avance qui peut aller jusqu’à six mois par rapport à la série de référence et qui est reconnaissable de manière empirique. Alors que les baromètres conjoncturels du KOF se référaient jusqu’ici aux taux de croissance du PIB de l’année précédente, le nouvel instrument prend comme point de comparaison le taux actuel.