Du point de vue économique, il faut d’abord se demander pourquoi la protection de l’indication de provenance «Suisse» devrait être une tâche étatique[1]. L’argument le plus souvent avancé est l’existence d’une information asymétrique et la nécessité de protéger les clients contre les fraudes. Si l’acheteur n’est pas en mesure de s’assurer facilement qu’un produit présente les propriétés souhaitées, il peut être amené à faire des prospections onéreuses ou des achats peu appropriés. Les caractéristiques recherchées par les consommateurs n’apparaissent en effet que plus tard, c’est-à-dire au moment de l’utilisation (par exemple la qualité, le goût), voire pas du tout (par exemple une contribution à la préservation de la tradition ou de la culture). Une désignation apposée sur l’emballage – en l’occurrence une indication de provenance – permet de supprimer ou de réduire cette asymétrie de l’information entre le producteur et le consommateur.
Cependant, l’information asymétrique n’est pas nécessairement une défaillance du marché. Du point de vue économique, elle ne justifie que dans certains cas une intervention de l’État. La réputation de la Suisse ou d’une de ses régions présente les caractéristiques d’un bien public: en l’absence de règles étatiques, les producteurs de tous les pays peuvent commercialiser des «produits suisses». Ainsi, ils profitent injustement des attentes des consommateurs, lesquels sont prêts à débourser plus pour un bien de consommation portant ce label[2]. À titre individuel, une entreprise n’a guère intérêt à intenter une action en justice contre de tels fraudeurs et à supporter les coûts élevés d’une telle procédure. C’est pourquoi l’État a élaboré la réglementation «Swissness» qui définit les conditions régissant l’utilisation de la désignation «Suisse» dans l’indication de provenance, ainsi que le cadre juridique de son respect.
Le point de vue de l’économie sur la législation «Swissness»
Actuellement, on estime que les consommateurs sont prêts à payer jusqu’à 20% de plus pour des produits typiquement suisses, la plus-value variant selon les marchandises et les branches[3]. Le niveau de cette «prime au Swissness» ainsi que sa stabilité dans le temps dépendent d’une multitude de facteurs[4]:
- la taille des marchés étrangers sur lesquels il sera possible d’atteindre une protection efficace du label «Suisse» grâce à la nouvelle législation;
- l’intensité de la concurrence avec d’autres produits, existants ou nouveaux;
- la manière dont les consommateurs évalueront au fil du temps le rapport entre l’origine géographique et les propriétés du produit.
- l’élasticité-prix de la demande.
D’une manière générale, on peut partir de l’idée que, sans la législation «Swissness», le label «Suisse» perdrait progressivement de sa crédibilité, et donc de sa valeur, en raison des abus dont il fait l’objet. La prévention de telles pertes équivaut à un bénéfice du point de vue économique. L’ampleur de ce gain dépendra du niveau des avantages et des inconvénients, ainsi que de leur répartition entre les acteurs concernés: par exemple entre les producteurs et les consommateurs (tant en Suisse qu’à l’étranger), entre les entreprises de différentes tailles à l’intérieur d’une même branche ou entre les différents secteurs et branches. Les paragraphes suivants examinent ces points plus en détail.
Coûts et avantages pour les entreprises
Le renforcement de la sécurité juridique – liée à à des critères clairs régissant l’usage de l’indication de provenance «Suisse» – constitue un avantage considérable pour les entreprises. Elles doivent pouvoir utiliser cette indication volontairement et sans autorisation de l’État, pour autant que leurs produits remplissent les critères «Swissness».
Comme c’est le cas pour d’autres labels, la question est de savoir quelles dépenses une entreprise devra engager à court et à long termes pour que ses produits répondent aux exigences légales. Il faut aussi tenir compte de la marge de manœuvre réduite dont elle dispose par rapport à la provenance de ses matières premières ou de ses prestations préalables.
Certaines firmes, qui ont utilisé la désignation «Suisse» sous le régime précédent, ne pourront plus le faire, car le prix à payer pour atteindre la quote-part suisse exigée par la loi serait plus élevé que la prime liée à cette appellation d’origine. Ainsi, cette plus-value sera nulle à court terme pour les firmes qui l’ont employé jusque-là avec une part de 50% et qui devraient maintenant passer à 60%. La nouvelle réglementation prévoit toutefois des solutions de rechange, comme la possibilité de recourir aux mentions «designed in Switzerland» ou «Swiss engineering»[5].
Reste à savoir quelle sera la taille des marchés sur lesquels les entreprises pourront toucher durablement une prime grâce à la législation «Swissness». Cela dépendra de la manière dont les nouveaux critères parviendront à s’imposer sur les marchés étrangers. La législation «Swissness» améliore sensiblement les possibilités de faire respecter ce droit dans d’autres pays[6]. Quelques années après son entrée en vigueur on devrait pouvoir déterminer relativement bien où l’application du droit s’est améliorée.
Le label suisse vu par les consommateurs
Les nouveaux critères «Swissness» ont été élaborés sur la base de différentes études qui ont examiné, tant en Suisse qu’à l’étranger, les attentes des consommateurs vis-à-vis des produits portant le label «made in Switzerland». C’est pourquoi l’un des objectifs principaux de la nouvelle réglementation est d’améliorer la protection des consommateurs contre les fraudes. Pour atteindre ce but, il est important que les acheteurs puissent détecter sans peine quelle part d’ingrédients suisses contient effectivement un produit arborant un tel label. Cela sera plus simple si les prescriptions sont les mêmes pour tous les produits, si elles ne changent pas trop souvent et si les exceptions sont claires et faciles à comprendre.
Prenons l’exemple des matières premières. Certaines ne sont pas disponibles en Suisse, d’autres ne le sont pas en quantités suffisantes ou pas toute l’année. D’autres encore ne présentent pas les qualités requises. Dans ces cas, elles ne sont prises en compte que partiellement ou pas du tout dans le calcul de la part suisse d’un produit. Même si la provenance des ingrédients figure dans la description du produit, il n’est pas facile pour les consommateurs de se faire une idée claire, en particulier lorsque la disponibilité des matières premières varie au cours de l’année ou d’une année à l’autre. Néanmoins, les nouvelles prescriptions «Swissness» constituent une base qui permettra d’accroître nettement la transparence.
Il convient aussi de relever que le label «Suisse» ne garantit pas le respect de normes de qualité. Tel n’est pas son objectif. Des biens de toutes sortes peuvent porter l’indication de provenance «Suisse». La nouvelle législation ne régit pas les propriétés intrinsèques d’un produit. Elle vise uniquement à protéger les attentes des consommateurs à l’égard de ce bien. Quant à savoir si l’indication de provenance conservera avec le temps sa plus-value aux yeux des consommateurs, cela dépendra des stratégies et des comportements qu’adopteront les entreprises suisses.
Répercussions possibles sur le commerce et la concurrence
Sous l’angle de la politique commerciale, la question est de savoir si la législation «Swissness» ne va pas conduire les consommateurs à privilégier les produits indigènes. Cela pourrait nuire aux importations et serait considérée comme protectionniste par nos partenaires commerciaux. Rappelons-le: il est essentiel que l’indication de provenance soit utilisée sur une base volontaire. Il existe donc des alternatives aux prescriptions de la réglementation «Swissness» sur les prestations indigènes. En outre, on peut partir de l’idée que l’ampleur prévue de la protection contre les abus et les tromperies justifie d’éventuelles répercussions négatives sur le commerce[7].
Du point de vue macroéconomique, les effets sur la concurrence sont également intéressants. Pour les producteurs, l’aspect positif réside dans la possibilité de mieux combattre les abus commis par des fabricants étrangers ou suisses qui utilisent irrégulièrement l’indication de provenance «Suisse». Les consommateurs, eux, bénéficieront de l’augmentation effective de la transparence sur le marché.
Des doutes pourraient émerger par rapport à la politique de la concurrence, si la nouvelle législation avait systématiquement des effets positifs sur certaines entreprises ou types d’entreprises au sein d’une branche et négatifs sur d’autres. Comme toutes les réglementations, le projet «Swissness» comporte aussi le risque que les règles du jeu aient été conçues, pour des raisons politico-économiques, au bénéfice des acteurs existants sur le marché ou des grandes entreprises. Le cas échéant, il sera difficile pour les firmes plus petites ou spécialisées de les respecter. Plus les exigences seront restrictives, détaillées et spécifiques, que ce soit dans la législation «Swissness» ou dans les ordonnances de branche, plus ce risque s’accentuera. Ce serait le cas, par exemple, si une ordonnance de branche se montrait plus stricte que la loi en définissant précisément les opérations de fabrication qui doivent avoir lieu en Suisse ou les composants qui doivent provenir de Suisse. Ce risque sera évité si l’ordonnance est soutenue par une partie représentative des entreprises de la branche.
L’amélioration du produit, la qualité et l’innovation restent essentielles
En résumé, le principal défi que pose l’application de la législation «Swissness» consiste à prendre en compte aussi bien les besoins des entreprises que ceux des consommateurs. Pour les premières, un degré élevé de souplesse est avantageux. Cela implique par exemple de trouver une solution simple pour déterminer dans quelles circonstances (par exemple disponibilité au cours de l’année) certaines matières premières ou prestations préalables peuvent être acquises à l’étranger et ne sont pas pertinentes pour le calcul de la quote-part suisse. Du point de vue des consommateurs, en revanche, une application plus flexible des règles peut signifier que la proportion d’ingrédients suisses dans un produit sera variable et difficile à cerner.
La protection de l’indication de provenance «Suisse» offre des avantages évidents sur le plan économique. Toutefois, elle implique aussi des dépenses et des risques. Du point de vue de l’économie globale, il sera déterminant de connaître l’équilibre qui s’installera entre les éléments suivants: les avantages de la législation «Swissness», les pertes de flexibilité qui en résulteront et les gains d’efficacité qui échapperont aux entreprises en raison d’une utilisation réduite des filières mondialisées.
Grâce au projet «Swissness», les produits suisses pourront garder durablement leur bonne réputation. Toutefois, cette législation, à elle seule, ne leur suffira certainement pas à affronter la concurrence internationale. L’innovation permanente, l’amélioration des marchandises et des processus ainsi que l’élargissement de la gamme de produits seront nécessaires pour maintenir et développer nos parts de marché.
- Pour des raisons de place, cet article se limite aux effets de la législation «Swissness» sur les biens de consommation. Le contenu de la révision législative est présenté dans l’article de Patrick Aebi et Stefan Szabo, en page 8 de ce numéro.
- Il existe, en outre un intérêt public pour les collectivités concernées (ensemble de la Suisse ou cantons/régions) à conserver leur bonne réputation à travers la législation «Swissness».
- Voir Feige et al. (2008), p. 57.
- Voir à ce sujet Bramley et al. (2009).
- Message sur le projet «Swissness», p. 7837.
- La création d’un registre d’appellations d’origine protégée (AOP) / indications géographiques protégées (IGP) pour les produits industriels et de la marque géographique «Suisse» permet de mieux faire valoir les demandes de protection à l’étranger. Les notions d’indication de provenance, de marque et d’indication géographique sont expliquées dans l’encadré 1.
- Message du Conseil fédéral, p. 7843.