Un placement financier considéré comme une «valeur refuge» offre aux investisseurs une garantie contre les risques globaux, puisque c’est précisément en temps de crise qu’il prend de la valeur. Le taux de change bilatéral du franc face à de nombreuses monnaies présente souvent cette caractéristique. On a pu le voir vis-à-vis de l’euro pendant les turbulences traversées par la finance mondiale en 2007/08, puis lors de la crise des dettes souveraines. Cette caractéristique ne vaut, toutefois, pas pour tous les taux de change bilatéraux du franc et elle varie avec le temps.
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L’appréciation massive du franc vis-à-vis de l’euro a contraint la BNS à adopter des mesures non conventionnelles, comme ses interventions sur le marché des devises. Le 6 septembre 2011, elle fixait un cours plancher de 1,20 franc pour un euro.
La crise des dettes souveraines a fortement valorisé le franc par rapport à l’euro Au cours des trois années qui ont précédé l’introduction du taux plancher par rapport à l’euro, le franc suisse avait déjà augmenté de près de 40% par rapport à la monnaie européenne. . L’appréciation du franc ne s’explique pas seulement par des facteurs macroéconomiques, comme les différentiels de taux d’intérêt, de taux d’inflation ou de croissance du PIB. C’est ce qui a contraint la Banque nationale suisse (BNS) à adopter des mesures non conventionnelles, comme ses interventions sur le marché des devises. Le 6 septembre 2011, elle fixait un cours plancher de l’euro face au franc.
Outre les facteurs économiques, on invoque d’habitude le rôle de valeur refuge joué par le franc en temps de crise. Un placement doté d’une telle propriété prend de la valeur lorsque les risques globaux se matérialisent. La propriété de valeur refuge se révèle en temps de crise. Ranaldo et Söderlind (2010) ont, par exemple, montré sur la base de données à haute fréquence que le franc tend à progresser sur les marchés lors d’événements critiques à l’échelle mondiale.
Nous nous appuyons sur les nouvelles méthodes économétriques de Müller et Petalas (2010) pour déterminer et visualiser une éventuelle variabilité dans le temps des coefficients de régression, qui lie le rendement produit par le taux de change à l’évaluation du risque Les considérations ci-dessous s’appuient sur les résultats de Grisse et Nitschka (2013). . Cela permet de mettre en évidence les phases pendant lesquelles notre monnaie est apparue comme une valeur refuge sur le marché des changes. En d’autres termes, l’objectif consiste à reconnaître les périodes au cours desquelles le franc s’est valorisé par rapport à d’autres monnaies, en raison de l’aversion au risque et de l’incertitude qui dominaient. Notre analyse se limite à l’intervalle janvier 1990–août 2011, car les variations de taux de change liées à l’appréciation des risques présentent des coefficients de régression moins probants depuis l’introduction du cours plancher vis-à-vis de l’euro.
Comment reconnaît-on une valeur refuge?
L’analyse de la sensibilité des variations de change au risque pose un problème fondamental: quels sont les éléments qui importent lors d’une évaluation risque/rendement menée par l’investisseur? Cette question est particulièrement importante pour le marché des devises, car la méthode standard d’évaluation des actions ou des placements n’est guère adaptée aux variations et aux rendements des taux de change Burnside et al. (2011). .
Nous suivons donc Verdelhan (2012) qui modifie l’approche de Lustig et al. (2011) pour l’évaluation des opérations de portage ou carry trades Lustig et al. (2011) montrent que leur mesure du risque global sur le marché des devises est corrélée positivement, de façon très nette, à des variations du VIX..
Dans l’analyse empirique, nous régressons les rendements issus des cours du change en francs (variations de cours) à ces deux facteurs de risque. L’état de valeur refuge devrait se refléter dans les coefficients de régression à vis-à-vis des variations du VIX. Si le coefficient est négatif, cela signifie que le franc suisse se valorise vis-à-vis de la devise considérée quand l’insécurité et l’aversion au risque augmentent. Une telle situation traduit donc l’état de valeur refuge de notre monnaie. Si, en revanche, le coefficient est positif, le franc s’affaiblit à l’égard de l’autre monnaie et ne constitue pas une valeur refuge par rapport à elle.
Quand et par rapport à quelles devises?
Notre analyse se déroule en deux temps. Nous exprimons tout d’abord la sensibilité moyenne des différents cours du franc à l’égard des variations du VIX. Cette première étape met en évidence les devises à l’égard desquelles le franc constitue généralement une valeur refuge. Dans un deuxième temps, nous appliquons la méthode de Müller et Petalas (2010) pour observer d’éventuelles variations dans le temps de ces sensibilités. Lorsqu’il y en a, nous pouvons préciser les périodes et l’ampleur du phénomène. Cette étape permet de distinguer les intervalles de temps durant lesquelles le caractère de valeur refuge a été particulièrement prononcé.
La première phase de l’analyse montre que, dans notre période d’échantillonnage, le cours du franc réagit en général de façon relativement faible aux variations du VIX. En moyenne, lorsque ce dernier évolue de 1%, le taux de change fluctue dans une marge qui se situe entre 0,02 et 0,03%. Dans la période étudiée, le franc s’est valorisé – en même temps que la VIX augmentait – par rapport à des monnaies telles que le dollar australien, le rand sud-africain, mais aussi l’euro. Il s’est, par contre, déprécié par rapport au yen et au dollar US lorsque l’incertitude et l’aversion au risque – mesurées au VIX – ont progressé.
Ces sensibilités moyennes donnent une première idée des rapports entre le rendement des taux de change et les variations du VIX. Elles ne sont, toutefois, que partiellement pertinentes pour cerner ce qui fait du franc une valeur refuge. Par exemple, la sensibilité négative aux variations du VIX du cours franc-dollar australien n’est pas forcément un signe de valeur refuge. Elle peut généralement résulter d’une opération de portage d’investisseurs s’endettant en francs (afin de tirer profit de taux d’intérêt relativement faibles) pour financer des placements nettement mieux rémunérés, en l’occurrence en dollars australiens.
Sensibilité accrue du franc lors de la crise financière
Le second volet de notre analyse vise précisément à déterminer si les coefficients de régression par rapport au VIX varient dans le temps. Le graphique 1 montre que lors de la crise financière mondiale de 2007/09, la sensibilité du franc à l’égard d’autres monnaies a été nettement plus forte – de trois à cinq fois – que les valeurs moyennes ne le laissent supposer.
Ce même graphique indique que le franc a été une valeur refuge par rapport à l’euro pendant la crise financière mondiale et celle des dettes souveraines. On observe, toutefois, que la progression du VIX s’est accompagnée d’une valorisation générale encore plus forte du dollar US ou du yen pendant la crise financière mondiale. Les coefficients sont positifs pour les cours du franc correspondants. Dès lors que le dollar US constitue la monnaie de réserve internationale et que de nombreuses banques internationales avaient besoin de liquidités libellées dans cette monnaie pendant la crise, une telle observation n’est pas surprenante. Cela signifie toutefois que la qualité de valeur refuge est à considérer avec nuance, puisqu’elle peut fluctuer dans le temps. L’évolution de la sensibilité du franc par rapport au yen est à cet égard éloquente. Durant la crise asiatique de 1997/98, le VIX avait augmenté. Le coefficient de régression révèle que sa progression s’est traduite par l’appréciation du franc à l’égard du yen, ce qui est bien naturel puisque le Japon a été directement touché par cette crise. En revanche, on a observé le phénomène inverse pendant la crise financière mondiale et celle des dettes souveraines dans la zone euro.
D’autres monnaies sont aussi des valeurs refuges
En résumé, notre analyse montre que le franc a le caractère d’une valeur refuge par rapport à de nombreuses devises: il s’apprécie lorsque l’aversion au risque et l’incertitude grandissent. Nous constatons, toutefois, que ce caractère est encore plus prononcé pour le cours des grandes zones monétaires, comme celui du yen ou du dollar US.
Encadré 1 : Bibliographie
- Müller U.K. et Petalas P., «Efficient Estimation of the Parameter Path in Unstable Time Series Models», Review of Economic Studies, 77, 2010, pp. 1508–1539.
- Grisse C. et Nitschka T., On Financial Risk and the Safe Haven Characteristics of Swiss Franc Exchange Rates, SNB Working Paper, 2013-4.
- Ranaldo A. et Söderlind P., «Safe Haven Currencies», Review of Finance, 14, 2010, pp. 385–407.
- Verdelhan A., The Share of Systematic Risk in Bilateral Exchange Rates, Working Paper MIT, 2012, Sloan & NBER.
- Lustig H., Roussanov N. et Verdelhan A., «Common Risk Factors in Currency Markets», Review of Financial Studies, 24, 2011, pp. 3731–3777.
- Rey H., Dilemma Not Trilemma: The Global Financial Cycle and Monetary Policy Independence, Paper presented at Jackson Hole Symposium, août 2013.
Graphique 1: «Effet d’une hausse de 1% de l’indice VIX sur les variations mensuelles nominales du franc, en %, par rapport à diverses monnaies»