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Quels effets la suppression du «privilège holding» a-t-elle sur les recettes fiscales de la Confédération et des cantons?

Une simulation a permis d’obtenir un aperçu de l’impact qu’aura l’abolition des privilèges fiscaux accordés aux sociétés bénéficiant d’un statut particulier. Elle prend en compte le volume de substrat fiscal qui pourrait émigrer vers un pays étranger ou un autre canton. En se basant sur des hypothèses plausibles, elle montre que les recettes fiscales globales diminueront moins en cas de non-adaptation des taux d’imposition cantonaux que si la Confédération et les cantons appliquaient ensemble aux entreprises un taux unique de 13 ou 16%, donc relativement faible par rapport à aujourd’hui. L’absence de taux unique entraînerait en outre des déplacements de ressources entre les cantons, ce qui devrait être compensé par la péréquation financière.


La troisième réforme de l’imposition des entreprises, dont le Conseil fédéral vient d’entamer la procédure de consultation, contient de nombreuses mesures. Les réflexions ci-après
Cet article se base sur les résultats de l’étude «Steuerkonflikt kantonale Unternehmenssteuerregime» (2014), réalisée par B,S,S. et Mundi Consulting sur mandat du groupe socialiste des Chambres fédérales. Sur les questions de technique fiscale, l’équipe chargée de ce projet a bénéficié du soutien de Peter Baumgartner, expert fiscal et ancien directeur de la fédération SwissHoldings. Les auteurs assument seuls la responsabilité du contenu du rapport final ainsi que de cet article. L’étude peut être téléchargée à l’adresse www.bss-basel.ch > rubriques «Projekte/Studien» > «Downloads» > «Studie Steuerkonflikt kantonale Unternehmenssteuerregime».
montrent l’impact de ce qui en constitue l’élément central: l’abolition des privilèges fiscaux accordés aux entreprises à statut particulier, soit les sociétés holding, de domicile et mixtes. Les calculs se basent exclusivement sur des données accessibles au public et ne tiennent pas compte des autres éléments de la réforme, comme les «licence boxes»
Les «licence boxes», dont l’introduction est proposée par le Conseil fédéral, permettent de faire une offre fiscale attrayante à une partie des entreprises concernées. Cela réduit le nombre de sociétés susceptibles de se délocaliser, mais ne change pas fondamentalement le problème, puisque toutes les firmes ne profiteront pas d’une telle taxation.
. Cet article n’a donc pas la prétention de prévoir l’impact global de la réforme. Le fait qu’il se concentre sur la modification ayant rendu d’autres adaptations nécessaires lui confère toutefois une grande valeur d’illustration: il analyse quels seront les effets de l’abolition du régime fiscal spécial, indépendamment d’éventuelles mesures de compensation.


L’importance des sociétés à statut particulier diffère suivant les cantons

À l’heure actuelle, les cantons peuvent offrir des conditions d’imposition particulièrement attrayantes aux sociétés bénéficiant d’un statut spécial. Étant donné qu’une partie de ces firmes réalisent des bénéfices élevés, les cantons engrangent des recettes fiscales substantielles malgré les avantages concédés
Les données relatives aux recettes fiscales que la Confédération et les cantons obtiennent des sociétés à statut particulier proviennent de la source suivante: Département fédéral des finances, Mesures visant à renforcer la compétitivité fiscale de la Suisse (3e réforme de l’imposition des entreprises) – Rapport intermédiaire de l’organe de pilotage à l’intention du DFF, 2013.
: entre 2007 et 2009, ces sociétés ont payé en moyenne 2 milliards de francs d’impôts cantonaux par an. Cela correspond à environ 20% de l’ensemble des recettes que les cantons tirent de l’imposition des entreprises. Il existe cependant de grandes différences entre eux. À Bâle-Ville, 57% des recettes prélevées sur les personnes morales proviennent des sociétés à statut particulier. Cette proportion est de 55% dans le canton de Zoug et de 43% dans celui de Schaffhouse. Dans les cantons de Vaud et de Genève, le substrat fiscal généré par ces sociétés est également largement au-dessus de la moyenne. À l’autre extrême, on trouve les cantons qui n’abritent qu’une poignée d’entreprises bénéficiant d’un régime spécial, à savoir le Valais (1%), Argovie (2%) et Uri (3%). La Confédération, pour sa part, impose ces sociétés sur une base ordinaire et génère ainsi quelque 3 milliards de francs de recettes fiscales annuelles. Cela représente la moitié du produit de l’impôt sur les entreprises au niveau fédéral.


Les sociétés à statut particulier face aux hausses d’impôt

Si les cantons ne peuvent plus offrir des privilèges fiscaux aux sociétés holding, de domicile et mixtes, la charge fiscale de ces entreprises augmentera considérablement. Selon nos calculs, les holdings sont actuellement imposées au taux moyen de 0,4% à l’échelle cantonale, alors que l’imposition ordinaire peut aller jusqu’à 16% selon les cantons. Dans le pire des cas, la hausse pourrait donc atteindre 15 points de pourcentage.

À première vue, un relèvement du taux d’imposition accroît les recettes de l’État. Toutefois, si elle provoque l’exode d’une grande partie des entreprises concernées, les rentrées fiscales finiront par diminuer. La question cruciale est donc de savoir comment les sociétés jouissant d’un régime spécial réagiront à l’abolition des privilèges fiscaux. Naturellement, il est difficile de prévoir leur comportement. Pour contourner cette inconnue et illustrer les possibles répercussions d’une telle mesure, nous avons élaboré quatre scénarios qui se distinguent par des élasticités différentes
Dans les lignes suivantes, nous utiliserons le terme «élasticité», bien qu’il s’agisse, techniquement parlant, d’une «semi-élasticité». Cette dernière notion exprime (en %) le volume de bénéfices qui se déplace lorsque le taux d’imposition augmente d’un point de pourcentage. Dans le cas d’une pure élasticité, les deux valeurs seraient considérées comme des valeurs relatives (en %).
. Celles-ci indiquent dans quelle mesure les entreprises réagissent à une hausse d’impôt ou quel taux d’impôt provoquerait chez elles le besoin d’exiler leur substrat fiscal. Dans les quatre scénarios, le taux d’imposition est relevé d’un point de pourcentage:

· Scénario 1: exode de 1% du substrat fiscal;
· Scénario 2: exode de 5% du substrat fiscal;
· Scénario 3: exode de 10% du substrat fiscal;
· Scénario 4: exode de 20% du substrat fiscal.

La littérature spécialisée mentionne généralement des élasticités fiscales à un chiffre. Cependant, les entreprises concernées sont extrêmement mobiles. Il est donc parfaitement réaliste d’imaginer que l’élasticité puisse atteindre 20%.

Dans cette analyse, nous partons de l’hypothèse que les bases du calcul – en particulier les déductions – ne changeront pas dans le canton en cas d’abolition du statut particulier (pour l’entreprise qui y demeurerait établie). En d’autres termes, nous supposons que le bénéfice imposable (après les déductions) reste le même. Cela est improbable dans la mesure où les sociétés concernées tenteront d’optimiser leurs charges fiscales par différents moyens. Pour la simulation, peu importe toutefois que les entreprises partent à l’étranger ou qu’elles se restructurent afin de réaliser moins de bénéfices en Suisse. En revanche, la manière dont elles réagiront à l’abolition a une influence sur le nombre d’emplois qui seront maintenus en Suisse (et, par conséquent, sur les impôts payés par les personnes physiques). L’analyse n’a pas inclus les recettes fiscales provenant de personnes physiques ni les impacts économiques supplémentaires que les sociétés à statut particulier pourraient engendrer, par exemple via leur demande intérieure.


Exode à l’étranger ou dans d’autres cantons

Les calculs présentés ci-après se fondent sur l’hypothèse que 50% des entreprises émigrantes (substrat de l’impôt sur le bénéfice) s’établiront à l’étranger et 50% dans un canton à faible niveau d’imposition
L’étude elle-même montre également les implications de deux variantes: dans l’une, toutes les firmes émigrantes partent à l’étranger; dans l’autre, l’exode s’effectue exclusivement à l’intérieur de la Suisse.
. Un tel comportement nous semble plausible: si leur situation fiscale se détériore nettement, de nombreuses firmes vont en principe se réorienter et chercher un site d’implantation optimal au niveau international. D’autres estimeront qu’il est plus naturel et plus avantageux pour diverses raisons de rester en Suisse, tout en cherchant une possibilité d’optimisation à l’intérieur du pays
Lorsqu’une entreprise quitte la Suisse, ses réserves latentes sont soumises à imposition, ce qui n’est pas le cas si elle déménage à l’intérieur du pays.
.

Le tableau 1 montre les résultats de l’étude, en tenant compte des impôts payés par les sociétés jouissant d’un régime spécial et par celles imposées au taux ordinaire. Dans chacun de ces scénarios, qui divergent par l’élasticité (voir plus haut), quelques entreprises quittent la Suisse. Pour la Confédération, il en résulte toujours une perte fiscale, car les barèmes fédéraux restent inchangés. Au niveau des cantons, en revanche, la situation varie. Dans le scénario où l’élasticité est élevée, certains cantons accusent des pertes. Ce sont ceux qui abritent aujourd’hui de nombreuses sociétés à statut particulier et qui appliquent un taux élevé à celles dépourvues de privilèges. Les plus touchés sont Bâle-Ville, Genève et Vaud. Par contre, les cantons à faible niveau d’imposition profiteront de la délocalisation d’entreprises à l’intérieur de la Suisse. Il est intéressant de constater que les cantons dans leur ensemble ne perdent des recettes fiscales que si l’élasticité est relativement élevée. A contrario, on peut aussi en tirer deux conclusions: soit les cantons ont accordé par le passé trop de déductions fiscales aux sociétés à statut spécial, soit la mobilité de ces firmes est effectivement très grande et c’est en raison de sa fiscalité attrayante que la Suisse a pu les attirer, puis les garder sur son territoire. Cela signifierait que les prévisions concernant le comportement futur des entreprises doivent tenir compte d’une sensibilité élevée à l’aspect fiscal.


Conséquences de la réduction des taux cantonaux

Depuis quelque temps, on se demande si les cantons ne devraient pas réduire leurs taux d’imposition pour éviter des délocalisations. C’est pourquoi nous avons calculé quelles seraient les recettes fiscales avec des taux uniques de 16% ou de 13% (charge totale des impôts fédéraux et cantonaux). Résultat de cette simulation: dans deux variantes tablant sur une élasticité de 20%, la Confédération et les cantons perdent environ 3 milliards de francs de rentrées fiscales; ils s’en sortent encore moins bien avec la variante à 13%. La raison de ce résultat est la suivante: la baisse d’impôt réduit certes l’émigration d’entreprises, mais les pertes de recettes fiscales provenant des firmes soumises à l’impôt ordinaire sont beaucoup plus importantes que le bénéfice (ou la moindre perte) lié à l’exode ainsi évité.

Par ailleurs, nous avons calculé dans quelle mesure les cantons seraient incités à diminuer leurs impôts. Notre simulation montre que, selon le même raisonnement, les réductions fiscales ne sont pas raisonnables pour les cantons. Bâle-Ville est une exception: une baisse lui serait profitable, parce que ce canton perçoit un volume très important de recettes fiscales auprès des sociétés à statut particulier et que son taux d’imposition ordinaire est relativement élevé. Selon notre modèle, une bonne partie du substrat fiscal émigrera si l’imposition n’est pas adaptée. Étant donné que le calcul de l’assiette sur laquelle repose l’impôt sur le bénéfice devait partir d’hypothèses simplifiées (il n’existe pas de données sur la part nationale des sociétés privilégiées), ce résultat doit toutefois être interprété avec prudence, d’autant que les chiffres ne sont pas tout fait actuels.


Conclusion: une imposition attrayante des entreprises reste possible

Ces dernières années, d’autres sociétés à statut particulier sont venues s’établir en Suisse, selon les indications de l’Administration fédérale des finances. Cela peut signifier que la menace d’une émigration revêt aujourd’hui plus d’importance que les chiffres utilisés dans notre étude ne le laissent penser. D’un autre côté, l’introduction de «licence boxes» (et d’autres allégements fiscaux acceptés par la communauté internationale), proposée par le Conseil fédéral, devrait permettre à un grand nombre de sociétés actuellement privilégiées de continuer à bénéficier de conditions fiscales attrayantes. Ainsi, le risque d’émigration ou de déplacements intercantonaux se réduirait. Relevons enfin que la réduction de l’imposition de toutes les entreprises, envisagée dans de nombreux cantons, peut déployer d’autres effets positifs, que nous n’avons pas examinés.

En guise de conclusion, voici les principaux résultats de notre analyse. Les différences cantonales existantes en matière de taux d’impôt sur le bénéfice offrent la possibilité de trouver en Suisse une bonne solution pour les entreprises sensibles à l’aspect fiscal. Dès lors, l’abolition des privilèges fiscaux fera probablement perdre à la Confédération et aux cantons moins de recettes que prévu. Alors que le régime spécial accordé à certaines entreprises n’est plus toléré sur le plan international, les différences de taux d’imposition entre les cantons restent compatibles avec l’OCDE.

Les délocalisations d’entreprises à l’intérieur de la Suisse devraient toutefois conduire à une nouvelle allocation des ressources entre les cantons. En principe, les règles de la péréquation financière compensent déjà partiellement les différences de potentiels de ressources. Néanmoins, les modifications introduites par la réforme de l’imposition des entreprises nécessiteront – comme le prévoit le Conseil fédéral – une adaptation de cette même péréquation financière. Enfin, lorsqu’on réfléchit aux conséquences de l’abolition du régime fiscal spécial, il faut aussi se demander si la réforme ainsi que d’éventuelles réductions d’impôt cantonales se répercuteront sur les finances des villes et des communes, et le cas échant de quelle manière.


Base des calculs

Les calculs se fondent sur les chiffres publiés en 2013 par le Département fédéral des finances concernant le substrat fiscal des sociétés à statut particulier. Il s’agit d’estimations des recettes annuelles moyennes provenant de l’impôt sur le bénéfice pendant la période 2007–2009. Pour le taux ordinaire de l’impôt dans les cantons, nous utilisons l’étude publiée chaque année par KPMGa. Afin de calculer le substrat fiscal futur en utilisant les taux ordinaires, il faudrait également connaître les bénéfices réalisés par chaque type de société à statut particulier et la part des gains imposables (après les déductions). Or, ces informations ne sont pas publiques. C’est pourquoi nous avons calculé les bénéfices retenus en termes d’impôt sur la base des données relatives au substrat fiscal actuel. Nous avons profité du fait que le barème utilisé par la Confédération pour l’impôt fédéral direct est le même pour toutes les entreprises (8,5% statutaire; 7,83% effectif). Nous n’avons pas pu calculer la répartition des bénéfices entre les entreprises (il n’était, dès lors, pas possible de tenir compte d’une éventuelle imposition progressive dans les cantons). En utilisant les informations sur le bénéfice des sociétés à statut particulier ainsi que le substrat fiscal réalisé dans les cantons, on peut en outre calculer quel était le taux cantonal moyen appliqué à ces entreprises durant les années 2007 à 2009: l’imposition globale – y compris l’impôt fédéral direct – des trois types de sociétés à statut particulier s’est élevée respectivement à 8,2%, 9,9% et 11,7%b. Faute de données précises sur les taux d’impôt cantonaux applicables actuellement à ces entreprises (les dernières informations publiées à ce sujet remontent à 2003), nous avons pris pour hypothèse que les taux moyens sont valables pour tous les cantons. C’est là une simplification, car les taux appliqués aux sociétés holding, de domicile et mixtes varient d’un canton à l’autre. De ce fait, les recettes futures sont surestimées pour certains d’entre eux et sous-estimées pour d’autres. Il s’agit de prendre en considération cette marge d’imprécision en interprétant les chiffres des différents cantons. a KPMG, KPMG’s Swiss Tax Report 2013 – Der Steuerstandort Schweiz unter Druck, 2013. b Dans les calculs concernant les taux d’émigration (élasticités), nous utilisons les taux de 8, 10 et 12% pour la taxation actuelle des sociétés holding, de domicile et mixtes.


Hypothèses et simplifications

· Selon notre définition, le terme de «délocalisation» comprend toutes les réactions que peut susciter un changement de régime fiscal parmi les sociétés à statut particulier. Il ne s’agit donc pas uniquement de l’exode à l’étranger, mais aussi, par exemple, d’une restructuration qui viserait à réduire les bénéfices imposables en Suisse.
· L’étude ne prend pas en considération l’imposition de personnes physiques (collaborateurs des entreprises à statut particulier), ni d’autres avantages économiques induits par les entreprises à régime spécial domiciliées en Suisse.
· Dans notre modèle, l’adaptation des taux d’imposition cantonaux a une influence sur les recettes fiscales que les cantons réalisent auprès des entreprises imposées sur une base ordinaire. Cependant, nous n’avons pas pris en compte l’impact des modifications de taux sur l’activité économique des entreprises concernées. Nous n’avons pas modélisé non plus l’émigration et l’immigration de sociétés imposées au taux ordinaire.
· L’analyse a également laissé de côté les effets des changements réglementaires prévus au niveau international.


Wolfram Kägi Économiste, directeur de B,S,S. Volkswirtschaftliche Beratung AG, Bâle

Michael Morlok Économiste, chef de projet chez B,S,S. Volkswirtschaftliche Beratung AG, Basel


L’étude explique comment les sociétés bénéficiant d’un statut particulier pourraient réagir à la suppression de leurs privilèges fiscaux.



Photo: Keystone

Proposition de citation: Wolfram Kägi ; Michael Morlok ; (2014). Quels effets la suppression du «privilège holding» a-t-elle sur les recettes fiscales de la Confédération et des cantons. La Vie économique, 30 novembre.