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Comment les entreprises s’intègrent-elles dans les chaînes de valeur mondiales?

Dans quelle proportion un bien suisse est-il réellement fabriqué dans ce pays? Autre question: dans quelle mesure des entreprises suisses contribuent-elles, en tant que fournisseurs, à la fabrication de produits étrangers? Une enquête a mis en évidence de grandes différences entre les branches: la production d’une souris d’ordinateur par le fabricant suisse Logitech se déroule en majeure partie à l’étranger; en matière de technologie médicale, en revanche, toutes les étapes des chaînes de valeur ont pu jusqu’à présent rester en Suisse.
Le Daniel Borel Innovation Center a été fondé en 2010 sur le campus de l’EPFL. Il abrite une partie de la R&D de Logitech. La valeur ajoutée d’une souris d’ordinateur se crée, toutefois, principalement à l’étranger.

En raison des chaînes de valeur mondiales (CVM), les éléments de fabrication d’un produit proviennent souvent de pays différents; c’est également le cas des activités et services nécessaires à sa commercialisation.

Les i-produits d’Apple constituent l’exemple le plus connu en la matière. Au début, l’iPod a été étiqueté «Made in China». Or, des chercheurs ont montré que la valeur ajoutée chinoise ne représentait que 4 USD du prix de vente d’un appareil aux États-Unis, soit 300 USD. La valeur ajoutée chinoise correspondait à la phase d’assemblage, où des travailleurs à bas salaires utilisaient des pièces détachées importées de cinq pays différents, principalement asiatiques, qui contribuaient pour plus de 40% au prix de détail[1] . Les revendeurs et les distributeurs étasuniens perçoivent 25% du prix de vente, tandis qu’Apple s’en approprie 27% sous forme de marge brute, pour avoir conçu l’appareil, bâti la marque et coordonné le processus global de fabrication. Après ces travaux, Apple a changé l’étiquette de son produit, qui est devenue «Designed in California, assembled in China» («conçu en Californie, assemblé en Chine»).

Le World Trade Institute (WTI) de l’université de Berne a été mandaté par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) pour mener à bien un projet de recherche. Il s’agissait d’analyser comment les entreprises suisses organisent leurs propres CVM et participent à celles d’autres firmes. L’institut a passé en revue toutes les étapes de la CVM, depuis la conception, le design et la recherche et développement (R&D) jusqu’au marketing, la distribution et la vente finale, en passant par la production des pièces nécessaires et l’assemblage.

Une souris vaudoise «Made in China»

Une partie de l’étude se concentre sur les CVM de produits isolés. Il s’agit, dans le cas précis, de deux souris commercialisées par Logitech. Cette entreprise est le premier fabricant mondial de périphériques d’ordinateurs; elle a débuté ses activités en 1981 dans le canton de Vaud et possède deux sièges, l’un à Lausanne et l’autre en Californie. Avec le plein accord de Logitech, nous avons étudié deux souris: la M185, un appareil de base doté d’une technologie standard, et la MX Performance, au design raffiné et pourvue d’un capteur laser évolué.

La CVM des souris est très dispersée internationalement, puisqu’elle implique neuf ou dix pays. L’étiquette «Made in China» est, toutefois, beaucoup plus exacte dans le cas de Logitech que d’Apple, car ce territoire représente 60% des coûts de production (valeur sortie usine) de chaque souris. Comme pour tous les appareils électroniques, les composants sont produits dans six ou sept pays différents par des indépendants. Logitech préfère les acheter plutôt que de les fabriquer. Cela lui évite les coûts élevés de réaménagement de la production, en raison des fréquents ajustements apportés à sa souris. Cette dernière renferme plusieurs éléments d’origine chinoise, contrairement à des appareils plus complexes, comme les lecteurs de musique portatifs et les téléphones mobiles. Ainsi, les différents composants de ces appareils peuvent provenir de Corée, du Japon, de Taiwan, d’Europe et des États-Unis, mais pas de Chine. En outre, comme le prix des souris est bien plus faible que celui de ces produits, les coûts d’assemblage sont, en pourcentage de la valeur totale, bien plus élevés. Logitech doit garantir une disponibilité continue de ses produits, en raison du fait qu’une grande partie de ses souris (même si c’est moins vrai, depuis peu) vont directement à des fabricants d’ordinateurs qui les ajoutent à leurs propres appareils. Logitech assemble ainsi ses souris dans son usine de Suzhou, en Chine, contrairement à des entreprises comme Apple, qui externalisent ce travail en le délégant à des sociétés indépendantes sises dans ce pays.

Quelle est la part suisse?

Les souris sont l’un des produits les plus vendus chez Logitech. Comme le siège de l’entreprise se trouve en Suisse, cela signifie que ce pays reçoit nettement plus – en termes de valeur ajoutée, ce qui inclut le bénéfice net – que ce que lui permettrait d’espérer les 4% de personnes qui travaillent pour l’entreprise (sur un total de 7000 salariés). La Suisse apporte, toutefois, très peu matériellement à la souris. Seul un composant – un microprocesseur détecteur pour la M185 – est produit sur son territoire, dans l’usine de semi-conducteurs de Swatch, à Neuchâtel. La R&D en ingénierie électronique et les stratégies en marketing se déroulent dans les bureaux de Logitech, qu’héberge le campus de l’EPFL. Les autres activités de R&D – ingénierie mécanique, logiciels et design industriel – ont lieu en Irlande, aux États-Unis, à Taiwan et ailleurs en Asie.

La Suisse souffre de désavantages évidents en termes de coûts dans les segments de la CVM qui font appel à de la main-d’œuvre peu qualifiée, comme pour le montage. Pourquoi n’est-elle pas plus sollicitée dans les maillons en amont comme le développement du produit, la R&D ou la production de composants électroniques. Après tout, elle en a largement les capacités dans des branches telles que l’horlogerie ou le matériel et les logiciels industriels électroniques)?

Dans l’électronique de divertissement, la compétitivité des leaders du marché au nom prestigieux, comme Logitech, dépend de leur capacité «perpétuelle» d’innovation, de leur aptitude à introduire de nouveaux types de produits ou de fonctions, encourageant le consommateur à remplacer son matériel. Le cycle de l’innovation est court: une nouvelle souris peut mettre 18 mois à atteindre le stade de la production et les ajustements auxquels doivent se prêter les modèles existants sont encore plus fréquents.

Un contexte sectoriel difficile en Suisse

Les managers de Logitech que nous avons interrogés ont fait ressortir l’importance des coûts salariaux en Suisse. Plus fondamentalement, ils s’en sont pris à l’absence d’un «écosystème» commercial[2] favorable au développement de l’électronique de divertissement dans ce pays. Une des caractéristiques d’un tel système est la taille: une demande suffisamment importante conduit à la création d’un «agglomérat» d’entreprises indépendantes, auxquelles les firmes leaders peuvent s’adresser soit pour externaliser des activités très qualifiées soit pour compléter celles produites en interne. Un tel système abaisse les coûts générés par ces activités, en réduisant le poids des salaires et les coûts (et le temps) de recherche. Logitech seul, avec son chiffre d’affaires annuel de 2 milliards d’USD, n’est pas assez important pour susciter une telle agglomération d’entreprises prêtes à satisfaire sa demande.

Autre caractéristique de cet écosystème, peut-être encore plus importante: l’adaptation des différents éléments les uns aux autres. Les relations entre les grandes entreprises et leurs fournisseurs en biens et services – en-dehors, peut-être, des activités de base, comme l’assemblage, qui demandent une main-d’œuvre nombreuse et peu qualifiée – se pratiquent généralement à long terme; il s’agit, en effet, d’un investissement dans lequel les deux protagonistes ont fait l’effort de s’adapter aux besoins de l’autre. Les fournisseurs développent des capacités spécifiquespropres à satisfaire les exigences de leurs clients. Il est évidemment possible de changer de fournisseurs ou d’en trouver de nouveaux, mais cela entraîne des délais et des frais, de même qu’un certain nombre de risques. De tels changements peuvent coûter très cher lorsque le cycle d’innovation est court, comme dans l’électronique de divertissement.

La différence entre des capacités génériques etspécifiques apparaît lorsque le fournisseur fabrique, par exemple, des logiciels pour les systèmes de communication à large échelle ou évolue dans le domaine du design industriel. Il n’est pas d’emblée apte à s’insérer dans la CVM en créant des périphériques informatiques ou d’autres produits électroniques. Quoi qu’il en soit, les capacités génériques se doivent d’être là si l’on veut développer des capacités spécifiques et donc un écosystème commercial.

L’écosystème commercial possède une troisième caractéristique: la très large palette d’entreprises nécessaires à l’accomplissement de toutes les fonctions. L’électronique de divertissement est un mélange complexe de matériel pur, de logiciels et de design industriel. Le développement du produit demande de réunir des sociétés qui disposent du savoir-faire correspondant et sont capables d’interagir. En effet, il ne s’agit pas seulement de fabriquer un bien unique, mais d’assurer un flux continu de nouveaux produits possédant des caractéristiques inédites.

La branche de la technologie médicale et ses longs cycles d’innovation

La branche suisse des matériels médicaux constitue le deuxième centre d’intérêt de la recherche du WTI. Sa réussite montre comment se forme un écosystème commercial. Elle met en lumière l’importance que revêt le processus d’innovation dans les coûts d’adaptation des grandes entreprises et de leurs fournisseurs, donc dans le choix des sites où s’implanteront les activités de la CVM. Dans la technologie médicale (un terme qui recouvre les implants et les machines destinées aux diagnostics et aux traitements), les cycles d’innovation sont longs. Cela provient en partie de normes extrêmement rigoureuses, demandant une documentation étendue et des tests, afin que le bien produit corresponde aux besoins de l’utilisateur et aux exigences de la réglementation. Le cycle s’adapte donc aux caractéristiques de cette dernière, à celles du marché et aux aspirations du consommateur.

Selon les managers des sociétés suisses d’ingénierie médicale que nous avons interrogés, les cycles d’innovation pouvaient durer cinq ans dans les années nonante pour certains produits. Ils se sont allongés – ils ont même doublé – avec la réglementation. Le coût et la durée de l’innovation signifient également que la propriété intellectuelle a une place importante dans le choix des fournisseurs et de la localisation. Même au début de la chaîne, les développeurs de produits et leur R&D ou les fournisseurs de services en ingénierie sont «liés» les uns aux autres et tout changement est impossible. À l’inverse de l’électronique de divertissement, l’allongement du cycle d’innovation a permis à la technologie médicale d’adapter les capacités génériques que d’autres industries – particulièrement dans l’horlogerie et le domaine des transports – pouvaient mettre à sa disposition.

Les personnes interrogées ont cité les capacités de l’horlogerie dans l’ingénierie de précision menée à une échelle miniature. Celles-ci ont pu s’étendre aux dispositifs médicaux implantables, tels que le remplacement d’articulations ou les prothèses auditives. Les stimulateurs cardiaques et les pompes destinées à l’administration de médicaments sont de minuscules machines qui doivent fonctionner avec un faible coefficient de frottement, afin de minimiser les pertes d’énergie et de prolonger la durée de vie des piles.

Un fabricant de composants pour les pompes à médicaments

Prenons un exemple susceptible d’éclairer la façon dont les liens se forment dans une CVM typique de la technologie médicale. Une petite société d’ingénierie établie dans le Jura fabrique des composants mécaniques essentiels à une pompe destinée à l’administration de médicaments. Cet appareil avait été développé par une multinationale étasunienne. Les premiers contacts entre le développeur et le fabricant jurassien se sont faits à travers une société de conception technique suisse, qui avait dessiné l’appareil. Les deux entreprises suisses se sont donc impliquées directement dans le design et le développement du prototype. La firme propriétaire – qui est aussi leader du marché – a finalement décidé d’assembler le produit aux États-Unis plutôt qu’en Suisse. La société jurassienne a toutefois continué de fabriquer les composants, lesquels sont ensuite expédiés au fabricant.

Dans le domaine de la technologie médicale, la Suisse héberge des entreprises leaders jouant le rôle de développeurs de produits au sein des CVM. Elle abrite également des fournisseurs avec des capacités en R&D, en services d’ingénierie et de conception technique, et en fabrication de composants. Nombre de ces producteurs leaders dans leur domaine au niveau international ont soit acheté une société suisse reconnue pour ses produits, soit implanté une partie significative de leurs activités mondiales sur notre territoire pour profiter des compétences que celui-ci leur offre dans leur secteur d’activité.

Rester indépendant lorsqu’on est leader dans un produit en Suisse n’est pas évident. Une des raisons qui le leur permet est que les multinationales leaders du secteur n’ont pas encore décidé d’abaisser leurs coûts en délocalisant une partie de leur production en Asie ou dans d’autres régions où les salaires sont bas. Elles craignent principalement d’être imités et que la qualité du produit s’en ressente. L’Asie ne produit que pour le marché local. La Suisse demeure, dès lors, un lieu de production – composants et assemblage – dans le secteur médical. Les petites sociétés doivent, toutefois, faire face à la pression croissante des coûts et de la compétitivité des autres sites. Elles sont donc obligées de réduire leur gamme de production ou de trouver des alliances avant d’être absorbées par des entreprises plus importantes.

La politique d’implantation exige des approches créatives

L’étude du WTI sur les sociétés suisses et leurs CVM souligne les interactions complexes qui existent entre «produit» et «emplacement» dans notre monde. Elle indique aussi comment ces interactions sont façonnées par les spécificités de l’innovation dans les différentes branches. Le débat politique et les interventions publiques commencent seulement à dépasser le stade du retour instinctif au protectionnisme; il est urgent maintenant d’imaginer de nouvelles approches afin de fixer les activités économiques à un territoire. Les pouvoirs publics, qu’ils soient nationaux ou régionaux, sont fortement sollicités à ce niveau, puisqu’ils doivent soutenir la création de capacités génériques. Cela passe par des investissements dans le système éducatif, par une politique migratoire appropriée et par une aide au développement des entreprises.
  1. Linden Greg, Kraemer Kenneth et Dedrick Jason, «Who captures Value in a Global innovation network? The case of Apple’s iPod», Communications of the ACM, mars 2009, vol. 52 (3). []
  2. L’expression désigne tous les acteurs concernés ainsi que leurs interactions dans une chaîne de valeur. Elle peut, par exemple, représenter l’ensemble des entreprises (leaders du marché, fournisseurs, concurrents), les clients et les modèles d’affaires. []

Proposition de citation: Michèle Glauser ; Stephen Gelb ; (2014). Comment les entreprises s’intègrent-elles dans les chaînes de valeur mondiales. La Vie économique, 01 décembre.