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Identifier les réformes nécessaires et s’y attaquer

La Suisse est l’un des pays les plus prospères du monde. Pour que cette assertion reste vraie, il faut que ses entreprises, qui assurent cette prospérité, continuent à bénéficier des meilleures conditions-cadres possibles, car ce n’est qu’ainsi qu’elles subsisteront face à la concurrence tant intérieure qu’étrangère. Ce constat force aussi la politique économique à évoluer constamment. Or, les réformes fondamentales et de grande envergure ne sont pas dans nos habitudes. Il est donc important de procéder pas à pas, mais constamment, à des réformes structurelles judicieuses.

Identifier les réformes nécessaires et s’y attaquer

Toute statistique internationale en matière de prospérité le montre clairement: la Suisse fait partie du peloton de tête planétaire. Ainsi, l’indice de l’OCDE du bien-être social et économique met nettement en évidence le fait que la Suisse l’emporte dans plusieurs domaines concernant le niveau de vie[1]. Notre pays se défend bien aussi sur le plan de la performance économique, qui est la source de la prospérité. Selon les données du Fonds monétaire international (FMI), l’économie suisse génère actuellement chaque année un produit intérieur brut (PIB) particulièrement élevé, soit plus de 81 000 USD par habitant (voir graphique 1). À cela s’ajoute la place de choix occupée par la Suisse dans divers classements de la compétitivité[2]. Or, contrairement à d’autres pays prospères, elle ne dispose pas de ressources considérables de matières premières naturelles. Dans toute discussion portant sur la politique économique, on ne saurait donc souligner assez à quel point la forte performance économique et la prospérité de la Suisse ne vont pas de soi.

 

Un succès dû à de bonnes ­conditions-cadres


Les raisons de cette évolution sont multiples[3], mais il est indubitable que le cadre économique mis en place par l’État joue un rôle crucial. Si les réglementations officielles entravent excessivement le bon déroulement des affaires, cela aura rapidement un impact direct sur la prospérité de la population. En revanche, si les conditions-cadres sont fixées habilement, les perspectives sont très prometteuses. La concurrence entre les agents économiques est l’aiguillon principal d’un développement durable de l’économie.
Si l’on revient sur la dernière décennie, on peut dire que la politique suisse a généralement été efficace en matière d’économie. Cette dernière s’est redressée extrêmement rapidement après la crise financière et s’est ensuite développée de manière étonnante[4]. Sa performance est impressionnante, surtout si l’on considère la situation de ses voisins.
Rappeler que la situation actuelle ne durera pas indéfiniment est une lapalissade économique. Les structures de l’économie mondiale changent à une vitesse foudroyante avec l’émergence des Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine); les relations de la Suisse avec ses principaux partenaires commerciaux – l’UE, par exemple – sont sans cesse mises à l’épreuve; le progrès technologique avance à grands pas. Toute économie doit s’adapter en permanence à ces évolutions et réaménager ses structures. Cela ne peut cependant se produire que si le corset réglementaire n’est pas trop serré et que l’on réforme la politique économique modérément, mais constamment.

Objectifs de la politique de croissance


Le Conseil fédéral a toujours été conscient de cette nécessité. Depuis quelque temps, il attache beaucoup d’importance à une politique économique axée sur le long terme et favorable à la concurrence. En particulier depuis la faiblesse persistante de la croissance au cours des années nonante, le gouvernement a étudié divers projets de réforme dont il attendait un effet positif sur le développement économique du pays. Diverses mesures, censées stimuler, en particulier à long terme, la croissance de la productivité du travail, ont été regroupées sous le titre de «politique de croissance».
Dès cette époque, il était clair pour le Conseil fédéral qu’une politique économique durable et à long terme devrait veiller spécialement à la qualité – et non à la seule quantité – de la croissance économique. La performance économique ne s’améliorerait pas seulement en augmentant l’emploi et le capital, mais aussi et surtout en usant plus rationnellement des facteurs de production. L’accroissement de la concurrence sur le marché intérieur devrait être le principal moteur de cette évolution.
Malgré cela, la notion de croissance économique et surtout les «effets collatéraux» que l’on y associe n’ont jamais été autant critiqués qu’aujourd’hui; du moins est-ce notre impression subjective. Or, une partie de cette critique passe à côté du sujet. Ainsi, les questions liées au «stress démographique» se rapportent plutôt à la croissance de la population. Il n’en reste pas moins que les décideurs politiques doivent toujours assumer les préoccupations de la population et les prendre au sérieux.

La politique de croissance peut revendiquer quelques succès …


Grâce à sa politique de croissance, le Conseil fédéral a pu enregistrer divers succès en politique économique. Ainsi, deux réformes de la fiscalité des entreprises (volets I et II) ont constitué des jalons importants pour rehausser l’attrait de la place économique suisse. Sur le plan du marché intérieur, la révision de la loi correspondante a été un acte important. L’extension du réseau d’accords de libre-échange, qui permet aux entreprises de diversifier leurs débouchés à l’étranger, le fut également pour l’industrie exportatrice. Une place particulière revient à l’introduction du frein à l’endettement – et en particulier à la planification financière à moyen et long termes qui y est liée et qui vise à éviter les déficits structurels récurrents.

… mais plusieurs réformes restent inabouties


Mis à part ces succès, toute une série de réformes ont été lancées qui, pour diverses raisons, n’ont pas encore été mises en œuvre. On citera l’introduction d’un taux unique de TVA, la 11e révision de l’AVS, l’ouverture complète du marché de l’électricité, l’assouplissement du monopole de la Poste pour les lettres jusqu’à 50 g ou encore un système de financement des transports qui reporte davantage les coûts sur les utilisateurs.
En résumé, on peut dire que la politique de croissance a été un des moteurs de notre expansion économique. Le regard que l’on peut exercer sur la mise en œuvre des nombreuses mesures décidées à ce niveau débouche, toutefois, sur un bilan mitigé, comme le montre le tableau 1.

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Lutte contre les aggravations et l’excès de réglementations


Les dernières décennies ont donc nettement démontré qu’il est foncièrement difficile de réformer la politique économique suisse en profondeur. On ne saurait cependant juger la situation en bloc et négativement. La stabilité des conditions-cadres peut aussi améliorer la sécurité du droit et la planification des entreprises, ce qui contribue au bon développement de l’économie – pour autant que ces conditions restent convenables. D’autre part, un nombre suffisant de petits pas peut aussi conduire au but. Ces dernières années, cependant, certains événements n’ont pas seulement compliqué la progression, mais également remis en cause le cadre juridique existant.
On citera en tout premier lieu les nombreuses initiatives populaires à incidence économique, comme l’initiative 1:12, celle contre l’immigration de masse, celle sur le salaire minimum, celle en faveur d’un revenu de base inconditionnel ou l’initiative Ecopop. Toutes ont en commun de poursuivre un objectif spécifique – et parfois souhaitable –, qui endommagerait fortement le cadre économique existant. Ainsi, les accords bilatéraux I sont tout particulièrement menacés par l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse. Leur dénonciation n’aboutirait pas seulement à des dommages économiques considérables pour la Suisse, mais détruirait encore le cadre juridique jusqu’ici stable et sûr dans lequel évoluent nos entreprises.
Il faut également mentionner les efforts actuels de régulation du secteur financier. Dans le monde entier, les législateurs cherchent à tirer les leçons de la crise financière et à maîtriser celles qui pourraient advenir par de nouvelles réglementations. Ces dernières années, une véritable marée de nouvelles dispositions ont donc été édictées pour renforcer la stabilité du secteur financier. Ce faisant, on a peu pris garde au fait que plusieurs projets entraînaient des surcoûts pour les établissements bancaires et leurs clients. À l’heure actuelle, il est difficile de prédire quelles conséquences cela aura à moyen et long termes sur la structure du secteur.

Une nécessité bien présente de réformes économiques


Comme cela a été mentionné en exorde, la Suisse fait actuellement bonne figure en comparaison avec l’étranger. Comment peut-elle améliorer son cadre économique et se muscler face au développement de la concurrence internationale? Une approche pragmatique permet de dire que les domaines à réformer ne manquent pas. Nous en discuterons brièvement quelques-uns[5].

Concurrence sur le marché intérieur


Voyons d’abord le marché intérieur. Il n’est pas étonnant de constater que sa productivité reste à la traîne de celle, extrêmement forte, de l’industrie exportatrice. Cette dernière doit en effet se mesurer à de nombreux concurrents internationaux, alors que beaucoup de branches intérieures ne connaissent pas la même pression. Citons par exemple les infrastructures de réseau (rail, télécommunications, poste, gaz ou électricité, etc.), qui sont en grande partie aux mains de l’État (directement ou indirectement) et ne sont exposées que partiellement à la concurrence.
Le potentiel de réforme est également immense en ce qui concerne les droits de douane et les quotas d’importation qui protègent toujours fortement l’agriculture nationale contre la concurrence étrangère. Cela pourrait contribuer à démanteler l’îlot de cherté suisse. Le Conseil fédéral entendait aussi lutter contre ce problème avec le principe du «Cassis de Dijon», qui permet d’admettre automatiquement en Suisse des produits déjà autorisés dans l’UE. Les nombreuses dérogations l’ont, toutefois, si fortement dilué qu’un grand nombre d’entraves techniques au commerce subsistent et contribuent à verrouiller le marché suisse. Il est probable qu’au printemps 2015, le Conseil national décidera si les denrées alimentaires doivent être généralement exclues du champ d’application du principe du «Cassis de Dijon».

Entreprises d’État concurrentes du secteur privé


On a jusqu’ici peu prêté attention au grand nombre d’entreprises d’État qui ont étendu leur mandat ou l’interprètent largement, entrant ainsi en concurrence avec les fournisseurs privés. La seule chose réjouissante est que, grâce à la concurrence avec le secteur privé, ces sociétés travaillent plus efficacement que si elles disposaient d’un monopole régalien. D’un autre côté, les entreprises publiques bénéficient souvent de garanties ou de subventions sur des marchés compétitifs, ce qui diminue leur risque entrepreneurial. En fin de compte, les coûts d’un échec pourraient être assumés par les contribuables, ce qui procure à ces entreprises un avantage compétitif par rapport à leurs concurrentes du secteur privé. On citera par exemple les banques cantonales au bénéfice d’une garantie d’État, la radio et la télévision publiques, les assurances-bâtiments, les services de météorologie ou les fournisseurs d’électricité.

Un foisonnement désordonné d’aides étatiques


Il y a également distorsion de la concurrence quand des entreprises ou des branches bénéficient de subventions ou d’autres aides de l’État. Il peut être séduisant d’attirer des sociétés en leur promettant un soutien étatique, mais un tel système n’est pas acceptable à moyen et à long termes, parce qu’il peut défavoriser les autres entreprises et niveler les dépenses de l’État vers le bas. Ménager de bonnes conditions-cadres est plus efficace économiquement.
La Suisse ne connaît pas de véritable droit aux aides d’État, qui couvre toutes les collectivités territoriales. La transparence n’existe qu’au niveau fédéral, par exemple dans l’agriculture. Cela vaudrait donc la peine d’examiner s’il est possible d’accroître la transparence du système et s’il ne convient pas de réduire progressivement les subventions inefficaces du point de vue économique.

Un potentiel inexploité en ce qui concerne l’ouverture des marchés


Si la concurrence doit se renforcer sur le marché intérieur, il faut aussi ouvrir la Suisse à l’extérieur, car le potentiel est considérable en ce domaine. Grâce à l’accord de libre-échange et à ses accords bilatéraux avec l’UE, la Suisse dispose d’une base solide pour commercer avec ses voisins. Or, ces relations sont remises en question par l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse. En outre, aucun cadre institutionnel n’est actuellement en vue pour une adaptation dynamique du droit, alors qu’il s’agit là, selon l’UE, d’une condition nécessaire pour de nouveaux accords. De nouvelles possibilités en ce domaine existent, en particulier dans les services. Or, c’est surtout un accord sur les échanges de services financiers qui a retenu l’attention politique ces derniers temps[6].
Les possibilités d’une nouvelle ouverture sont aussi limitées par la position défensive de la Suisse en matière de libéralisation du commerce des produits agricoles. Cela restreint aussi les perspectives d’exportation du secteur agro-alimentaire et empêche de négocier avec d’autres partenaires économiques importants. Enfin, l’un des plus grands défis de la politique commerciale réside dans les négociations actuellement en cours entre l’UE et les États-Unis en vue d’un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, ou TTIP en anglais). Un tel accord aurait indubitablement un effet significatif sur la Suisse et son industrie exportatrice.

Conclusion: il y aurait beaucoup à faire


La Suisse est actuellement en excellente forme, mais cela ne devrait pas l’inciter à se reposer sur ses lauriers et à négliger les réformes. Comme le montre l’exemple de divers pays de l’UE, il n’est pas plus facile d’imposer des réformes structurelles en période de faible conjoncture. Au contraire, les manquements commis pendant les années de vaches grasses se paient au prix fort. Contrairement à de nombreux pays européens, la Suisse est en position favorable, mais il faut savoir en profiter. C’est à cette seule condition que l’on préservera – voire augmentera – durablement la prospérité de la population.

  1. www.oecd.org/fr/regional/politique-regionale. []
  2. Exemples: n° 1 dans le WEF Global Competitiveness Index 2014-2015, n° 2 dans le IMD World Competitiveness Scoreboard 2014, n° 1 dans le Innovation Union Scoreboard 2014 de la Commission européenne. []
  3. Voir p. ex. R. J. Breiding et G. Schwarz (2011), Wirtschaftswunder Schweiz, NZZ Verlag, Zurich; Secrétariat d’État à l’économie (2002), Le rapport sur la croissance. Déterminants de la croissance économique de la Suisse et jalons pour une politique économique axée sur la croissance, Grundlagen der Wirtschafts­politik no 3F. []
  4. Voir l’article de Frank Schmidbauer, pp. 4ss de ce ­numéro. []
  5. Voir le rapport «Principes pour une nouvelle politique de croissance» sur www.seco.admin.ch. []
  6. Groupe d’experts «Développement de la stratégie en matière de services financiers», rapport final, 1er décembre 2014. []

Proposition de citation: Simon Jäggi (2015). Identifier les réformes nécessaires et s’y attaquer. La Vie économique, 10 janvier.