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Comment les statisticiens mesurent le bien-être

Quand l’Office fédéral de la statistique a présenté en décembre dernier les indicateurs d’évaluation du bien-être, d’aucuns ont parlé d’une «mesure statistique du bonheur». Le nouveau système de mesure est certes beaucoup plus complet que le produit intérieur brut. Il tient compte de valeurs immatérielles telles que les relations sociales, la santé et le niveau de satisfaction de la population. La vie, toutefois, ne se réduit pas à un «indice du bonheur». Mesurer le bien-être est une opération très complexe.
Dans une approche du bien-être qui se veut aussi large que possible, on considère non seulement les conditions de vie objectives, mais encore leur perception subjective par la population.

L’évolution économique d’un pays se mesure dans le monde entier d’après les variations de son produit intérieur brut (PIB). Cet important indicateur économique atteint, toutefois, ses limites lorsqu’il s’agit de rendre compte de tous les aspects du bien-être et de la qualité de vie d’une population. Le PIB ne dit rien, par exemple, de l’état de santé de la population, de l’équilibre entre vies privée et professionnelle, de la qualité de l’environnement ou du niveau de satisfaction de la population. Pour mesurer convenablement le bien-être d’un pays, il faut élargir le cadre de l’analyse, comme ont commencé de le faire l’Union européenne (UE) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Qu’est-ce que le bien-être? Une approche élargie


Le bien-être, c’est le fait pour une population de disposer de moyens suffisants pour satisfaire ses besoins, organiser sa vie de manière autonome, utiliser et développer ses capacités, poursuivre ses objectifs[1]. Il s’apparente donc à la qualité de la vie. La notion de bien-être recouvre, outre des dimensions matérielles comme le revenu, la fortune, la consommation et le logement, et des facteurs immatériels tels que la formation, la santé et les relations sociales. Elle comprend aussi le cadre légal et institutionnel qui permet aux citoyens de participer à la vie politique et qui assure la sécurité physique des personnes. Enfin, le bien-être dépend de facteurs environnementaux comme la qualité de l’eau, celle de l’air et les nuisances sonores.
Dans une approche du bien-être qui se veut aussi large que possible, on considère non seulement les conditions de vie objectives, mais encore leur perception subjective par la population: comment les gens apprécient-ils leurs conditions de logement et l’état de l’environnement? Se sentent-ils en sécurité? Sont-ils satisfaits de leur vie en général? Si le bien-être comporte des aspects subjectifs importants, il ne se réduit pourtant pas à la notion de satisfaction ou même de bonheur. Mesurer le bien-être, ce n’est pas construire un «indice du bonheur». Un simple indice ne saurait rendre compte du caractère pluridimensionnel de la problématique.

Comment la statistique mesure-t-elle le bien-être? Un nouveau système


Pour mesurer le bien-être, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a développé un système qui se compose d’un schéma commenté (voir graphique 1) et d’une quarantaine d’indicateurs[2]. L’idée de base est que le bien-être résulte de la mise en œuvre du capital économique, naturel, humain et social du pays dans le cadre de différents processus[3]. L’approche purement économique, où l’on ne considère souvent que l’évolution du PIB, est élargie à d’autres aspects sociaux, économiques et écologiques. À partir de cette idée de base, le système d’indicateurs est subdivisé en sept thèmes principaux:

  1. Conditions-cadres: les processus de création, de répartition et de préservation du bien-être s’accomplissent à l’intérieur d’un cadre social, économique et écologique. Celui-ci est délimité par les structures de la société et de l’économie, et tient compte des réactions de la société aux changements environnementaux. Il comprend également les institutions publiques (assurances sociales, santé publique, système d’éducation, institutions politiques) ainsi que certains domaines de l’action politique (politique sociale, financière, environnementale, etc.).
  2. Ressources: elles constituent les intrants nécessaires à la création du bien-être. Comme cela se fait au niveau international[4], nous considérons quatre types de ressources: le capital économique, le capital naturel, le capital humain et le capital social. En plus du capital non-financier et financier, les ressources comprennent par exemple la qualité de l’environnement, le niveau d’éducation et de santé de la population, les relations sociales et le niveau de confiance de la société. Il importe de préserver, de renouveler et d’étendre ces ressources si l’on veut maintenir, voire augmenter à long terme, le niveau du bien-être.
  3. Activités: on entend par là l’ensemble des processus de transformation des ressources en biens et en services. Le système d’indicateurs tient compte de différentes activités dans les domaines social, économique et environnemental. Cela comprend, outre les processus de production économiques, les processus naturels – d’où proviennent les prestations des écosystèmes –, les travaux domestiques et familiaux (préparer les repas, nettoyer, jouer avec les enfants) et les activités de loisirs.
  4. Effets sur les ressources: les processus de création et d’utilisation des biens et des services ont pour effet de transformer les ressources. Ces transformations sont soit le résultat de décisions ciblées d’investissement (p. ex. investissements dans le capital matériel, investissements éducatifs dans le capital humain), soit des
    effets annexes qui peuvent être positifs ou négatifs (p. ex. augmentation du capital social par le travail non rémunéré, diminution du capital naturel par la pollution du sol, de l’eau et de l’air).
  5. Biens et services: ils peuvent être matériels ou immatériels et constituent «l’offre» de bien-être. Ils comprennent tout ce qui permet de satisfaire des besoins particuliers, mais aussi certaines fonctions fondamentales de l’environnement, sans lesquelles la vie ne serait pas possible. Outre les biens et les services économiques – dont la valeur correspond au PIB (après déduction de la consommation intermédiaire et compte tenu des impôts et des subventions sur les produits) –, on considère des aspects comme l’offre d’eau, les paysages naturels ou le travail bénévole.
  6. Utilisation des biens et des services: le bien-être effectif résulte de l’utilisation et de la consommation des biens et des services. Par exemple, les logements disponibles ne contribuent au bien-être que s’ils sont effectivement loués, aménagés et habités.
  7. Bien-être: il comprend des éléments matériels et immatériels, objectifs et subjectifs. Le système d’indicateurs considère dix dimensions du bien-être (voir encadré 1)[5]. Il ne faut, toutefois, pas l’envisager seulement comme le résultat final des processus de production et d’utilisation des biens et des services. Certaines dimensions servent d’intrants dans le processus de création de ce même bien-être (p. ex. la fortune financière des ménages ou le capital humain). Certaines composantes naissent directement au cours de son processus de création: les revenus du travail et du capital s’acquièrent dans le cadre de la production économique, et certaines activités qui se pratiquent pour elles-mêmes peuvent contribuer directement au bien-être.

Les principaux résultats aboutissent sur une perspective élargie


Le système d’indicateurs élargit la perspective à différents égards. On trouvera ci-après quelques résultats touchant plusieurs dimensions du bien-être liées au développement économique. On observe notamment que tous les groupes de population ne participent pas également au développement économique et au bien-être. Quelques exemples:

  1. Le revenu disponible augmente à un rythme moins rapide que le PIB, autrement dit la croissance du PIB ne se répercute que partiellement sur les revenus. Les ménages consacrent en moyenne 57% de leur revenu brut à des dépenses de consommation. Le principal poste est celui du logement et de l’énergie, qui absorbe plus de 25% des dépenses. Le niveau des dépenses de consommation varie fortement d’un groupe de revenu à l’autre. Dans le quintile le plus élevé, ces dépenses sont, en termes absolus et en moyenne, un peu plus de deux fois supérieures à celles du quintile le plus bas. Cela se répercute sur l’épargne: les ménages du quintile le plus élevé y consacrent environ 20% de leur revenu brut, alors que le quintile le plus bas ne peut globalement rien mettre de côté. Ses dépenses sont très souvent supérieures à ses revenus.
  2. La Suisse présente un taux d’activité très élevé en comparaison internationale (la population de 15 à 64 ans comprend plus de 80% de personnes actives). Celui-ci a augmenté avec l’intégration croissante des femmes au marché de l’emploi. Les personnes actives occupées en Suisse estiment généralement que le travail ne porte que modérément atteinte à leur vie privée. Les hommes sont plus critiques que les femmes en ce domaine; c’est également le cas des personnes qui ont des enfants de moins de 15 ans par rapport aux adultes sans enfant dans le même groupe d’âge. Dans l’ensemble, les femmes consacrent environ dix heures de plus par semaine que les hommes au travail domestique et familial. Si l’on additionne le nombre hebdomadaire d’heures de travail rémunéré et non rémunéré, on obtient, pour les couples ayant des enfants de moins de 7 ans, 69,2 heures pour les femmes et 70,7 heures pour les hommes.
  3. Plus de 80% de la population suisse jouit d’une bonne santé psychique. Les actifs occupés ont nettement moins de problèmes psychiques que les personnes non actives et les chômeurs. L’intégration dans un réseau social est un des principaux facteurs de protection de la santé psychique. Plus l’intégration sociale est grande, meilleure est la santé psychique.
  4. La consommation de matières et d’énergie tend, dans notre pays, à augmenter moins fortement que le PIB. Cela dénote un gain en termes d’efficacité: on utilise moins de matières et d’énergie pour produire un franc de valeur ajoutée. Le constat est le même pour les émissions de gaz à effet de serre. À noter toutefois, que les chiffres ne tiennent pas compte de l’énergie et des gaz à effet de serre consommés et émis à l’étranger pour la fabrication et le transport des produits importés. Les déchets urbains ont augmenté dans des proportions comparables au PIB, et plus fortement que la population résidante.
  5. Le niveau de satisfaction dans la vie est élevé en Suisse: près de trois quarts des habitants se disent très satisfaits de leur vie. Les personnes dont le revenu est élevé sont plus satisfaites que celles dont le revenu est bas. Cela vaut pour les Suisses aussi bien que pour les étrangers. Le niveau de satisfaction varie également selon le type de ménage: les personnes vivant dans une famille avec enfants tendent à être plus satisfaites que celles vivant seules, et ce bien que le revenu équivalent disponible des familles soit inférieur à celui des personnes seules.

Ce que le PIB ne rend pas justifie l’utilisation de nouveaux indicateurs


Les critiques formulées contre le PIB sont presque aussi anciennes que l’indicateur lui-même. Elles portent en particulier sur les points suivants[6]:

  1. Le PIB considère des flux. Il mesure l’ensemble des transactions réalisées au cours d’une période donnée, mais il ne dit que partiellement comment les stocks de capitaux évoluent.
  2. Le PIB est une grandeur hautement agrégée qui ne fournit pas d’information sur la répartition des ressources économiques.
  3. Le PIB ignore certaines activités qui cont­ribuent pourtant au bien-être matériel de la population (p. ex. le travail bénévole, le travail domestique, les soins aux proches et l’éducation des enfants).
  4. Certaines activités qui augmentent le PIB n’ont aucun effet sur le bien-être ou seulement un effet compensatoire (activités dites «regrettables»). C’est le cas lorsqu’elles ont pour but de diminuer certains coûts environnementaux ou sociaux, p. ex. les dépenses destinées à lutter contre la pollution ou la criminalité.
  5. Des informations importantes sur la situation de la population (niveau d’éducation, sécurité, relations sociales, niveau de satisfaction, etc.) sont absentes du PIB.


À ces critiques, on peut répondre que le PIB est un solde des comptes nationaux (CN). Il constitue un cadre comptable harmonisé au niveau international, destiné à refléter les transactions économiques. Il permet de «décrire de façon systématique et détaillée ‘l’économie totale’, […] ses composantes et ses relations avec d’autres économies totales»[7]. Certaines critiques, valables pour le PIB, ne valent pas pour les CN, ou alors seulement en partie. Ainsi, les CN comportent des comptes de patrimoine qui prennent en considération certains stocks de capital. On cherche aussi à intégrer dans les CN des données en matière de répartition, qui permettront de ventiler les revenus selon différents types de ménages[8]. Enfin, le travail non rémunéré fait l’objet d’un compte satellite des CN.
Néanmoins certaines critiques demeurent. Le PIB et les CN renseignent sur l’économie matérielle (revenus, consommation, épargne), mais ils ne disent pas tout et ils comportent des lacunes, si bien que Bruno Parnisari, du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), a pu dire, lors de la présentation de la dernière révision des CN en septembre 2014: «Le vrai PIB, personne ne le connaît». Le PIB et les CN sont inadéquats pour analyser le bien-être et son évolution[9]. Ces limites et la volonté de disposer d’une mesure plus large du bien-être ont récemment donné lieu à plusieurs initiatives internationales. Les principales sont le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009, le projet de l’UE «Le PIB et au-delà» et l’initiative de l’OCDE «Vivre mieux: mesurer le bien-être et le progrès». En Suisse, le Conseil fédéral a demandé, dans le cadre de son arrêté en faveur de l’économie verte, que le PIB soit complété par des indicateurs touchant l’évolution de la société, de l’économie et de l’environnement. Ce mandat s’est concrétisé dans le plan d’action «Économie verte 2013». L’OFS l’a réalisé et a publié en décembre dernier son système d’indicateurs «Mesure du bien-être», qui sera actualisé régulièrement.

Une notion pluridimensionnelle


La mesure du bien-être vise à mettre en lumière «l’angle mort» du PIB et des CN. Elle complète l’image que l’on peut avoir de la population nationale. Comme le bien-être est une notion pluridimensionnelle, sa mesure comporte nettement plus de données, exprimées en différentes unités. Le bien-être – contrairement au PIB – ne peut pas se résumer en un seul chiffre.

  1. Glatzer/Zapf (1984) pp. 16ss et 391ss; Leu et al. (1997), pp. 46ss; Noll (2000); OCDE (2011) p. 18; OCDE (2013) pp. 26s. []
  2. OFS (2014). []
  3. Ces réflexions s’inspirent du concept de la production du bien-être – voir Zapf (1984) et Kaufmann (2009) chap. 11 – et du modèle de Harper/Price (2011). []
  4. OCDE (2011) pp. 20s., OCDE (2014) pp. 199ss. et CEE-ONU (2014) pp. 29ss. []
  5. OCDE (2011), ESS (2011). []
  6. OCDE (2011) p. 16s. []
  7. SEC (2013) §1.01. []
  8. Voir www.bfs,admin.ch, rubriques «Thèmes» > «20 Situation économique et sociale de la population» > «Revenus, consommation et fortune des ménages» > «Analyses, rapports» > «Perspective macroéconomique». []
  9. SEC (2013) §1.46s. []

Proposition de citation: Georges-Simon Ulrich ; Jürg Furrer ; (2015). Comment les statisticiens mesurent le bien-être. La Vie économique, 09 février.