Depuis quelques années, la lutte contre l’économie souterraine et la fraude fiscale suscite une attention croissante dans les milieux politiques. Par leur nature même, ces activités occultes sont difficiles à mesurer. Si l’on veut concevoir des mesures aussi efficaces que possible pour améliorer la moralité fiscale, il est nécessaire de récolter des informations relativement précises sur l’étendue et la structure de l’économie souterraine et de la soustraction d’impôt. Les données relevant de la politique sociale et économique sont également importantes. Du point de vue social, un accroissement de l’économie souterraine peut ainsi être l’expression d’un mécontentement accru vis-à-vis de l’État. Sur le plan de la politique financière, ce phénomène réduit les recettes de l’administration fiscale et des assurances sociales[1]. Il existe plusieurs méthodes, souvent citées dans la littérature, pour mesurer l’économie souterraine et la soustraction fiscale. Elles se regroupent en deux catégories: les méthodes macroéconomiques et microéconomiques (voir encadré)[2].
Ampleur de l’économie souterraine dans les 21 pays de l’OCDE, 2015
Les méthodes utilisées sont l’approche monétaire et le modèle Mimic.
Schneider (2015b) / La Vie économique
Au niveau cantonal, le niveau des avoirs non déclarés a fait l’objet d’estimations dès le XIXe siècle. En revanche, on ne dispose que de peu de chiffres pour la Suisse entière[3]. Les évaluations réalisées depuis les années septante se basent exclusivement sur l’impôt anticipé non remboursé. Elles se situent dans une large fourchette qui va de 40 milliards à plus de 500 milliards de francs[4]. En ce qui concerne les revenus non déclarés, le Conseil fédéral a démontré, dans un rapport publié en 1962, que «la différence entre le montant du revenu national net et le revenu atteint par l’impôt peut s’élever […] à au moins 2 milliards de francs»[5]. Des comparaisons ultérieures entre les revenus agrégés inscrits dans les statistiques fiscales et la comptabilité nationale (CN) montrent des écarts allant de 13 à 35% selon le canton et l’année[6].
L’économie parallèle devrait diminuer en Suisse cette année
Il existe bien d’autres estimations sur l’ampleur de l’économie souterraine. Elles se basent souvent sur une méthode utilisant des indicateurs macroéconomiques (voir encadré)[7]. Après avoir augmenté pendant une longue période, l’économie souterraine a reculé pour la première fois en Suisse entre 2004 et 2005: selon des estimations, elle est passée de 9,5 à 9,1% du PIB. Elle a ensuite continué de baisser jusqu’en 2008, atteignant environ 8% du PIB, avant de remonter légèrement sous l’effet de la crise financière. Les dernières prévisions tablent sur un nouveau recul en 2015: l’économie parallèle devrait se chiffrer à 30,7 milliards de francs, ce qui représente 6,5% du PIB. La Suisse reste ainsi classée dans le tiers inférieur des pays de l’OCDE (voir graphique 1). La charge fiscale de notre pays fait partie des plus faibles de l’OCDE et la réglementation n’est pas très importante dans de nombreux domaines.
En considérant les chiffres mentionnés ci-dessus, il est tentant de tirer des conclusions sur l’ampleur de la soustraction fiscale. Toutefois, on devrait éviter de le faire. Bien que des recoupements existent entre ces deux phénomènes, de telles déductions ne sont possibles que dans une mesure très limitée[8].
En l’absence de méthode idéale pour évaluer les recettes que la soustraction fiscale a fait perdre à l’État, il convient de créer un cadre global efficace[9]. Celui-ci devrait recenser tous les contribuables potentiels, toutes les activités potentiellement imposables et toutes les formes de non-conformité fiscale, cela en évitant les chevauchements des diverses composantes[10]. Par conséquent – et en sachant qu’il faut considérer toutes les estimations comme des approximations et les utiliser avec prudence –, on devrait combiner les méthodes microéconomiques, macroéconomiques et celles recourant à des sources de données. Cela permettrait de vérifier la cohérence des chiffres qui en résultent et de quantifier aussi complètement que possible la soustraction d’impôts[11]. Les estimations de ce “manque à gagner” faites par les autorités fiscales au Danemark[12], en Suède[13], en Grande-Bretagne[14] et aux États-Unis[15], témoignent de la pertinence de telles analyses et de l’utilité de combiner plusieurs méthodes pour les réaliser.
Méthodes de mesure
Méthodes «macro» |
Indicateurs macroéconomiques
Indicateur individuel Approches monétaires • Consommation d’électricité / approche par les intrants physiques • Taux d’activité • Plusieurs indicateurs / Modélisation au moyen du modèle «Indicateurs et causes multiples» (Mimic) / Approches de la variable latente |
Divergences basées sur la comptabilité nationale (CN)
• CN contre données fiscales • Données CN sur le revenu contre données CN sur l’utilisation ou la production |
Autres méthodes «macro» d’analyse des divergences
Impôt anticipé non récupéré |
Méthodes «micro» |
Contrôles fiscaux individuels
Enquêtes Méthodes «micro» d’analyse des divergences Indications fournies par le mode de consommation |
Autres méthodes «micro»
• Expériences en laboratoire et expériences contrôlées sur le terrain • Amnisties fiscales, procédures de rappel d’impôts, procédures fiscales pénales |
Source: Schmutz (2015)
- Schaltegger et Schneider (2005). []
- Voir Schneider et Enste (2000), Fuest et Riedel (2009), Gemmell et Hasseldine (2012) et Schneider (2015a) pour d’autres informations concernant les méthodes, ainsi que Schmutz (2015) pour leur applicabilité dans le cas de la Suisse. []
- Cohn (1884), pp. 22-25, Meier (1984) et Schanz (1890), p. 329s. []
- Conseil fédéral (1974), Howald (2010), Schmid (1973), Schöchli (2012), Commission nationale suisse Justice et Paix (1981), p. 11s., et Strahm (1978), p. 12s. []
- Conseil fédéral (1962), p. 1115. []
- Feld et Frey (2004), Frey et Feld (2002) ainsi que Pommerehne et Frey (1992) cités dans Frey et Feld (2002). Voir également Schmutz (2015) pour un aperçu des estimations des avoirs et des revenus non déclarés en Suisse. []
- À titre d’exemple, Schneider (2015a, 2015b) combine la méthode Mimic et l’approche monétaire pour évaluer l’étendue et l’évolution de l’économie souterraine. Voir Schneider (2015a) pour des explications sur ces deux méthodes. []
- OCDE (2002), pp. 156-163. []
- OCDE (2008). []
- FMI (2013). []
- Schmutz (2015). []
- SKAT (2009 a et b). []
- Voir Skatteverket (2008). []
- Voir HM Revenue & Customs (2013a) et HM Revenue & Customs (2013b). []
- Voir Black et al. (2012). []