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«En économie aussi, il existe une sorte de pesanteur»

Dans un entretien avec La Vie économique, Felix Brill livre ses réflexions concernant la surévaluation du franc. Le nouveau CEO de l’entreprise zurichoise Wellershoff & Partner se dit convaincu que l’économie suisse se sortira sans trop de mal de cette épreuve. Une politique monétaire indépendante présente bien des avantages, assure cet économiste. Il espère que la Banque nationale suisse supprimera les taux d’intérêts négatifs dans quelques mois.
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On recommande aux investisseurs suisses des monnaies comme la couronne norvégienne: Felix Brill, lors d'un entretien avec La Vie économique au restaurant du casino de Berne
M. Brill, vous êtes depuis peu le CEO de Wellershoff & Partners. Quels sont les défis qui vous attendent?

J’ai participé à la construction de cette entreprise, dont je suis l’un des partenaires fondateurs. Jusqu’ici, j’occupais la fonction de chef économiste. Dorénavant, d’autres préoccupations viendront s’ajouter à l’analyse économique. Je dois certes me soucier de ce dont nous avons besoin pour que les affaires marchent le mieux possible. D’autres questions se posent, toutefois, naturellement à l’esprit: comment continuer à développer l’entreprise? Ou quelle est la meilleure manière de mettre en œuvre notre stratégie? La situation actuelle est exigeante pour beaucoup de nos clients. C’est une période intéressante pour notre société: il se passe tellement de choses.

Avez-vous plus de mandats depuis le 15 janvier dernier, date à laquelle le cours plancher du franc par rapport à l’euro a été supprimé?

À court terme, nous avons effectivement reçu plus de mandats, car l’insécurité s’est accrue. Nous avions déjà averti nos clients existants qu’une telle situation pouvait survenir.

Quels conseils donnez-vous à une entreprise exportatrice qui souffre de la vigueur du franc?

En principe, on peut dire ceci: à l’heure actuelle, les entreprises qui exportent principalement vers la zone euro n’ont pas à prendre de mesures supplémentaires pour se couvrir contre les risques de change. Cela ne ferait qu’engendrer des coûts. La probabilité que le franc subisse une nouvelle réévaluation substantielle est plutôt faible en ce moment. En même temps, ces entreprises doivent s’arranger pour continuer de tourner. Selon les expériences faites après l’éclatement de la crise de la dette en Europe, elles peuvent par exemple accorder des réductions temporaires sur les prix.

Que dites-vous aux établissements financiers?

Nous leur conseillons explicitement d’effectuer des placements en monnaies étrangères. Les positions en euros nous paraissent particulièrement intéressantes. Le franc est également très fort vis-à-vis de nombreuses autres monnaies. Celles de la Scandinavie, comme la couronne norvégienne, en sont un exemple. Les pays émergents offrent également un grand choix de devises.

Vous leur donnez ce conseil en espérant que la faiblesse de l’euro s’atténue?

Exactement. Mais je ne me réfère pas au principe de l’espoir, car il s’agit toujours de peser les chances et les risques. Ce qui est intéressant dans la situation actuelle, c’est que l’on peut investir à grande échelle dans des pays étrangers sans avoir à se couvrir contre les risques de change.

Avez-vous d’autres recommandations?

Oui. Le débat médiatique s’est fortement concentré sur l’industrie d’exportation, mais il existe aussi beaucoup d’importateurs en Suisse. Nous conseillons à ces derniers de se couvrir dès maintenant contre une appréciation de l’euro.

La Banque nationale a été vivement critiquée, lorsqu’elle a aboli le taux plancher. Deux mois après, la moitié des électeurs trouvent cette mesure correcte, selon un sondage d’opinion . Comment expliquez-vous cet étonnant revirement?

Trois facteurs y ont contribué. Premièrement, la BNS est parvenue à mieux expliquer au fil des jours pourquoi cette mesure était inévitable. Au début, sa méthode de communication n’était pas tout à fait optimale. Peut-être fallait-il aussi un peu de temps. Ce n’est pas une question facile.

Et la deuxième explication?

La grande crise que l’on craignait ne s’est toujours pas produite. Entre-temps, nous disposons des premières données et estimations, qui ne sont si mauvaises que cela. La troisième raison est le plus importante: la majorité des personnes interrogées profitent de prix réduits grâce à la baisse de l’euro. Moi qui suis un passionné de vélo, je reçois une avalanche de courriels publicitaires qui promettent des rabais de 20%. Dans ma tête, je me dis: «Est-ce vraiment une bonne chose?» Pour parler franchement, je ne me sens pas coupable d’acheter une marchandise meilleur marché. Au contraire, je m’en réjouis et me dis qu’il me restera plus d’argent pour d’autres choses; aller au restaurant, par exemple.

D’aucuns disent que la BNS devrait suivre une autre politique monétaire. Le Danemark indexe sa monnaie sur l’euro, tandis que Singapour contrôle la sienne en la liant à un panier de devises. Serait-ce également une option pour la Suisse?

D’abord, on doit clarifier un principe politique: la société est-elle prête à renoncer à un droit souverain?

Pouvez-vous préciser?

Une politique monétaire autonome est l’une des principales formes de souveraineté que l’on peut avoir dans la politique économique. Un État doté de sa propre monnaie peut mieux influer sur l’économie indigène, même si une petite économie ouverte, comme la Suisse, reste naturellement dépendante de l’étranger. Cela étant, le mandat principal de la BNS est d’assurer la stabilité des prix en tenant compte du contexte économique. La loi sur la Banque nationale suisse ne dit rien concernant la suspension d’un taux de change libre. D’après moi, l’introduction du cours plancher a été possible uniquement parce que la BNS a affirmé: «Ceci est une mesure d’urgence temporaire.»

Du point de vue juridique, une indexation permanente sur d’autres monnaies ne serait donc pas possible. Et politiquement?

Il y a quinze ans que je vis en Suisse et j’ai réalisé à quel point la question de la souveraineté nationale est importante. En même temps, elle est éminemment politique. Malgré tout, on ne cessera jamais d’en discuter. Il ne faut, cependant, pas oublier qu’une telle situation n’a pas que des avantages. Elle engendre aussi des coûts.

Concrètement, quels avantages offre l’indépendance?

En Suisse, nous avons bénéficié d’un bonus d’intérêt pendant des décennies. Les entreprises pouvaient ainsi se financer à des coûts avantageux. En ce moment, cela semble être plutôt une malédiction qu’une bénédiction, car les taux sont négatifs. Je pense , toutefois, que le temps viendra où nous pourrons de nouveau apprécier cet avantage.

La banque nationale a donc agi dans l’intérêt général le 15 janvier dernier.

Oui, car une politique monétaire axée uniquement sur quelques branches ne sert pas l’intérêt général. Le taux plancher nous l’a montré: les coûts peuvent être considérables. Je pense ici aux pertes comptables sur les réserves de devises. La gestion de ces importantes réserves et leur démantèlement, qu’il faudra bien entreprendre un jour ou l’autre, seront la tâche herculéenne de ces prochaines années. Le taux plancher est un outil qui accompagnera encore longtemps la politique monétaire de la BNS.

Quelles solutions entrevoyez-vous?

Franchement, pas beaucoup. La Banque nationale suisse n’a pas la même marge de manœuvre que la Réserve fédérale américaine. Le problème est le suivant: en raison de ses importantes réserves de devises, la banque nationale est encore plus limitée qu’avant. Elle dépend dans une large mesure de la Banque centrale européenne.

La banque nationale a, cependant, décidé de distribuer un milliard de francs supplémentaire aux cantons et à la Confédération. Cela fait au total 2 milliards pour l’exercice 2014.

Il faut examiner cette distribution avec un œil critique. Avec les taux de change actuels, la couverture en fonds propres est très faible. Dans les minutes qui ont suivi l’abandon du taux plancher, les cours ont subi de fortes fluctuations, provoquant même une situation de sous-couverture.

La distribution du bénéfice, décidée le 24 avril, était donc un luxe?

Je crains que le thème de la distribution du bénéfice ne revienne sur le tapis ces prochaines années, étant donné le niveau élevé des réserves en devises. Actuellement, celles-ci atteignent quelque 520 milliards de francs. Si le franc s’apprécie ne serait-ce que de 1%, les réserves fondront de 5,2 milliards.

Dans une analyse de régression, vous avez constaté qu’après une année, le franc rattrape environ un tiers de sa surévaluation. Après deux ans, ce sont déjà 60% et après trois ans 80%. Est-ce à dire que les choses vont se régler d’elles-mêmes?

(Rires) En économie aussi, il existe une sorte de pesanteur. Si cette idée me plaît, c’est peut-être parce que j’ai aussi étudié la physique. Plus sérieusement, nous ne savons pas, hélas, quand la force de gravité déploiera de nouveau tous ses effets. L’économie n’est pas un laboratoire.

Votre étude se base sur des situations passées.

Comment expliquer correctement l’évolution d’un taux de change à long terme, que ce soit dans une direction ou dans une autre? Il n’existe pas beaucoup de possibilités. Nous en avons une seule à vrai dire, qui fonctionne d’ailleurs de manière empirique depuis le XVIe siècle: l’évolution relative de l’inflation et la parité du pouvoir d’achat qui en découle. Certes, ce n’est pas une science exacte, mais on peut en tirer des indications très fiables.

À combien estimez-vous la parité de pouvoir d’achat?

Elle se situe vraisemblablement autour de 1,27 franc pour un euro. Sur la base des monnaies qui l’ont précédé, nous avons recalculé l’euro en remontant jusqu’en 1980. Nous avons, dès lors, constaté que la situation actuelle est inédite: par le passé, le franc n’a jamais été aussi éloigné de la parité de pouvoir d’achat que maintenant. Il est actuellement surévalué d’environ 20%. C’est vraiment beaucoup. Cependant, notre analyse a aussi montré que les erreurs d’appréciation peuvent perdurer.

La situation pourrait donc durer plus longtemps que les trois années calculées dans votre étude?

Certainement. Cette analyse nous aide à préparer l’avenir, mais elle ne nous permet pas de faire des pronostics précis. Nous recommandons donc à nos clients de ne pas se fier à l’exactitude apparente de prévisions ponctuelles. On le voudrait dans les périodes troublées, mais voilà…

Une meilleure sécurité dans la planification serait bien utile.

Oui. Je veux simplement dire ceci: la probabilité que le franc s’affaiblisse ces deux prochaines années est beaucoup plus grande que celle de le voir s’apprécier sensiblement. Des facteurs aussi bien économiques que politiques vont dans ce sens. Néanmoins, je ne peux pas exclure qu’une situation extrême s’aggrave encore.

Vous parlez de facteurs politiques. Aujourd’hui, des voix s’élèvent de toutes parts pour exiger des allégements et des programmes conjoncturels. Cela peut-il aider les branches concernées?

Je suis par principe réservé sur ce point. L’activisme n’est jamais bon. Il est évident que le 15 janvier a été un choc. Cependant, le fait de ne pas trop intervenir nous a assez bien réussis jusqu’à présent. Malheureusement, le souvenir de la crise financière de 2009 s’estompe. Alors que tout le monde réclamait des mesures conjoncturelles, la Suisse a fait preuve d’une grande retenue.

La Suisse aussi a concocté un programme de stabilisation.

Oui, mais ponctuel. Il est important que de telles mesures soient limitées dans le temps – comme le chômage partiel. Annuler une règle est beaucoup plus difficile. À cela s’ajoute un autre aspect: dans quelle mesure la société est-elle prête à supporter les coûts d’un programme conjoncturel? Voulons-nous par exemple soutenir le tourisme? Il ne s’agit pas seulement de maintenir en vie des entreprises. D’autres aspects jouent également un rôle. On doit parler ouvertement des coûts effectifs et potentiels.

Il existe de grandes différences entre les prévisions conjoncturelles. Globalement, tous les instituts annoncent un ralentissement plus ou moins marqué de la croissance. D’après votre appréciation de la situation, la crise va-t-elle arriver ou non?

Pour quelques branches – notamment le tourisme –, la situation sera très difficile: elles n’ont pas de matelas pour amortir le choc. Dans l’ensemble, je pense toutefois que l’économie suisse s’en tirera sans trop de mal.

Qu’est-ce qui vous rend tellement optimiste?

Modérément optimiste. (rires). Par rapport à la situation prévalant en 2011, quand nous avons dû surmonter le premier choc du franc, les perspectives de nos principaux partenaires commerciaux européens se sont nettement améliorées. Il semble vraiment que l’Europe soit enfin sortie de la crise économique. Les enquêtes conjoncturelles de la Commission européenne, en particulier, sont encourageantes. La zone euro retrouve le chemin de la croissance. L’économie espagnole se relève rapidement. La situation s’améliore aussi dans d’autres pays qui donnaient du souci, comme l’Italie. La demande de produits suisses devrait recommencer à augmenter en Europe. Surtout si le franc s’affaiblit effectivement. Je conseille donc à mes clients d’accorder dans la mesure du possible des rabais temporaires sur les prix, afin de ne pas perdre leurs parts de marché.

Qu’en est-il du chômage? Devons-nous nous préparer à une forte hausse?

Je ne pense pas. Hormis dans quelques branches, je ne m’attends pas à une hausse inquiétante. Le problème réside plutôt dans la progression de l’emploi. Celle-ci était un moteur essentiel de la croissance ces dernières années, avec l’immigration. À court terme, la consommation des ménages continuera de soutenir la conjoncture, étant donné que nous profitons de prix avantageux à l’importation. À long terme, le défi consiste à conserver l’attrait de notre site d’investissement. Une certaine insécurité règne aussi au niveau politique, en raison notamment de l’initiative contre l’immigration de masse.

En abolissant le cours plancher, la BNS a également introduit des taux d’intérêt négatifs. Quels en sont les effets secondaires?

Les banques concernées se trouvent face à un dilemme: doivent-elles répercuter les taux négatifs sur leurs clients? Si elles le font, elles prennent le risque de les voir partir.

… et qu’ils mettent leur argent sous un matelas?

Peut-être d’abord dans une autre banque qui ne répercute pas encore les taux d’intérêts négatifs. Toutefois, si une banque ne le fait pas, elle a plus de difficultés à constituer des fonds propres. Il lui manque déjà l’argent qu’elle verse à la BNS sous la forme d’intérêts négatifs. Si les clients mettaient effectivement leur argent sous un matelas, cela aboutirait à une panique bancaire absurde: les gens ne retireraient pas leurs fonds parce que la monnaie se déprécie, mais à cause des coûts trop élevés. En outre, les taux d’intérêts négatifs provoquent des effets secondaires indésirables. Une caisse de pension pourrait être tentée de prendre des risques plus élevés ailleurs.

Ces taux négatifs vont-ils nous accompagner longtemps?

Je crains en effet que devions nous en accommoder pendant encore un certain temps. Les taux d’intérêts négatifs obéissent à plusieurs facteurs. L’un d’eux est la politique de la Banque centrale européenne qui pourrait, par exemple, cesser de prolonger les siens. Pour le moment, elle n’en prend pas le chemin. Son grand programme de rachat d’obligations durera au moins jusqu’en septembre 2016. Le taux de change est un autre facteur. La condition indispensable serait que le franc s’affaiblisse. Plus vite cela ira, plus tôt la BNS renoncera à ce dispositif.

Cela va donc durer encore des années.

Des années peut-être pas, mais des mois. Cela dit, c’est une prévision qui est empreinte d’une certaine dose d’espoir.

Proposition de citation: Blank, Susanne (2015). «En économie aussi, il existe une sorte de pesanteur». La Vie économique, 22. mai.

Wellershoff & Partner

L’entreprise zurichoise Wellershoff & Partners est spécialisée dans le conseil économique et les questions relatives aux marchés financiers. Elle compte parmi ses clients des entreprises industrielles, des banques, des caisses de pension et des assurances suisses. Ces sociétés lui soumettent par exemple des questions spécifiques aux placements. Les conseillers analysent également l’évolution des marchés et des risques monétaires. L’entreprise, fondée en 2009 par Klaus Wellershof, emploie dix collaborateurs.

L’invité

Felix Brill est le CEO de Wellershoff & Partners depuis avril 2015. Pendant les cinq dernières années, il a dirigé, en tant que chef économiste, le groupe d’analyses économiques de l’entreprise. Il continuera d’assumer cette fonction en la cumulant avec celle de CEO. Felix Brill est âgé de 35 ans et vit à Zurich. Il a étudié et obtenu un doctorat aux universités de Saint-Gall, Berne et Stockholm. Il a fait ses armes à l’UBS en tant que chef des Analyses conjoncturelles suisses.