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Le point de vue de l’industrie pharmaceutique sur le franc fort

Le franc fort pèse sur l'économie suisse. L’un des remèdes réside dans un surcroît de compétitivité. Les milieux politiques doivent également faire preuve d'initiative; c'est, en tous cas, l'avis du groupe pharmaceutique Novartis.
Une monnaie durablement forte pousse les entreprises à accroître leur productivité. Ces dernières années l'ont bien montré.

En janvier dernier, suite à l’abandon du cours plancher, le franc suisse a gagné jusqu’à 20%, surtout vis-à-vis de l’euro. Les raisons sont les mêmes qu’en 2011, lorsque la Banque nationale suisse avait introduit un seuil minimal. Les marchés financiers sont, aujourd’hui comme à l’époque, dominés par l’incertitude.
En 2011, la crise financière avait laissé d’importantes séquelles dans le monde, ce qui avait affaibli le dollar US et la livre sterling. Aujourd’hui, la crise de la zone euro n’est pas encore derrière nous; cela se traduit notamment par un manque de confiance dans la monnaie européenne. Malheureusement, la question grecque n’est pas encore résolue et les problèmes économiques que subissent d’autres pays de la périphérie de l’UE menacent de durer. Tout comme en 2011, les investisseurs réagissent aujourd’hui à cette incertitude en cherchant des valeurs refuges, notamment le franc, qu’ils valorisent massivement par rapport à l’euro.

Les grands groupes ressentent un effet de levier


Plus la part des exportations vers la zone euro et celle des coûts en francs acquittés en Suisse sont élevées, plus les entreprises exportatrices ressentent un besoin immédiat d’agir. Lors du choc de 2011, beaucoup d’entre elles avaient déjà réagi en optimisant leur chaîne logistique pour se rapprocher de la parité de change “naturelle” où les parts des coûts et des bénéfices sont semblables dans toutes les zones monétaires. La plupart des entreprises en sont encore très éloignées aujourd’hui.
Véritable moteur des exportations suisses, l’industrie pharmaceutique est fortement touchée. En glissement annuel, ses ventes à l’étranger ont progressé de 3,6% et dépassé 66 milliards de francs. Cela représente un tiers environ des exportations nationales en volume.
Même un grand groupe suisse de dimension planétaire comme Novartis ressent les effets du franc fort. Alors que, compte tenu de l’exiguïté du marché suisse par rapport au reste du monde, 1 à 2% seulement de son chiffre d’affaires est réalisé en francs, plus de 10% de ses coûts restent libellés dans cette monnaie. Les variations du taux de change ont donc un effet de levier considérable; le résultat opérationnel est d’autant plus sensible à l’appréciation du franc que l’écart entre les coûts et les bénéfices libellés en cette monnaie est grand.
Nombre d’entreprises ont annoncé des réductions d’effectifs dans les deux mois qui ont suivi la décision de la BNS et la progression du franc. Début mars, 1500 emplois étaient déjà détruits en Suisse, toutes branches confondues. Étant donné que leurs carnets de commande du premier trimestre sont souvent bien remplis, beaucoup de firmes réagissent dans l’immédiat en recourant au travail supplémentaire ou en réduisant les salaires plutôt qu’en faisant appel au chômage partiel. La flexibilité du marché suisse de l’emploi le permet.

La théorie veut que le taux de change reflète le pouvoir d’achat


Malgré toutes les mesures adoptées par les entreprises pour rester compétitives, on peut se demander si, et sous quelle forme, l’État peut les soutenir dans leurs efforts.
Le bon taux de change pour une économie nationale – et d’abord pour son industrie –est celui qui reflète la productivité relative effective du pays par rapport à l’extérieur. Dans la pratique, on se réfère souvent à la parité de pouvoir d’achat (PPA), soit au taux de change (fictif) défini par un panier de marchandises dont le coût serait identique dans les diverses zones monétaires considérées.
Même avec un tel taux de change, des entreprises font faillite et les mutations structurelles se poursuivent. Toutefois, dès lors que la parité de pouvoir d’achat reflète la productivité réelle, la concurrence internationale est équitable et les économies nationales s’en accommodent généralement fort bien.

«À long terme, nous serons tous morts»


La situation pose problème quand, pour d’autres raisons (en l’occurrence l’évolution des marchés financiers), l’écart par rapport à la PPA devient si important que les entreprises exportatrices ne sont plus compétitives face à leurs concurrentes étrangères. Durant le premier trimestre 2015, l’écart a été énorme. La brusque hausse du franc s’est traduite par une forte surévaluation, visible à la différence entre la PPA et le taux de change (voir illustration). À long terme, on peut certes s’attendre à ce que le mouvement s’inverse; en attendant, le danger de voir des emplois industriels irrémédiablement perdus est bien réel, alors qu’avec un taux de change équitable, ces emplois seraient restés parfaitement compétitifs. Autrement, nous pouvons toujours faire nôtre la devise de l’économiste britannique John Maynard Keynes: «À long terme, nous serons tous morts».

Évolution du taux de change et de la parité de pouvoir d’achat

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Source: Macrobond, calculs d'Economiesuisse / La Vie économique


Remarque: avant l’introdution de l’euro (2002), c’est le Système monétaire européen qui a été pris en considération. La méthode a consisté à établir une moyenne des taux de change des devises qui en faisaient partie.

L’économie et l’État doivent se compléter


Il importe de distinguer entre les différentes origines de la fluctuation des cours, si l’on veut aboutir à des recommandations utiles. Lorsqu’un taux de change ne s’écarte pas sensiblement de la PPA et que ses fluctuations restent modestes, les entreprises sont en mesure de réagir de manière adéquate. L’économie peut ainsi compenser un raffermissement continu de la monnaie par des mesures destinées à encourager l’innovation ou à accroître la productivité.
Les réactions rapides sont en revanche limitées lorsque ce cours s’écarte fortement de la PPA. Selon la situation conjoncturelle, l’entreprise peut décider d’introduire le chômage partiel ou d’allonger la durée hebdomadaire de travail sans relever la rémunération, mais aussi de procéder à des licenciements ou de délocaliser des sites de production à l’étranger. Une appréciation brutale du franc peut donc donner un sérieux coup de frein à l’économie. Le problème est que les entreprises qui délocalisent des sites de production ou des emplois pour des raisons de change ne les rapatrient pas en Suisse lorsque la situation s’améliore[1].
Étant donné la force d’inertie de la compétitivité, il en faut beaucoup pour que des entreprises solidement établies suppriment des emplois ou délocalisent. Toutefois, lorsque la goutte d’eau fait déborder le vase – une surévaluation aussi forte et rapide en constitue un exemple –, des réactions violentes et des pertes irrémédiables sont à craindre.
Les deux tendances ont été observées depuis la crise financière. On note une revalorisation fondamentale (représentée par la ligne du taux de change conforme à la PPA dans l’illustration) et un taux de change nominal nettement surévalué, qui n’a pu être contrôlé pendant plus de trois ans qu’en introduisant un plancher de 1,20 franc pour un euro. Étant donné que la surévaluation du franc s’explique principalement par son rôle de valeur refuge, il est peu probable que le taux de change nominal par rapport à l’euro se rapproche bientôt de la PPA.
Pour autant que l’économie prenne les mesures qui s’imposent, elle saura faire face à la brusque appréciation du franc. Les entreprises ont fait beaucoup d’efforts ces dernières années et surtout depuis 2011. Au final, l’expérience montre qu’une hausse durable de la monnaie entraîne des gains de productivité, puisqu’elle impose d’économiser sur les coûts. Les interventions politiques permettent, en revanche, d’affronter les fortes variations de change. Il ne s’agit pas seulement, alors, d’activer des dispositions temporaires comme le chômage partiel, mais bien davantage encore de soutenir et de renforcer les piliers sur lesquels repose la compétitivité du pays.

Les politiques doivent renforcer la compétitivité du pays


L’économie suisse ne parviendra à déjouer ces difficultés que si ses conditions-cadres s’améliorent continuellement. Ses atouts doivent être développés afin de compenser l’évolution des taux de change. L’industrie pharmaceutique est un domaine d’activité qui investit beaucoup dans la recherche et dont les produits connaissent des cycles longs. L‘innovation et la productivité doivent, dès lors, progresser en permanence pour ne pas être dépassées sur le marché mondial. Si la formation et la recherche doivent demeurer des domaines d’excellence, il faut aussi que les conditions-cadres se fixent trois grandes priorités: l’ouverture des marchés, la politique fiscale et la flexibilité du marché de l’emploi.
L’ouverture des marchés doit permettre à la Suisse d’accueillir des talents internationaux et d’accroître ses débouchés étrangers. L’industrie pharmaceutique, qui est basée sur l’innovation, doit pouvoir recruter du personnel extrêmement qualifié dans le monde entier pour poursuivre ses activités de recherche en Suisse. Or, notre future compétitivité est déjà désavantagée dans ce domaine, en raison notamment de la réduction des contingents réservés aux ressortissants d’États tiers prévue par la Confédération et de la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse. Souhaitons que l’on agisse avec discernement dans les deux cas.
L’accès au grand marché européen dépendra ces prochaines années de la façon dont l’initiative contre l’immigration de masse sera mise en œuvre. Les accords bilatéraux ont fait leurs preuves et ne devraient pas être remis en jeu inconsidérément. Par exemple, l’accord sur les barrières techniques au commerce facilite considérablement les échanges avec l’UE dans la mesure où il évite les contrôles doubles ou même multiples de chaque lot ou centre de production[2].

Trois priorités: l’accès aux marchés, la fiscalité et le temps de travail


Les accords de libre-échange multilatéraux ou bilatéraux doivent éviter toute discrimination des produits suisses, en améliorant constamment leur accès aux marchés des États tiers. Un tel accord doit, toutefois, garantir une protection efficace de toutes les formes d’innovation, en affirmant les droits de la propriété intellectuelle.
La politique fiscale est, en outre, l’un des piliers de la compétitivité. La troisième réforme de l’imposition des entreprises doit notamment permettre de l’adapter aux normes internationales. Sans cela, la Suisse perdrait ses avantages en la matière. Il est, par ailleurs, essentiel de compenser l’abolition des régimes fiscaux cantonaux dont bénéficiaient les sociétés holding, notamment par un système de «licence boxes».
Il ne s’agit pas de faire des cadeaux à l’industrie, mais simplement de préserver l’attrait fiscal et la compétitivité de notre pays. En cas de recours aux «licence boxes», il serait judicieux d’y inclure des déductions pour la recherche et développement. Combiné à un tel système, l’encouragement “en amont” permettrait aux industries suisses de continuer à mener leurs recherches sur place à grande échelle.
Il faut, enfin, préserver la flexibilité de l’emploi en Suisse. La réglementation du temps de travail soulevait un conflit irrésolu jusqu’ici. Le décalage entre l’obligation d’enregistrer scrupuleusement les horaires effectués et les réalités du monde moderne s’est, en effet, accentué ces dernières années. Pendant longtemps, aucun accord n’a été possible. En février dernier, on a enfin pu faire état d’une première percée, les partenaires sociaux s’accordant sur une proposition de compromis du conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann. La solution proposée consiste à inscrire dans l’ordonnance la possibilité de renoncer sous certaines conditions à saisir le temps de travail. Elle mérite d’être saluée et devrait entrer rapidement en vigueur.

Ne pas oublier les réglementations spécifiques aux branches


Tous les efforts déployés pour améliorer le cadre réglementaire général ne doivent pas occulter le fait que le succès d’une industrie dépend aussi étroitement des dispositions spécifiques aux branches. Cela concerne l’ensemble de l’économie, des banques (concept «too big to fail») à l’industrie horlogère (concept «Swissness») en passant par celle de la pharmacie.
On constate que, dans ce dernier cas, les efforts déployés vont dans des sens diamétralement opposés. D’un côté, le plan directeur pour l’encouragement de la recherche biomédicale, que le Parlement a demandé au Conseil fédéral, doit être ambitieux et de grande portée. Le débat concernant la loi sur les produits thérapeutiques l’a déjà intégré sous la forme d’incitations supplémentaires en faveur de la recherche sur les maladies rares et les indications pédiatriques. D’un autre côté, l’ordonnance sur l’assurance-maladie, que le Conseil fédéral a adaptée il y a quelques années, ne fixe plus les prix – et, en particulier, ceux des médicaments soumis à contrôle – que par comparaison avec ceux pratiqués à l’étranger, bien que la loi fédérale sur l’assurance-maladie préconise aussi une approche thérapeutique transversale. Cette lacune doit être définitivement corrigée lors de la révision de l’ordonnance, actuellement en cours.
Le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) insiste régulièrement sur le fait que la Suisse n’a pas de politique industrielle et que c’est donc à juste titre qu’elle renonce à subventionner des branches particulières[3]. Le gouvernement s’emploie davantage à renforcer la concurrence et le cadre réglementaire général. Il serait absurde que l’État tente d’une main de renforcer la compétitivité économique avec des réglementations générales et qu’il annule en même temps cet effet en édictant des dispositions spécifiques aux branches.
Une politique industrielle «intelligente» – qui renforce donc l’ensemble de l’économie – consisterait à tenir dûment compte des répercussions que peut avoir une réglementation spécifique sur la compétitivité de la branche[4]. L’économie et l’État doivent tirer à la même corde pour surmonter la surévaluation momentanée du franc et dessiner l’avenir de la place industrielle suisse.

  1. Mumenthaler et von Schnurbein (2015). []
  2. Le terme de lot comprend la totalité du produit faisant l’objet d’un procédé par lots. Cela signifie que l’objet considéré a été produit et empaqueté de la même façon. []
  3. DEFR (2014), p. 76. []
  4. Mumenthaler (2012). []

Bibliographie

 Mumenthaler Stephan, “Pour une politique industrielle 2.0”, La Vie économique, 7/8 2012, pp. 19-20.
 Mumenthaler Stephan et von Schnurbein Barbara, “The Stickiness of National Competitiveness: Implications for Switzerland and Beyond”, Aussenwirtschaft, à paraître.
 Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche DEFR, Rapport du 16 avril 2014 faisant suite au postulat Bischof (11.3461). Une politique industrielle pour la Suisse, Berne, 2014.


Bibliographie

 Mumenthaler Stephan, “Pour une politique industrielle 2.0”, La Vie économique, 7/8 2012, pp. 19-20.
 Mumenthaler Stephan et von Schnurbein Barbara, “The Stickiness of National Competitiveness: Implications for Switzerland and Beyond”, Aussenwirtschaft, à paraître.
 Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche DEFR, Rapport du 16 avril 2014 faisant suite au postulat Bischof (11.3461). Une politique industrielle pour la Suisse, Berne, 2014.

Proposition de citation: Stephan Mumenthaler ; Barbara von Schnurbein ; (2015). Le point de vue de l’industrie pharmaceutique sur le franc fort. La Vie économique, 22 mai.