Le plafonnement des règlements en espèces est une menace inutile pour l’économie
En période de crise, l'argent liquide représente la sécurité. Ruée vers les guichets de l'entreprise financière Northern Rock, à Londres, en 2007.
À l’ère postindustrielle, les billets de banque et la monnaie peuvent passer pour des reliques si on les compare aux moyens de paiement électroniques que sont les cartes EC, les cartes de crédit et les transactions par Internet. Le paradoxe réside dans le fait que l’argent liquide semble archaïque d’un côté, mais indispensable de l’autre. C’est justement la nature tangible des billets de banque et de la monnaie qui explique cette popularité constante, alors que les moyens de paiement modernes n’ont qu’une existence passagère. On peut même affirmer que le côté palpable de l’argent a une raison d’être en soi. C’est, du reste, l’aspect émotionnel et subconscient qui incite de nombreux agents économiques dans tous les pays du monde à recourir à l’argent liquide pour leurs transactions.
En ajoutant le fait que les dépenses de consommation représentent le plus gros volume des postes du PIB, il est facile de comprendre que les gens ne pourraient peut-être pas acquérir des biens et des services s’ils ne sont pas suffisamment rassurés sur le plan économique. Cela étant, ce sentiment de sécurité ne dépend pas seulement du revenu à disposition, mais de divers facteurs socio-économiques, par exemple de l’envie générale d’acheter ou des occasions effectives d’achat qui, mises ensemble, aboutissent à un équilibre extrêmement précaire. Le fait est que l’argent liquide, vu son utilisation rapide et conviviale, représente souvent un élan naturel vers la flexibilité et la croissance économique. Cependant, il ne faudrait surtout pas oublier que c’est justement cette disponibilité qui fait penser à des temps révolus.
Tableau 1. Avantages et inconvénients du plafonnement des règlements en espèces
Avantages | Inconvénients |
Réduction des coûts en lien avec les règlements en espèces (comme les émissions, les substitutions, la distribution) | L’argent en espèces est un refuge en temps de crise. |
Moyen de lutte contre l’évasion fiscale et le marché noir | Agit comme un frein sur la consommation (et, par conséquent, sur la croissance économique) en cas de préférence à long terme pour l’argent liquide. |
Adhésion à un système de paiement plus moderne | Restreint la liberté de choix. |
La ruée vers les guichets prouve la valeur de l’argent liquide
Au fond, en l’absence de système économique indexé sur l’or, l’argent liquide joue le même rôle que celui des métaux précieux pour le papier-monnaie pendant la période de «l’étalon-or» (de 1816 environ à 1917 et de 1925 à 1936) ou de «l’étalon de change-or» (de 1944 environ à 1971). Alors que, jadis, l’or garantissait la convertibilité des émissions de papier-monnaie, de nos jours les espèces servent de facto à garantir la valeur des dépôts bancaires.
La ruée vers les guichets, comme celle qui s’est produite dans l’entreprise financière britannique Northern Rock en 2007, en constitue une preuve concrète. Dans ce genre de situation, les clients exigent de solder leurs comptes pour retirer les montants déposés; ils ne veulent pas transférer leurs dépôts bancaires vers un autre établissement de crédit. Cette conception, soit le sentiment de sécurité ressenti en présence de ressources financières tangibles, peut passer inaperçue en période de calme économique, mais certainement pas lors de troubles financiers.
Comme c’est souvent le cas, aucune réponse miracle ne permet de connaître le moyen de paiement – électronique ou papier? – à utiliser dans tel ou tel pays. Il est vrai que les données statistiques sur la circulation de l’argent liquide dans les nations postindustrielles contredisent très souvent l’idée préconçue selon laquelle le papier-monnaie et les pièces seraient de plus en plus obsolètes.
En se référant à la littérature économique, on pourrait écrire abondamment sur la préférence accordée au règlement en espèces, ses avantages, ses inconvénients et son évolution. On n’a, cependant, guère analysé les conséquences que peut avoir la renonciation à l’utilisation (illimitée) du cash en faveur de la traçabilité des flux monétaires. Cette évolution concerne de nombreux pays européens. Cela étant, non seulement le principe libéral de la liberté de choix – selon la pensée de Milton Friedman – serait fortement érodé, mais même la limite supérieure recommandée par la Commission européenne tomberait dans l’oubli. Bien que celle-ci ait été ramenée de 15 000 à 7500 euros lors de sa dernière correction[1], elle reste nettement plus souple que de nombreuses pratiques nationales (voir tableau 2).
Tableau 2. Le plafonnement des règlements en espèces dans quelques pays de l’UE
Limite supérieure en euros: | En vigueur depuis: | |
Belgique | 3000 | 2014 |
Bulgarie | 14 999 BGN (environ 7670 EUR) | 2011 |
France | 3000 (résidents; professionnels non-résidents)
15 000 (consommateurs non-résidents) |
2011 |
Grèce | 1500 | 2011 |
Italie | 999,99 | 2012 |
Portugal | 1000 (transactions entre les consommateurs et les professionnels) | 2012 |
République slovaque | 5000 («business-to-business»; «consumers-to-business»; «business-to-consumers»); 15 000 (personnes physiques qui agissent en dehors de leurs affaires normales) | 2013 |
Espagne | 2500 (résidents);
15 000 (non-résidents) |
2012 |
République tchèque | 350 000 CZK (environ 14 000 EUR) par jour | 2013 |
Source: Centre européen des consommateurs (2015)(http://www.europe-consommateurs.eu/fr/vos-droits/finances-assurances-et-fiscalite/services-financiers/payer-ses-achats/limites-de-paiement-en-especes), traduction Beretta.
D’abord changer de comportement
Si restreindre les moyens de paiement les plus courants dans les nations postindustrielles n’avait pas de conséquences négatives au niveau économique, on pourrait finalement approuver la démarche. Toutefois, comme les règlements en espèces (malgré leur statut désuet) jouissent encore d’une grande popularité, il peut être particulièrement risqué de les limiter – ou de renforcer les restrictions auxquelles ils sont soumis – et d’imposer par décret les moyens de paiement immatériels. Des problèmes peuvent se poser quand, par exemple, des personnes qui préfèrent les règlements en espèces n’adaptent pas leur comportement aux mesures décidées.
Comme les dépenses de consommation représentent une variable particulièrement opaque qui dépend de divers facteurs combinés, un seul d’entre eux peut paralyser le mécanisme d’achat. Qui ne connaît pas cette situation? On cherche par exemple un produit et on finit par le trouver, mais quelque chose nous dérange dans le processus d’achat, que ce soit le prix, l’air renfrogné du vendeur ou le moyen de paiement justement, si bien que l’on décide de ne pas poursuivre.
Un scénario tel que celui-là est plus actuel que jamais au vu du nombre croissant de fournisseurs et les possibilités de commander et d’acheter (y compris à l’étranger). Malgré sa formulation volontairement simpliste, l’exemple ci-dessus s‘applique à des scénarios dérivés, dont on pourrait extrapoler les effets néfastes.
Finalement, tout plafonnement ordonné par l’État (descendant) pour les règlements en espèces représente une menace potentielle pour la consommation et la croissance s’il ne reflète pas dûment les schémas de paiement consolidés des agents économiques locaux. Il en va tout autrement lorsque les gens (petit à petit et de leur propre chef) n’ont plus recours au papier-monnaie et aux pièces, comme c’est le cas notamment dans les pays scandinaves tels que la Suède. Dans ce scénario codéfini (ascendant), où la décision se prend seule ou est légitimée par une votation populaire, les acteurs économiques ont déjà intériorisé les effets négatifs du plafonnement des règlements en espèces. En d’autres termes, il ne faut pas s’attendre à des dommages parce que les personnes concernées se passent de toute façon (la plupart du temps) d’argent liquide.
Les parties à la transaction doivent pouvoir décider elles-mêmes
La préférence accordée à la matérialité, en matière d’argent, montre qu’on n’en est pas là et qu’une société sans argent liquide (du moins dans de nombreux pays du monde) est une perspective encore lointaine. Même si les limites imposées au cash ne semblent pas encore viser un tel objectif, il faudrait y renoncer, car elles ne font rien de moins que d’agir contre le moyen de paiement légal. Il serait peut-être plus sage de laisser les parties à la transaction convenir ensemble sur la base d’un contrat si elles souhaitent fixer des conditions de paiement particulières.
Même si on supprimait les plus gros billets de banque (ceux de 200 ou de 500 euros par exemple), comme le recommande l’économiste américain Kenneth S. Rogoff (2014), le manque généralisé d’acceptation présenterait les mêmes risques et impliquerait une augmentation potentielle des coûts de production et de transformation de tous les autres billets de banque. En effet, les individus (avec le même niveau de préférence pour les paiements en espèces) devraient recourir à un plus grand nombre de (petits) billets pour régler des montants identiques. L’argent et sa forme matérielle en particulier, en tant que symboles usuels de l’identité nationale, demeurent des instruments difficiles à manier.
On a déjà remarqué une chose: l’augmentation envisagée de l’imposition des valeurs financières par des taxes sur les transactions, telles que la taxe Tobin et les prélèvements obligatoires sur les comptes bancaires en temps de crise (comme à Chypre en 2013), ne sont à coup sûr pas des stratégies de marketing cohérentes pour susciter la confiance à long terme dans les méthodes de paiement électroniques.
- Voir la directive 2005/60/EG et la proposition de directive 013/0025 (COD). []
Proposition de citation: Beretta, Edoardo (2015). Le plafonnement des règlements en espèces est une menace inutile pour l’économie. La Vie économique, 23. juillet.
En Suisse, il n’y a pas de limite supérieure pour les règlements en espèces. Cependant, une obligation de diligence renforcée entrera en vigueur au début 2016 pour ceux qui sont égaux ou supérieurs à 100 000 francs. Les intermédiaires financiers et les négociants devront vérifier l’identité du cocontractant et documenter la transactiona.
a Voir l’article 8a, chiffre 7, de la loi fédérale sur la mise en œuvre des recommandations du Groupe d’action financière, révisées en 2012, datant du 12 décembre 2014.