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Le monde serait-il meilleur si les économistes ne se trompaient pas?

Les erreurs de prévision des économistes ne pourront jamais être totalement éliminées. On doit dès lors se demander qui en souffre ou qui peut en bénéficier.

Le monde serait-il meilleur si les économistes ne se trompaient pas?

Les marchés financiers réagissent fortement aux prévisions: courtiers à Wall Street.

Les économistes sont actifs dans plusieurs domaines de la vie économique, sociale ou politique: leurs erreurs (de jugement ou d’analyse) ont des conséquences. Cet article se concentre sur les seules erreurs de prévision macroéconomique. Nous partons du principe qu’une prévision est optimale si aucune information supplémentaire disponible au moment de son établissement ne permet de réduire davantage l’erreur de prévision. Cela n’implique pas que l’erreur de prévision est faible. Les prévisions macroéconomiques émises par les grandes institutions internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) influencent souvent les calculs d’autres instituts nationaux. Il est donc important de comprendre ce qui caractérise leurs erreurs.

Des prévisions à prendre au conditionnel


Il faut toujours considérer les conditions (exogènes) sur lesquelles une prévision se base. Pour un pays comme la Suisse, il s’agit essentiellement des hypothèses retenues concernant la croissance mondiale ou d’autres variables sur lesquelles elle n’a pas d’emprise. Si le «modèle» (l’interprétation) utilisé par les prévisionnistes est correct, mais que les hypothèses retenues ne se réalisent pas, il en découle une erreur de prévision[1].
Les prévisions émises par le FMI en matière de produit intérieur brut (PIB) mondial[2] sont symptomatiques à cet égard. Plusieurs gouvernements (dont le nôtre) utilisent régulièrement comme hypothèses exogènes les informations délivrées notamment par cet institut ou par l’OCDE, par exemple pour la croissance supposée des grands pays avancés ou émergents. Il n’est dès lors pas étonnant que les erreurs de prévision constatées dans certains d’entre eux aient largement les mêmes caractéristiques que celles des grandes organisations internationales.
Le PIB mondial prévu pour l’année en cours (voir illustration 1) est souvent plus précis que celui calculé pour l’année suivante (voir illustration 2). Les erreurs sont, en moyenne, d’environ un point de pourcentage dans le premier cas. Elles peuvent, par contre, dépasser deux points de pourcentage[3] dans le second. L’illustration 2 montre également qu’avant la crise financière, le FMI avait tendance à sous-estimer la croissance effective du PIB mondial. Par la suite, il l’a surestimée plusieurs fois, notamment pour les années 2011 à 2013. Les erreurs de prévision ont ainsi un caractère anticyclique.

Ill. 1. Prévision du PIB mondial pour l’année en cours




Remarque: modification par rapport à l’année précédente. La prévision publiée en janvier est rattachée à l’année précédente. L’erreur de prévision correspond à la valeur de cette même prévision moins sa valeur effective.
Source: FMI, SECO / La Vie économique

Ill. 2. Prévision du PIB mondial pour l’année suivante




Source: FMI, SECO / La Vie économique

Qui supporte le coût des erreurs de prévision?


Puisque des erreurs de prévision existent et qu’elles tendent à avoir un caractère anticyclique, on doit se demander à qui profite une telle situation ou qui en souffre. Nous distinguons trois grands consommateurs réguliers de prévisions macroéconomiques[4]:
a. Les gouvernements (fédéraux ou régionaux) lors de l’établissement de leur budget pour l’année suivante.
b. Les institutions qui mettent en œuvre la politique du marché du travail au niveau national ou régional[5].
c. Les marchés financiers qui s’en servent pour orienter leur activités ou pour établir des recommandations en matière de placement et de gestion.

Les collectivités publiques


Lors de l’établissement des budgets des collectivités publiques, les prévisions concernant le PIB réel ou nominal pour l’année suivante jouent un rôle important. Il est intéressant de noter que si les erreurs étaient parfaitement anticycliques (et globalement de même ampleur en cas de sur- ou sous-estimation de la croissance) et que la conjoncture était distribuée quasi symétriquement autour d’une tendance connue, les budgets publics pourraient en profiter pleinement:

  • en période de faible conjoncture (non anticipée), les budgets publics afficheraient des déficits conjoncturels (l’impulsion dégagée par les soldes budgétaires serait qualifiée alors d’expansive);
  • en période de très bonne conjoncture (non anticipée), les budgets publics agiraient alors dans le sens inverse (impulsion restrictive).


De telles erreurs de prévision viendraient renforcer le rôle modérateur des finances publiques sur la conjoncture. Du reste, c’est ce qu’elles font souvent dans la réalité.
Toutefois, la conjoncture n’est pas symétriquement distribuée autour d’une tendance connue et les calculs des déficits ou excédents structurels et conjoncturels font intervenir un appareil méthodologique important. Cette situation implique que d’autres types d’erreurs (conceptuelles ou de mesure) viennent se mêler aux erreurs de prévision macroéconomique. L’impossibilité d’estimer (sans erreur) le PIB potentiel ou les composantes conjoncturelles ou structurelles des dépenses et des recettes des collectivités publiques rend l’exercice délicat. Les erreurs de prévision des macroéconomistes sur l’accumulation, dans certains pays, de déficits structurels importants ont sans doute un poids relatif marginal. Les dérapages dont la dette publique pâtit depuis des décennies dans certains pays semblent davantage provenir des institutions et du cadre budgétaire général, soit l’ensemble des instruments de gestion en place et moins des erreurs de prévision.

La politique du marché du travail


La mise en œuvre de la politique du marché du travail impose souvent l’utilisation de différents indicateurs permettant d’apprécier et d’anticiper les évolutions nationales ou régionales du chômage et de l’emploi. De manière directe ou indirecte, les erreurs macroéconomiques de prévision vont ainsi se répercuter sur les choix opérationnels et la gestion de ces institutions chargées du marché du travail. Alors que dans le cas des finances publiques, l’erreur de prévision des économistes peut, dans certaines circonstances, être positive, il est difficile de trouver des arguments allant dans le même sens dans la mise en œuvre de la politique du marché du travail. Toute erreur macroéconomique se répercute rapidement sur les prévisions et des anticipations régionales. Des faux signaux peuvent déboucher sur des choix opérationnels inopportuns (sous dotation en personnel ou financière, en phase de crise par exemple). Pour parer à de telles situations, les institutions chargées de mettre en œuvre la politique du marché du travail doivent disposer d’outils de gestion flexibles, notamment en termes d’engagement de personnel et de gestion des ressources, afin d’affronter les situations imprévues dans des conditions qui soient les meilleures possibles.

Les marchés financiers


Les marchés financiers sont friands de prévisions. On peut dès lors se demander l’influence que peuvent avoir les erreurs macroéconomiques sur leur développement. Les analystes financiers élaborent eux-mêmes souvent des prévisions – notamment en matière d’inflation, de taux d’intérêt, de taux de change et de bénéfices d’entreprises – qui permettent aux investisseurs de prendre des décisions. Easterwood et Nutt (1999)[6], dans un article consacré aux prévisions des analystes financiers, concluent que ces derniers sont souvent victimes d’un surcroît d’optimisme. Cela les conduit à sous-estimer les mauvaises nouvelles et à surestimer les bonnes lorsqu’ils analysent les résultats des entreprises. On notera là une différence fondamentale avec les prévisions macroéconomiques des économistes qui, à l’aide de leurs modèles et interprétations, «lissent» souvent les événements conjoncturels attendus.
Il n’est pas facile de comprendre comment les analystes financiers intègrent les prévisions macroéconomiques dans leurs projections et comment ces dernières influencent les décisions des investisseurs. L’influence des erreurs de prévision des économistes sur certains dysfonctionnements des marchés financiers n’en est que plus ardue à apprécier. On doit se rappeler que l’évolution des marchés financiers des trois dernières décennies a été marquée par un développement important (en termes de volume, de diversité et de complexité) d’instruments dérivés en tout genre. En dehors des erreurs de prévision macroéconomiques, c’est l’ensemble du comportement des marchés financiers qu’il faut souvent étudier pour comprendre leurs fonctionnements et dysfonctionnements. Les instruments financiers primaires (sous-jacents) devraient être les premiers touchés par les erreurs de prévision macroéconomiques. Or, ils influencent à leur tour les divers instruments dérivés : contrats à termes, swaps et options. Leur utilisation comporte donc des risques qui varient suivant les prévisions macroéconomiques retenues et donc les erreurs qui peuvent les entacher[7]. La responsabilité des macroéconomistes sur la prise de risque et les crises financières est sans doute modeste. Les grands déséquilibres nationaux[8] et les instruments financiers complexes, utilisés dans la gestion de risque et souvent peu transparents, en sont certainement bien plus responsables.

Améliorer les «modèles» est nécessaire, mais non suffisant


L’erreur de prévision macroéconomique continuera de nous accompagner. Il convient donc de s’y habituer et de s’y préparer. L’amélioration des modèles de prévision nécessite des efforts constants, afin d’exploiter au mieux toute l’information disponible et d’obtenir des prévisions qui soient les plus «efficaces» possible.
Cela n’est cependant pas suffisant. Des réflexions déjà bien entamées par divers auteurs[9] nous montrent qu’il est important de distinguer les différents domaines d’activités en fonction de l’impact que peuvent avoir sur eux certaines erreurs – notamment de prévision, mais aussi de jugement, d’analyse, de manipulation, erreurs techniques ou d’allocation de portefeuille. Leurs caractéristiques, leur organisation et leur comportement doivent être analysés, afin de mieux comprendre la façon dont ces erreurs se répercutent. C’est dans cette direction que devrait s’orienter la recherche. Cela permettrait à certaines institutions ou marchés de se libérer des erreurs de prévision (aléas négatifs), tout en sachant en tirer les bénéfices (aléas positifs). Ce but est d’autant plus légitime que la complexité des mondes économiques et financiers ne cesse de croître.
Les économistes peuvent parfois se prévaloir de quelques réussites. Il leur est donc tout à fait possible de produire les recommandations qu’attendent les institutions concernées.

 

  1. Si le «modèle» est faux (ou désuet), l’erreur est par conséquent double. Nous ne traitons pas la question de la révision des données ; les prévisions sont souvent basées sur une connaissance incomplète du passé récent. []
  2. Pour le calcul (choix des pondérations) et la définition du PIB mondial, on pourra se référer à l’encadré figurant à la page 5 des Perspectives de l’économie mondiale – Mise à jour des principales projections (http://www.imf.org/external/french/pubs/ft/weo/2014/update/02/pdf/0714f.pdf), du 24 juillet 2014. []
  3. L’erreur était même de trois points de pourcentage au début de la crise financière. []
  4. Nous laissons consciemment de côté les effets des erreurs de prévisions sur la conduite de la politique monétaire, car cela nous mèneraient trop loin. Nous n’aborderons pas non plus l’influence des erreurs de prévisions macroéconomiques sur les décisions d’investissement du secteur privé. []
  5. En Suisse, il s’agit notamment des autorités cantonales et des institutions chargées d’appliquer les mesures du marché du travail (MMT), voire des offices régionaux de placement (ORP). []
  6. Easterwood J. C. et Nutt S. R., []
  7. Ces risques sont de plusieurs ordres. Ils peuvent concerner le marché – sous forme de risque de change, de taux d’intérêt ou de fluctuations des valeurs sous-jacentes –, le crédit et les liquidités. []
  8. Notamment en matière de comptes courants ou d’endettement, que celui-ci soit public ou privé. []
  9. Entre autres Harford Tim, Adapt: Why Success Always Starts with Failure, 2012, Open Market Edition; Taleb Nassim Nicholas, Antifragile, Things that Gains from Disorder, 2014, Random House Trade Paperbacks. []

Proposition de citation: Bruno Parnisari (2015). Le monde serait-il meilleur si les économistes ne se trompaient pas. La Vie économique, 23 juillet.