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À quoi servent les prévisions conjoncturelles

Les prévisions conjoncturelles sont controversées et entachées d'erreurs, même a posteriori. Elles n'en constituent pas moins un instrument de planification essentiel et restent indispensables aux débats de politique économique.
Quelqu'un examine de vieux négatifs. Les prévisionnistes modifient aussi les estimations économiques qui concernent le passé.

«Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir»[1]. Elles n’en restent pas moins un référentiel fondamental dans bon nombre de décisions. Les collectivités en ont besoin pour connaître l’évolution de leurs recettes fiscales et estimer leurs dépenses de manière responsable. Les entreprises ont besoin de savoir comment évoluent les marchés qui les concernent si elles veulent planifier leurs investissements. Les familles doivent aussi imaginer l’avenir pour déterminer combien elles doivent mettre de côté et à quoi cet argent servira. Bien sûr, les différents acteurs ont un avantage indéniable sur les analystes conjoncturels: ils connaissent mieux que nous les facteurs qui déterminent leurs décisions. Nous pouvons toutefois éclairer la situation conjoncturelle générale.
Le Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ (KOF) remplit deux fonctions importantes. Il cherche d’abord à apprécier la situation économique en questionnant régulièrement les entreprises, Il décrit, ensuite, la situation conjoncturelle suisse de façon objective et complète, notamment à travers ses bulletins trimestriels de prévision. Ces deux fonctions sont certes de nature différente; elles génèrent néanmoins des synergies substantielles. Par conséquent, il s’agit de distinguer entre les résultats des sondages d’une part, les indicateurs et les prévisions qui en dérivent de l’autre.
Ces trois aspects sont faillibles par définition. Ainsi, les résultats des sondages peuvent être biaisés par les erreurs d’interprétation des entreprises. Les indicateurs sont influencés par le type de modélisation. Les prévisions sont liées à des marges d’interprétation et de modélisation encore plus grandes. Elles ne peuvent donc pas être automatisées.

Le KOF gère des centaines d’indicateurs économiques


Comment les prévisions du KOF sont-elles générées? À la fois petite et ouverte, l’économie suisse dépend avant tout de la conjoncture internationale. Voilà pourquoi nos experts conjoncturels commencent par décrire les économies qui influent sur notre pays. Ces modèles sont ensuite harmonisés et agrégés pour restituer la situation économique mondiale. Commerce mondial, cours des devises, évolution des prix et des intérêts, PIB de nombreux pays: voilà quelques-uns des ingrédients qui entrent dans la composition des prévisions économiques. Le KOF gère ainsi plus d’une centaine d’indicateurs économiques mondiaux, repris sous forme de variables exogènes abrégées (sous-jacentes) dans le modèle de prédiction macroéconométrique qu’il établit pour la Suisse. Celui-ci intègre des hypothèses sur la politique monétaire, fiscale et salariale. La cohérence interne de ces indicateurs revêt une importance systémique: ainsi, les prévisions en matière de change franc-euro doivent être calées sur celles concernant les politiques monétaires suisse et de la zone euro.
C’est un modèle macroéconométrique de ce genre qui permet au KOF de formuler des prévisions cohérentes pour quelque 300 indicateurs économiques suisses. Un modèle n’est toutefois pas suffisant en soi pour générer des prévisions. Chaque expert du KOF a mis au point ses propres outils d’analyse pour pressentir l’évolution économique du pays, du moins dans son secteur. Plusieurs tables rondes sont alors nécessaires pour harmoniser tous ces points de vue au sein du même modèle.
Malgré tout, le modèle macroéconométrique du KOF n’est pas à l’abri des erreurs. Il est, par exemple, alimenté par l’incertitude qui règne autour des prix du pétrole ou les décisions en matière de politique monétaire. Ces hypothèses peuvent s’avérer a posteriori erronées, ce qui amoindrit la fiabilité des prévisions. C’est surtout le cas lorsque les paramètres changent brusquement, ce que les analystes appellent des chocs exogènes. Les réactions des sujets économiques et des acteurs politiques peuvent provoquer des ruptures structurelles aux effets incalculables. On table en général sur une évolution constante ou normale, autrement dit on postule qu’il n’y aura pas de choc exogène (hypothèse du statu quo).

Des intervalles de confiance toujours plus demandés


Le calcul des prévisions économiques intervient après un certain nombre d’étapes: le modèle macroéconométrique doit d’abord être configuré, évalué et ensuite vérifié. De nombreux paramètres essentiels sont agrégés dans les comptes nationaux. Ceux-ci sont publiés trimestriellement, ce qui implique un afflux continuel de nouvelles données: les équations comportementales doivent donc être sans cesse revérifiées, voire recalibrées. À la différence des équations de définition, qui ne font que répercuter des règles comptables, les équations comportementales sont modélisées par les analystes avec une certaine marge de manœuvre: celle-ci est déjà une source d’erreurs potentielles.
Les difficultés susmentionnées légitiment une demande croissante pour que les variables prévisionnelles soient accompagnées d’intervalles de confiance. Compte tenu des erreurs antérieures, nous pouvons définir un taux de dispersion pour chaque horizon prédictif. Cette dispersion inclut implicitement toutes les sources pouvant affaiblir les prévisions.

Les estimations du Seco: une valeur de référence


Mesurer les écarts nécessite de définir très exactement les indicateurs, appelés «valeurs de référence». Les statistiques officielles sont souvent révisées plusieurs fois. Il n’est donc pas toujours évident de savoir avec quels chiffres «officiels» il faut comparer les prévisions économiques. En général, on détermine un «jour J» pour la reprise des statistiques officielles par le KOF.
C’est par exemple le cas lorsque l’Office fédéral de la statistique (OFS) publie ses premières projections annelles. Le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) se fonde sur ces projections pour établir les comptes nationaux trimestriels, qui sont intégralement repris par le KOF. Les valeurs du Seco (corrigées des variations saisonnières) constituent le référentiel des prévisions établies par le KOF au printemps pour le produit intérieur brut (PIB, voir illustration 1). Les intervalles de confiance de +/- 20% sont calculés d’après les écarts absolus entre prévisions antérieures et valeurs de référence.
D’après les écarts prédictifs antérieurs, il existe une probabilité de 40% que le taux de croissance annuel se situe entre 0,6 et 1,6% au quatrième trimestre 2015 (ce que publiera probablement le Seco en septembre 2016). De même, la probabilité est de 80% que le PIB se situe rétrospectivement entre -0,1 et 2,3%.

Ill. 1. Précision des prévisions du PIB réel (variation annualisée par rapport au trimestre de l’année précédente, en pour cent; intervalle de confiance: 20 %)

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Remarque: les intervalles de confiance sont calculés sur la base des premières prévisions publiées par le Seco après la publication des premières valeurs de référence par l‘OFS; jusqu’en 2014: révision des données; à partir de 2015: révision des prévisions.
Source: SECO, KOF / La Vie économique

Le PIB des périodes précédentes se modifie a posteriori


Comme le montre aussi l’illustration 1, l’incertitude ne pèse pas seulement sur l’évolution future. Les estimations du passé peuvent aussi se modifier rétrospectivement, notamment lorsque les données sous-jacentes ou la définition des comptes nationaux sont adaptées. La première valeur que le Seco publie pour le quatrième trimestre 2014 (2,4%) est révisée par ce même organisme avec une probabilité de 80% à une valeur située entre 1,6 et 3,3%, après la publication cet été par l’OFS des valeurs annuelles pour 2014.
La révision des projections antérieures s’explique notamment par le fait que la définition du PIB se modifie à intervalles irréguliers, ce qui rend toute comparaison de facto impossible entre les anciennes et les nouvelles données. Nous avons le même problème avec les prévisions économiques.
En automne 2014, la Suisse a passé du système européen de comptabilité nationale SEC95 au SEC2010[2]. En raison de la révision des comptes nationaux suisses, toutes les prévisions pour 2014 et 2015 qui ont été établies avant cette conversion ne sont pas comparable avec des publications plus récentes. Ces prévisions ne peuvent jamais être vraiment falsifiées: elles ont prédit des chiffres qui (sous cette forme) ne seront jamais repris pour des calculs a posteriori. Force est de constater que les économistes sont en face d’une cible qui bouge constamment et qui se rétrécit même à intervalles irréguliers.

Ill. 2. Pronostics consensuels du KOF pour le PIB réel et les valeurs réalisées


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Remarque: chaque ligne montre la projection moyenne trimestrielle pour l’année correspondante. Les colonnes claires montrent le taux de croissance du PIB réel, selon les chiffres publiés par l’OFS au cours de l’été de l’année suivante (première publication). Les colonnes foncées illustrent le taux de croissance annuel pour l’année correspondante, tel qu’il a été publié par l’OFS en automne 2014 (dernière publication). Les trois dernières colonnes représentent les estimations et les prévisions actuelles du Seco et du KOF. L‘OFS n’a pas encore publié le PIB pour 2014. La valeur indiquée correspond à l’extrapolation du Seco. Les années 2015 et 2016 correspondent aux pronostics du KOF de juin 2015.

Source: OFS, SECO, KOF / La Vie économique

 

L’illustration 2 illustre ce mécanisme de révision de manière encore plus évidente. Une partie des écarts prédictionnels sont imputables à la conversion au nouveau système de comptabilité nationale. On remarquera par exemple le recul en 2003, qui disparaît au fil du temps. De même, la bulle qui a précédé la crise financière et économique est, d’un point de vue actuel, beaucoup plus prononcée que ce que l’on croyait d’abord.
Les lignes de l’illustration 2 correspondent aux prévisions consensuelles que le KOF a collectées auprès des analystes conjoncturels suisses[3]. Ces valeurs publiées trimestriellement montrent les évaluations moyennes des analystes interrogés de mars à décembre pour établir les prévisions de l’année suivante, en ce qui concerne l’année durant laquelle s’arrête la ligne correspondante. L’horizon prédictif se réduit ainsi progressivement.
Cette démonstration montre bien que l’horizon prédictif pèse considérablement sur la qualité des prévisions. La situation est analogue aux prévisions météorologiques: plus fiables pour demain que pour après-demain. Que dire des prévisions météorologiques pour l’hiver prochain, sinon qu’en termes de définition, elles se rapprochent pratiquement de la moyenne à long terme, alors que, rétrospectivement, il n’y a pratiquement pas d’hiver que l’on puisse qualifier de moyen?
Les prévisions économiques s’accompagnent donc d’une incertitude consubstantielle, non seulement parce qu’elles visent l’avenir, mais aussi parce que, pour les prévisionnistes économistes, la réalité passée n’est pas toujours aussi claire que ce que prétendent certains.

  1. La formule est de Pierre Dac, mais on la prête à Karl Valentin, Mark Twain, Winston Churchill, Niels Bohr, Kurt Tucholsky et à bien d’autres encore. []
  2. Dans l’échantillon montré ici, des modifications définitoires de moindre importance ont eu lieu en 2007 et en 2012. La conversion au SEC95 a eu lieu en 2003, lors de la première publication pour 2002. []
  3. KOF Consensus Forecast: le KOF effectue chaque trimestre une enquête auprès d‘économistes actifs dans l’économie ou l’administration publique, afin de connaître leurs prévisions sur l’évolution des principaux indicateurs de l’économie suisse pour l’année en cours et pour l’année suivante. Les résultats de cette enquête sont publiés sous forme de prévision consensuelle. Le Consensus Forecast du KOF agrège les avis d’une vingtaine d’économistes.
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Proposition de citation: Jan-Egbert Sturm (2015). À quoi servent les prévisions conjoncturelles. La Vie économique, 23 juillet.