Lorenz Kummer, Responsable de la politique de développement dans le secteur des matières premières, Swissaid, Berne
En 2014, la Confédération a encaissé environ 64 milliards de francs. Imaginez que plus d’un tiers de ce montant vienne de l’électricité vendue par Swisshydro, entreprise étatique d’énergie hydraulique, à des distributeurs nigérians. Pour générer ce courant, il a fallu construire des barrages sur pratiquement tous les fleuves, rivières et ruisseaux du pays, avec les conséquences que cela implique pour l’homme et l’environnement. Pourtant, les bénéfices ne profitent pas aux cantons de montagne, mais s’évaporent à Berne. En plus, Swisshydro et le Conseil fédéral gardent secrets les détails de ces transactions (prix, volumes, conditions). Aussi inimaginable que cela ?
En Suisse peut-être. Mais pas dans des pays comme la Guinée équatoriale, le Congo-Brazzaville ou le Nigeria. Ces États africains (et d’autres) dépendent de leurs exportations de pétrole brut, commercialisé par des compagnies pétrolières étatiques. Dans les dix plus grands pays producteurs de pétrole d’Afrique subsaharienne, ces exportations ont représenté de 2011 à 2013 plus de la moitié des recettes publiques[1]. Elles totalisaient une valeur de 254 milliards de dollars. Un cinquième des transactions ont passé par des sociétés de négoce basées dans notre pays. Selon les années et les États concernés, cette dépendance à l’égard des firmes suisses peut même dépasser un tiers.
Plus de lumière sur le négoce
Le secret qui entoure ces transactions est à la mesure de leur volume. Jusqu’ici, seule l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) s’est attaquée au problème et a défini des règles concernant la vente de matières premières par des entreprises étatiques. Dans la branche des matières premières, le négoce reste malgré tout le domaine le moins perméable au mouvement mondial qui réclame davantage de transparence.
Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, l’ITIE ne comprend de loin pas tous les grands pays producteurs de matières premières. D’autre part, ses règles sur les ventes sont formulées de manière vague et n’intègrent pas les acheteurs dans le processus. Plus important encore : les pays dans lesquels sont domiciliées les sociétés de négoce ont omis jusqu’à présent de compléter les règles de l’ITIE par leurs propres dispositions légales. Aux États-Unis, au Canada ou dans l’UE, des lois sur la transparence imposent de publier les versements effectués au profit de gouvernements, mais elles ne se réfèrent qu’à l’extraction, et non au négoce, des matières premières.
Paiements et contrats dans la ligne de mire
La Suisse, principale plaque tournante du négoce de matières premières, se doit d’agir. Malheureusement, le Conseil fédéral a raté le coche : il n’a pas voulu étendre aux sociétés de négoce les dispositions sur la transparence dans les entreprises extractrices, qui figurent dans l’avant-projet de révision du droit de la société anonyme. Il veut, toutefois, avoir la possibilité de le faire plus tard, dans le cadre d’une « procédure harmonisée à l’échelle internationale ». La Suisse doit s’atteler immédiatement à ce projet, en se joignant à d’autres pays où se négocient les matières premières, telles que la Grande-Bretagne, les États-Unis et Singapour.
Quelles sont les informations nécessaires pour éclairer le secteur opaque du négoce des matières premières ? Il faut principalement que tous les versements soient déclarés par expédition (« cargo-by-cargo »). Cela inclut notamment les indications sur le prix, le volume et la qualité de la marchandise.
Pour le négoce soit complètement transparent, il faut aussi faire la lumière sur les contrats. C’est seulement si l’on connaît les conditions auxquelles la transaction avec des sociétés étatiques a eu lieu (appel d’offres ouvert, accords à long terme, etc.) que l’on peut mesurer si tout s’est déroulé dans les règles. Pour la population des pays producteurs, c’est la seule manière de s’assurer que les bénéfices de la vente de ses richesses minières sont consacrés à la lutte contre la pauvreté et qu’ils n’atterrissent pas dans les poches des politiciens. Tel est l’objectif principal des dispositions sur la transparence.
- A. Gillies, M. Guéniat et L. Kummer, Les négociants suisses, le pétrole africain et les risques de l’opacité, juillet 2014. []
Proposition de citation: Kummer, Lorenz (2015). La transparence crée de la richesse pour les pauvres. La Vie économique, 24. novembre.