« Notre objectif est de faire de la Suisse un centre mondial de la finance durable »
Sabine Döbeli au Kursaal de Berne.
Une amélioration de son image serait un effet secondaire de bon aloi. Cependant, nous considérons clairement la finance durable comme un marché d’avenir en pleine expansion. Les taux de croissance montrent que la demande de tels produits est en augmentation. Nous croyons également que la place financière suisse doit chercher un nouveau modèle d’affaires dans certains domaines. Cela inclut en particulier la banque privée, mais aussi la gestion d’actifs – où les prestations financières durables peuvent jouer un rôle important.
On peut certainement parler d’un changement de paradigme. Il ne s’agit pas simplement d’offrir davantage de produits financiers durables à un petit groupe cible. Le but principal est d’intégrer largement les questions de durabilité dans les prestations financières. L’octroi de crédits et le financement d’entreprises en font partie, tout autant que les produits standards de la gestion de fortune pour des clients privés et institutionnels.
De manière générale, ce terme désigne l’ensemble des produits financiers qui tiennent compte, sous une forme ou une autre, de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, afin qu’ils génèrent un bénéfice pour les clients. En même temps, on favorise l’intégration de la durabilité dans l’économie, ce qui profite à la société.
Il existe plusieurs approches. En Suisse, mais aussi dans le reste de l’Europe, les critères d’exclusion sont les plus répandus. Ils sont généralement combinés avec d’autres stratégies. Cette approche consiste à ne pas investir par exemple dans l’énergie nucléaire, l’industrie d’armement ou dans des entreprises qui violent des normes internationales, comme les directives de l’OIT ou le Pacte mondial des Nations Unies.
Il y a aussi le filtrage positif. On analyse par exemple l’efficacité dont font preuve les entreprises dans l’utilisation des ressources disponibles et on choisit « les meilleures de la classe ». Ont-elles créé un système de gestion de l’environnement ? Se sont-elles fixé des objectifs de réduction des émissions nuisibles au climat et les ont-elles atteints ?
Derrière les critères sociaux se cache généralement un concept impliquant des groupes d’interlocuteurs. L’entreprise vérifie-t-elle le comportement de ses fournisseurs en matière de durabilité ? S’assure-t-elle qu’ils traitent bien leur personnel ?
Quant aux critères de la gouvernance, il s’agit en premier lieu du contrôle effectué par un conseil d’administration indépendant. D’autres aspects importants sont des salaires équitables, des modèles de compensation, l’établissement de rapports transparents et l’égalité de traitement de tous les actionnaires. Il faut éviter qu’une minorité d’actionnaires puissent actionner des clauses de blocage ou que leurs voix comptent plus que celles des autres actionnaires.
Pour l’approche dite intégrée, les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance constituent un élément de l’analyse financière. Toutefois, on n’en tient compte que s’ils sont pertinents financièrement selon l’analyste et s’ils ont une influence sur la performance.
En recourant aux critères d’exclusion, à l’approche intégrée ou à celle du meilleur de la classe, on procède à un filtrage, qui influencera la décision. Une variante fondamentalement différente consiste à investir largement, par exemple en achetant un indice et à influencer ensuite les entreprises de manière active. On peut le faire en exerçant des droits de vote ou en essayant d’établir un dialogue direct avec la firme pour qu’elle intègre mieux la durabilité dans ses stratégies.
De notre point de vue, cela se justifie parfaitement sur le plan économique de prendre en considération les risques climatiques – et bien entendu aussi les aspects de la durabilité – dans les décisions financières. Dans la mesure où l’analyse d’une entreprise inclut les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance, en plus des critères financiers, on peut mieux déterminer si cette firme est bien positionnée et si elle présente un potentiel de croissance ou pas. De même, on comprend mieux quels sont ses risques et ses chances sur le marché. Nous sommes persuadés que l’on peut ainsi générer une valeur ajoutée financière. Avec la conférence de Paris, le thème du climat occupe actuellement le devant de la scène. Il comporte certainement des risques matériels pour de nombreuses branches.
Nous disons en tout cas que les placements durables ont un rendement conforme au marché. En d’autres termes, ils sont en moyenne tout aussi rentables que les placements conventionnels. Des études montrent aussi que cela vaut la peine pour une entreprise d’intégrer des aspects de durabilité. Elle peut par exemple se refinancer à des conditions favorables si elle dispose d’une bonne stratégie en la matière. Une méta-analyse de la Deutsche Bank a montré que 100 % des études ayant examiné ce lien sont parvenues à la conclusion suivante : oui, une entreprise qui tient compte de la durabilité peut se refinancer avantageusement[1].
C’est payant pour une entreprise d’aborder les questions de durabilité de manière ciblée et stratégique. Revenons à cette méta-analyse : plus de 80 % des études ont mis en évidence une corrélation positive entre une bonne performance en matière de durabilité et les indicateurs du succès d’une entreprise, comme le cours de son action ou le rendement de ses capitaux propres.
Pour cela, nous devons bien sûr franchir l’étape de la valeur ajoutée. C’est laborieux d’obtenir ces informations et de concevoir l’ensemble des processus d’investissement de telle manière que ces thèmes y figurent. Les coûts sont élevés. À la fin, le rendement est à peu près le même que si on ne l’avait pas fait. Cela a, toutefois, l’avantage de rendre l’économie plus durable. Pour les investisseurs, les approches payantes sont surtout celles où les aspects de la durabilité font partie de l’analyse financière et où un certain compromis est possible. Là, un analyste financier peut parvenir à la conclusion qu’une entreprise n’est peut-être pas parfaite dans ces domaines, mais que cela vaut tout de même la peine de l’acheter, car elle est sous-évaluée. En usant de telles approches, il est assez évident que l’on peut générer une surperformance. Cependant, on n’a pas encore beaucoup de produits de ce genre et ils n’existent pas depuis tellement longtemps.
Il est important de manière générale. Ces trois dernières années, on a enregistré des taux de croissance à deux chiffres. L’an dernier, c’était 26 %. Cette progression se situe au-dessus de la moyenne du marché. Les 71,3 milliards ne donnent toutefois pas une image complète de la Suisse. Ils ne contiennent pas, par exemple, les investissements des caisses de pension ou des fondations qui gèrent elles-mêmes leurs investissements, en tenant compte des critères de durabilité. La part de marché tend donc à être sous-estimée.
Notre but est de faire de la Suisse un centre mondial de la finance durable. Nous avons déjà progressé dans cette direction, mais nous croyons qu’il est possible de réunir davantage les forces existantes et d’en tirer un potentiel de croissance supplémentaire.
En améliorant l’information, en encourageant la mise sur pied de formations ad hoc ou en les organisant nous-mêmes. Si vous étudiez aujourd’hui la finance à la HSG ou à l’université de Zurich, il est très probable que vous n’entendrez pas parler de la durabilité durant votre cursus. Nous voulons changer cela.
Beaucoup de choses se passent déjà sur le marché. À mon avis, le monde politique n’est pas le premier interlocuteur. J’ai, jusqu’à présent, l’impression que de nombreux politiciens ne sont absolument pas conscients de ce que le monde financier peut apporter aux objectifs de développement. On peut certainement changer cela en informant mieux sur le rôle de la durabilité dans ce secteur. Pour nous, l’instauration de nouvelles réglementations dans ce domaine n’est toutefois pas une priorité.
Selon moi, il est clairement négatif. La réglementation actuelle du marché financier est excessive.
Cela commence par le fait que les banques n’investissent guère dans des produits innovants, car elles doivent mettre beaucoup d’argent dans des processus complexes leur permettant d’être en conformité. Or, ces derniers ne profitent pas directement au client. Avec des directives comme la Mifid II en Europe et la LSFin en Suisse, le conseil à la clientèle devient beaucoup plus compliqué et bureaucratique. Il est, en outre, plus difficile d’offrir aux clients des produits qui correspondent à leurs véritables besoins. De toute manière, on ne peut proposer activement que des produits autorisés à la distribution publique. En Suisse, nous avons la chance qu’un fonds de microfinance et un fonds agricole durable bénéficient de cette autorisation. Partout ailleurs en Europe, il n’y a même pas de produits autorisés. En d’autres termes, on ne peut s’adresser qu’à des investisseurs qualifiés. Cela complique de telles opérations.
En tout cas pas de réglementation supplémentaire ! Il faudrait même revoir certains domaines en la matière. Les investissements dans les infrastructures en sont un exemple. Avec la réglementation européenne Solvabilité II, une compagnie d’assurance n’a plus intérêt à investir dans des infrastructures, car elle devrait disposer d’un niveau très élevé de fonds propres pour couvrir ces placements illiquides. Cela ne favorise pas la mobilisation de capitaux privés pour le développement.
Dans le reste de l’Europe, les volumes sont nettement plus élevés. Selon les estimations d’Eurosif, la finance durable représente la moitié du marché européen. Attention, toutefois : la définition qu’on en donne là-bas va beaucoup plus loin. En Europe, beaucoup de grandes caisses de pension étatiques investissent en utilisant des critères de durabilité. Toutefois, ces derniers sont relativement peu nombreux, pas toujours très stricts, et ils s’appliquent à un volume important d’investissements.
Du point de vue de l’offre, la Suisse est très bien partie. Elle compte beaucoup d’acteurs innovants qui ont de nouveaux produits intéressants à offrir.
Il faut faire une distinction entre les clients privés et institutionnels. Environ un tiers du volume suisse de la finance durable participe de placements privés. En Europe, cette proportion n’est que de 5 % environ. La Suisse est donc bien placée dans ce domaine, notamment parce qu’elle est traditionnellement un des hauts-lieux de la banque privée. Dans le domaine institutionnel, la situation est un peu différente. Jusqu’à présent, la demande est relativement faible. C’est pourquoi la part des capitaux institutionnels est nettement inférieure à la moyenne européenne.
Aux États-Unis, les fonds de pension sont depuis longtemps des investisseurs plus actifs qu’en Europe. Ils sont obligés d’exercer leurs droits de vote et sont plus sensibles aux questions de gouvernance d’entreprise. Certaines caisses de retraite américaines se montrent très déterminées à cet égard. Elles collaborent et exercent activement une influence sur les entreprises. Un tel engagement dépend aussi de la réglementation boursière. Aux États-Unis, il suffit de posséder 2000 USD d’actions pour soumettre une proposition à l’assemblée générale. En Suisse, l’obstacle est nettement plus important, puisqu’on ne peut le faire qu’en détenant des actions pour une valeur nominale de 1 million de francs.
Oui. Cela tient notamment à la forte fragmentation du marché des institutions de prévoyance. Nous avons, encore aujourd’hui, quelque 2000 caisses de pension en Suisse. La plupart sont minuscules. L’une des plus grandes, Publica, affiche un bilan d’environ 38 milliards de francs. En comparaison, le fonds de pension des enseignants californiens, Calpers, gère un patrimoine d’environ 300 milliards d’USD. Les ressources dont disposent la majorité des caisses de retraite pour gérer leurs placements sont extrêmement faibles. Dans bien des cas, leurs investissements reposent entièrement sur les recommandations de conseillers externes. Et ces derniers ne veulent pas courir le risque de choisir une solution non conventionnelle.
Je perçois encore une attitude de rejet chez les caisses de pension. En Suisse, ces institutions mettent l’accent sur la limitation des coûts. C’est important bien sûr, mais on ne devrait pas perdre de vue les innovations nécessaires dans le domaine des placements. Au niveau mondial, 1400 instituts ont signé les Principes pour l’investissement responsable (PRI) de l’ONU. Parmi eux figurent environ 300 investisseurs institutionnels, dont trois institutions suisses de prévoyance. Nous ne sommes pourtant pas un pays où les normes environnementales sont mauvaises ou qui néglige le thème de la durabilité. Je ne m’explique donc pas vraiment pourquoi cette réticence perdure.
Des études consacrées aux clients privés très fortunés montrent que 60 % des personnes interrogées voudraient aussi faire quelque chose de positif avec leur argent. Selon un sondage réalisé en Suisse en 2014 par l’institut GfS sur mandat de RobecoSam, une écrasante majorité des assurés interrogés souhaitaient que leur caisse de pension tienne compte de critères liés à la durabilité[2]. De la part des clients, le besoin est donc avéré. Les produits existent aussi, mais souvent, on ne les vend pas de manière suffisamment offensive.
Les conseillers à la clientèle ont une certaine réticence à aborder la finance durable. Peut-être ne se sentent-ils pas encore très à l’aise sur la question ou eux-mêmes ont-ils l’impression que la performance de tels placements est mauvaise.
C’est très simple : si les externalités avaient le prix qu’elles méritent, nous ne devrions pas mener cette discussion. Cela serait automatiquement intégré dans des modèles d’évaluation. Or, chacun sait que l’on peut toujours générer des externalités sans devoir en payer le prix. C’est pourquoi je crois qu’il est important de passer par des détours pour intégrer de tels facteurs dans les processus financiers.
- Conseil consultatif de la Deutsche Bank sur le changement climatique, Sustainable Investing, Establishing Long-Term Value and Performance, 2012.
- Gfs-zürich, Pensionskasse & ESGIntegration 2014 – Bericht zur repräsentativen Bevölkerungsbefragung, 2014.
Sabine Döbeli au Kursaal de Berne.
Proposition de citation: Blank, Susanne (2015). « Notre objectif est de faire de la Suisse un centre mondial de la finance durable ». La Vie économique, 21. décembre.
Sabine Döbeli a développé l’organisation Swiss Sustainable Finance et la dirige depuis sa fondation (été 2014). Cela fait plus de vingt ans qu’elle s’occupe de placements durables.La dernière fois, c’était au sein de Vontobel et, auparavant à la Banque cantonale zurichoise. Elle est diplômée de l’EPF Zurich, en sciences naturelles de l’environnement, et a achevé un post-grade en économie d’entreprise et en marketing à l’université de Bâle. Elle est, enfin, membre d’un organisme chargé de conseiller l’Office fédéral de l’environnement en matière de recherches.
Swiss Sustainable Finance (SSF) a été fondé durant l’été 2014. Son but est de renforcer la position de la Suisse sur le marché international de la finance durable. Elle fournit pour cela des informations, des formations et encourage ce type de placements. L’organisation compte actuellement 83 membres et partenaires, tels que des banques, des gérants d’actifs (p. ex. UBS et Credit Suisse), des prestataires spécialisés (p. ex. Ethos), des investisseurs, des universitaires et des organismes oublics (p. ex. le Seco). La SSF a des représentants à Zurich, Genève et Lugano. www.sustainablefinance.ch