L’économie se base sur un certain nombre de concepts clés. Un de ceux-ci est que l’être humain effectue des choix rationnels.
Le choix rationnel, l’hypothèse économique de base
En gros, le consommateur rationnel détermine les options disponibles et choisit celle qui a sa préférence en fonction de critères cohérents. Une telle définition implique que l’individu remplisse trois hypothèses :
- des préférences claires et stables face aux agrégats de consommation ;
- des attentes ou des jugements corrects face à l’environnement où le choix s’effectue ;
- une maximisation de son bien-être (ou utilité) à travers un agrégat issu d’un ensemble de choix possibles.
Une telle hypothèse peut s’appliquer à des situations où les choix effectués impliquent des substitutions dans la durée. Ainsi, les décisions de consommation ont souvent un aspect de substituabilité entre le plaisir de consommer plus tout de suite et le déplaisir de consommer moins plus tard. Dans le cas de la santé, cela se joue entre les joies immédiates d’une vie malsaine et les souffrances futures à supporter. Lorsque les décisions impliquent des substitutions dans la durée, les objets choisis sont des chemins de consommation déterminant un agrégat de consommation pour chaque période de l’horizon prévisionnel personnel. On suppose que l’individu rationnel estime la valeur d’un chemin de consommation par actualisation exponentielle. Ce modèle comporte un facteur constant d’actualisation pour chaque période et implique que l’individu rationnel effectue des choix dynamiquement cohérents dans la durée. Cela signifie qu’un sujet prévoyant de consommer une certaine quantité d’un bien au temps t ne change pas d’avis et ne consomme pas une autre quantité de ce bien à ce moment.
Rationalité et incertitude
L’hypothèse du choix rationnel peut aussi s’appliquer à des situations où le consommateur ne dispose pas de toutes les informations requises et est donc dans l’incertitude. Parfois, le prix d’un bien est inconnu. Le choix rationnel présuppose une recherche optimale, qui consiste à peser les coûts et les avantages liés à un supplément d’informations sur le prix du bien avant de prendre la décision d’acheter ou non. Il implique aussi d’appliquer la règle de Bayes pour actualiser son jugement sur le prix lorsque l’on obtient de nouvelles informations à son sujet. Dans d’autres situations, le prix est connu, mais l’individu ignore l’effet potentiel de ses choix (actions) sur le patrimoine. Il se comporte selon la théorie de l’utilité prévisionnelle pour, de fait, choisir entre des espaces d’état (ensembles de situations possibles) – chacun avec une autre distribution des probabilités des effets sur le patrimoine. Prenons l’exemple d’une assurance contre les inondations. Le choix rationnel voudrait que l’on compare l’utilité prévisionnelle sans assurance (probabilité d’inondation multipliée par l’utilité de la richesse actuelle moins les pertes induites par l’inondation, plus la probabilité de non-inondation multipliée par l’utilité de la richesse actuelle) à l’utilité (certaine) avec assurance (utilité de la richesse actuelle moins la prime d’assurance). À noter que l’individu rationnel connaît la probabilité d’inondation ou, sinon, qu’il met tout en œuvre pour avoir cette information. Dans les deux cas, on présume que son jugement à ce sujet est, en moyenne, correct.
Avantages de l’approche rationnelle
Si l’hypothèse du choix rationnel est aussi appréciée, c’est pour de bonnes raisons. D’abord, elle permet assez bien de prédire le comportement des consommateurs sur de nombreux marchés. Ensuite, s’en écarter est un peu comme naviguer à vue. Comme il existe d’innombrables formes d’irrationalité, il est impossible de savoir quel écart par rapport à la rationalité importe le plus dans un contexte donné. Enfin, cette hypothèse renseigne sur d’importantes implications vérifiables quant au comportement des individus. Ainsi, elle pose que les individus ne retirent du bien-être (ou utilité) que de la consommation d’un produit et non de l’impression de gain ou de perte résultant d’un écart des normes de consommation. Elle pose que les individus devraient être en mesure de prévoir correctement leurs futurs besoins. Elle stipule que la multiplication des options ne devrait pas les affecter. Enfin, elle se base sur l’idée que les individus ne devraient pas se tromper systématiquement.
Des preuves en faveur de l’irrationalité
Une solide base empirique accumulée durant vingt ans montre qu’en laboratoire et sur le terrain, le comportement des individus est souvent contraire aux prévisions émises par la théorie du choix rationnel[1]. Les trois raisons les plus courantes sont :
- préférences instables (effets de point de référence, actualisation hyperbolique, etc.) ;
- erreurs de jugement (biais comportemental d’optimisme ou de confiance excessive, etc. ;
- oubli d’optimisation (méthodes empiriques, heuristique, etc.).
Les choix des individus sont souvent influencés par des effets de point de référence. Dans le modèle rationnel, les choix sont décrits de manière abstraite : pomme ou poire, bière ou pizza, etc. Le contexte n’est jamais vraiment discuté. Or, au moment d’évaluer un produit, les individus sont généralement influencés par la présentation des produits concurrents. Ou alors, la valeur attribuée à un bien dépend de l’utilité que procure sa consommation, mais aussi du gain ou de la perte d’utilité par rapport à un niveau de référence. Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, a démontré que la manière de présenter une décision peut fortement influer sur le choix du consommateur. Il parle des effets de « framing ». Prenons une station-service qui affiche l’essence à 1,55 franc et un rabais de 5 cts/litre pour les paiements en espèces, tandis qu’une autre annonce l’essence à 1,50 franc et une majoration de 5 cts/litre pour les paiements par carte de crédit. Dans les deux cas, le prix est le même pour les clients qui paient en espèces, mais des études montrent que l’offre avec rabais remporte les suffrages. Ce genre de comportement s’explique par les effets de point de référence et l’aversion aux pertes, selon laquelle ces dernières pèsent plus lourd que des gains d’un montant équivalent. Tel est le message clé de la théorie des perspectives, développée par Kahneman et Tversky en 1979.
Préférences instables : actualisation hyperbolique
Souvent, les choix sont dynamiquement inconsistants dans la durée. Par exemple, de nombreux individus manquent de volonté pour résister aux bons petits plats, arrêter de fumer ou aller à la gym, tout en déclarant que cette volonté leur viendra plus tard[2]. Une explication simple et intuitive à ce comportement consiste à dire que, chez les individus, les actualisations sont hyperboliques et non exponentielles. Les évaluations chutent alors très vite pour les décalages de courte durée, puis lentement pour ceux de plus longue durée. L’individu hyperbolique est incohérent temporellement et peut afficher des comportements très irrationnels. S’il est inconscient de son incohérence temporelle (autrement dit naïf), il peut vouloir entamer un régime amaigrissant le lendemain, changer alors d’avis et repousser son projet au surlendemain, et ainsi de suite. Conscient (intelligent) de son incohérence temporelle, il peut aspirer à un dispositif d’engagement afin de limiter ses futures options (trop d’options peuvent ici être néfastes). Par exemple, il parie 10 000 francs avec un ami qu’il perdra dix kilos en six mois. DellaVigna et Malmendier (2004) montrent que les biens exigeant de souffrir maintenant pour être récompensé plus tard (p. ex. gym pour un corps de rêve) poussent l’actualisation hyperbolique naïve à surestimer son propre besoin. Ces biens sont dits « d’investissement » (club de sport, multipropriété pour vacances, etc.). À l’opposé, pour les biens avec récompense immédiate et souffrance repoussée (p. ex. achat d’articles de luxe par carte de crédit), l’actualisation hyperbolique naïve pousse à sous-estimer son propre besoin. Ces biens sont considérés comme de « loisirs » (carte de crédit, téléphone portable, etc.). L’analyse montre enfin que les entreprises rationnelles savent rédiger des contrats pour tirer profit des individus temporellement incohérents.
Erreurs de jugement : optimisme et confiance excessive
La plupart des individus sont optimistes quant à l’avenir et présomptueux de leurs capacités[3]. Ces biais comportementaux peuvent pousser à l’erreur systématique lorsque les possibilités de corriger les défauts de jugement sont limitées. L’optimisme est une fausse estimation des espaces d’état, avec un trop grand ou trop faible poids conféré à la probabilité de bons ou mauvais résultats. Pour l’illustrer, revenons à la décision concernant l’assurance contre les inondations. Un individu optimiste pensera que les risques d’inondation sont inférieurs à la probabilité objective de survenance. Il surestimera l’utilité supposée de ne pas être assuré et pourrait s’en accommoder. De manière analogue, un conducteur trop sûr de ses capacités sous-estimera la probabilité d’un accident et pourrait également sous-évaluer la nécessité d’une assurance couvrant les risques d’accidents de la route.
Erreurs de jugement : pondération selon la probabilité inverse
Les erreurs de jugement ne se soldent pas toujours par une sous-assurance. De nombreux individus ont tendance à surestimer les probabilités faibles et sous-estimer les probabilités fortes (biais appelé pondération selon la probabilité inverse ou ignorance des probabilités). Ils seront attirés par les jeux de hasard et les paris avec faible probabilité de gain important (loteries nationales, etc.). En même temps, ils surestimeront leur besoin d’assurance contre des événements rares (p. ex. accident nucléaire).
Erreurs de jugement : myopie du consommateur et ambiguïtés
De nombreux individus ayant acheté un produit ou un service de base (p. ex. nuit à l’hôtel) n’arrivent pas à anticiper leur désir ou non d’acheter un produit ou service complémentaire (p. ex. minibar, téléphone, spa). Selon Gabaix et Laibson (2006), lorsqu’un nombre suffisamment important d’individus présente cette incapacité, les entreprises limitent leur publicité au prix avantageux des offres de base et facturent des prix élevés pour les offres complémentaires. Le consommateur rationnel profite des prix de base modestes et renonce aux compléments, évitant soigneusement les coûts cachés. Annoncer le prix des offres complémentaires n’est pas rentable pour les entreprises, car l’individu myope devient alors rationnel. Il apparaît que la pratique des prix cachés pour les compléments se maintient même sur les marchés compétitifs.
La recherche a encore beaucoup de travail
La littérature récente de psychologie et d’économie a érigé en norme l’hypothèse des entreprises rationnelles/clients irrationnels et privilégie souvent les moyens des entreprises pour en tirer profit. Pourtant, il reste du chemin à faire pour mieux comprendre le rationnel et l’irrationnel dans les choix du consommateur. Pourquoi les individus se trompent-ils systématiquement sur certains marchés et pas sur d’autres? Y a-t-il des méthodes fiables pour mesurer, en laboratoire et sur le terrain, la part d’individus à la rationalité limitée? Quelles sont les caractéristiques personnelles de ces individus? Quelles sont les implications concernant les règlements, la politique, la formation et la culture financière? Ces questions, parmi d’autres, continuent d’occuper le milieu universitaire.