Géographiquement, la Suisse est un petit pays. Elle se range tout juste dans les cent premiers États du monde pour ce qui est de la population et le classement par superficie lui est encore plus défavorable : près de deux fois plus petite que l’Autriche, elle se situe derrière les Pays-Bas et juste devant le Bhoutan.
La Suisse fait meilleure figure dans d’autres domaines. Elle est actuellement l’un des pays les plus prospères de la planète[1] : seuls le Luxembourg, la Norvège et le Qatar pouvant se targuer d’avoir un produit intérieur brut (PIB) par habitant supérieur. En termes absolus, la puissance économique du pays est elle aussi impressionnante, puisque son PIB atteint 650 milliards de francs[2] : sur pas même 0,003 % de la surface émergée du globe, avec 0,1 % de la population mondiale, nos entreprises génèrent plus de 1 % du PIB mondial.
La Suisse doit en bonne partie sa prospérité à son vaste tissu d’entreprises innovantes, qui se frottent quotidiennement à la concurrence internationale et s’en tirent admirablement bien grâce à des spécialistes très qualifiés. Il arrive même souvent que de petites et moyennes entreprises (PME) suisses soient de véritables « champions inconnus » – autrement dit, qu’elles figurent parmi les meilleures dans leur créneau – et qu’elles constituent un maillon indispensable des filières internationales de production. À l’instar des grandes firmes, elles garantissent à notre pays des emplois, des recettes fiscales et des investissements.
L’importance incontournable des échanges internationaux
La Suisse gagne un franc sur deux à l’étranger. Quelque 70 % de ses exportations sont absorbées par l’UE et les États-Unis. Le marché intérieur étant non seulement trop petit pour financer notre prospérité, mais également divisé en plusieurs régions linguistiques, les entreprises suisses ont depuis toujours dû être concurrentielles à l’étranger.
Dans ces circonstances, le maintien et l’accroissement de la prospérité suisse passent nécessairement par l’établissement de relations commerciales fructueuses avec l’étranger et, par conséquent, par la signature d’accords multilatéraux de libre-échange au sein de l’OMC. Comme ces traités instaurent des règles fiables et contraignantes en matière de commerce international, ils représentent une garantie particulièrement importante pour les petits États.
Les accords régionaux et bilatéraux de libre-échange conclus par des partenaires de premier plan – comme l’accord transatlantique en préparation (TTIP) entre l’UE et les États-Unis[3] – ne cessent de gagner en importance. La Suisse doit veiller à ne pas se mettre hors-jeu, sans quoi elle s’expose à un détournement des flux commerciaux et à un recul des investissements, ce qui aurait des effets délétères sur la prospérité et l’emploi. Elle doit donc étendre elle aussi son vaste réseau d’accords de libre-échange, de protection des investissements et de double imposition avec les principaux États tiers, afin de garantir à ses entreprises la plus grande marge de manœuvre possible en matière commerciale.
Le mythe de la souveraineté alimentaire
Alors que la dimension internationale est omniprésente dans les secteurs secondaire et tertiaire, elle est systématiquement occultée dans le secteur primaire, du moins dans le jeu politique. Ainsi, les représentants des agriculteurs continuent à brandir l’autosuffisance comme garantie de la sécurité alimentaire. Ils estiment que nous devons produire nous-mêmes notre nourriture, pour que la Suisse fonctionne le plus possible en autarcie.
Les partisans de cette perspective se fourvoient. Ils confondent sécurité alimentaire et degré élevé de production indigène. Or, la Suisse se procure à l’étranger un grand nombre d’intrants, comme les fourrages, les semences, les plantons, les engrais, les produits phytosanitaires ou encore les souches parentales utilisées dans l’aviculture. Ajoutons à cela les produits à base de pétrole et les pièces détachées, sans lesquels notre parc de tracteurs serait immobilisé. Tous ces intrants sont en fait indispensables à la production indigène de denrées alimentaires.
Comme d’autres secteurs, l’agriculture participe ainsi pleinement à la spécialisation et à la division internationale du travail, de sorte qu’il lui est indispensable d’avoir accès aux marchés étrangers. Or, les acteurs politiques, les mouvements sociaux et même la publicité pour les produits agricoles font systématiquement l’impasse sur cette dimension. Pourtant, des exemples, comme la mauvaise récolte de pommes de terre de l’an passé, montrent que des pénuries peuvent aussi survenir en Suisse et que les importations permettent d’y remédier.
Augmentation de la production de fromage
Les chances de nos produits à l’exportation sont largement sous-estimées. Il suffit pourtant de penser à la libéralisation du marché du fromage avec l’UE, en 2007, pour comprendre les avantages tirés de l’ouverture : la production indigène a ainsi augmenté en dépit d’une progression des importations. La suppression des droits de douane et des contingents a amélioré les parts de marché des entreprises suisses dans l’UE. La balance commerciale est même positive pour ce produit.
Ce sont surtout les ventes de fromages frais et de ceux à pâte mi-dure qui ont le vent en poupe. Le prix des spécialités exportées tend, par ailleurs, à augmenter depuis la libéralisation, tandis que celui des importations diminue. Adoptée en 2001, la facilitation des échanges de vin blanc s’est elle aussi traduite par une amélioration de la qualité des produits suisses.
Cette évolution ne profite pas seulement aux entreprises, qui ont manifestement réussi à se positionner sur le marché de la qualité, mais aussi, et à double titre, aux consommateurs, puisque l’élargissement de l’offre se conjugue à une baisse des prix. Il n’est donc pas étonnant que la consommation de fromage ait augmenté.
L’atonie du marché, conséquence du protectionnisme
Le refus actuel de libéraliser complètement le marché agricole pénalise non seulement les consommateurs, mais aussi les producteurs. En premier lieu, les intrants restent chers et, en second lieu, l’absence de concurrence entraîne, à terme, l’émergence de structures peu compétitives. Pour preuve, le recours aux nouvelles techniques agricoles ou à de nouvelles formes de partage du travail et de coopération – comme la mutualisation des machines – est encore peu répandu dans l’agriculture suisse.
Par ailleurs, la tendance à surestimer nos atouts (savoir-faire, qualité, respect de l’environnement, bien-être des animaux, etc.) et à sous-estimer la concurrence étrangère plonge le marché dans l’atonie. Or, pour que les entreprises agricoles suisses restent prospères à long terme, il leur faut absolument vérifier en permanence – et corriger si nécessaire – leur niveau d’efficience et leur situation dans les filières de production.
Libéralisation réussie du marché agricole autrichien
La comparaison avec notre voisin autrichien le montre bien : le libre-échange avec l’UE ne bouleverse pas la structure des exploitations. Certes, l’agriculture a subi de fortes mutations dans ce pays depuis l’adhésion en 1995, mais le nombre d’exploitations s’est réduit pratiquement dans la même proportion en Suisse, alors que la libéralisation n’y a guère brillé. Malgré la concurrence de l’UE, l’Autriche a pu conserver, dans la majorité des cas, des structures de taille relativement réduite et non industrielles. Bien que la taille moyenne des exploitations ait quelque peu augmenté, elle reste, avec 19 hectares, comparable à la Suisse (19,7 hectares[4]). En outre, neuf exploitations agricoles sur dix sont encore des entreprises familiales, comme sur notre territoire.
Depuis la libéralisation, l’agriculture autrichienne a atteint un niveau de compétitivité respectable, ses exportations s’étant multipliées par cinq en valeur nominale ces vingt dernières années (voir illustration). La solidité de ce développement s’est révélée lors de l’élargissement à l’Est en 2004 : l’agriculture autrichienne a résisté sans problèmes lorsque quatre de ses voisins, aux structures de coûts inférieures, sont entrés sur le marché intérieur européen (Slovaquie, Slovénie, Tchéquie et Hongrie).
Autriche : balance du commerce extérieur de produits agricoles et de denrées alimentaires (prix non corrigés), 1995-2014
Source : Statistik Austria / La Vie économique
La Suisse se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle de l’Autriche des années nonante. En adhérant en 1973 à l’Espace économique européen (EEE), notre voisin avait ouvert son économie à ses futurs partenaires communautaires, n’excluant que son secteur agricole de la libéralisation. La Suisse entretient des liens économiques étroits avec l’UE en raison notamment des accords bilatéraux… excepté dans le secteur agricole.
Au début des années nonante, le secteur primaire autrichien avait lui aussi la réputation d’être très peu concurrentiel[5]. L’absence de concurrence étrangère se faisait en outre sentir tant dans les secteurs en amont que dans ceux en aval, ce qui se traduisait notamment par un prix élevé des intrants. En conséquence, les consommateurs y payaient des prix considérablement plus élevés que dans les États membres comparables. L’agriculture autrichienne se composait, en outre, de nombreuses petites exploitations, dont plus de la moitié se situaient dans des régions défavorisées (collines ou montagnes, pour la plupart).
L’ouverture du marché intérieur de l’UE a permis aux agriculteurs autrichiens de valoriser leurs atouts et d’offrir une plus-value aux consommateurs. Vingt ans plus tard, en dépit des mutations structurelles, ils continuent à exercer une profession attrayante dans des exploitations de petite taille.
L’ouverture, gage de prospérité
Contrairement à l’Autriche, la Suisse a toujours refusé de s’ouvrir davantage. Les Chambres fédérales ont ainsi suspendu en 2012 les négociations concernant un accord de libre-échange avec l’UE dans le domaine agricole.
L’ouverture des frontières ne nuit pas au succès à long terme de l’agriculture, même pas dans un petit pays alpin, comme le montre l’exemple autrichien. Bien au contraire, elle stimule l’esprit d’entreprise, l’innovation et la productivité. Il va toutefois de soi que les changements structurels induits par la libéralisation appellent des mesures d’accompagnement, à l’image des contributions de transition prévues par la politique agricole suisse 2014-2017.
Les négociations entre la Suisse et les États-Unis en vue d’un accord de libre-échange ont échoué en 2007 notamment en raison de la résistance de certains milieux politiques liés à l’agriculture. Cela illustre parfaitement les dommages que les occasions manquées peuvent infliger à moyen et à long termes à notre place économique et à notre prospérité. En effet, ce traité aurait considérablement diminué le risque de discrimination que font courir à l’économie suisse d’exportation les négociations en cours sur le TTIP. De même, il aurait bien facilité l’accès de notre agriculture à un marché pesant plus de 300 millions de consommateurs.
On le voit, le libre-échange est prometteur pour tous les secteurs économiques. Cela inclut l’agriculture, puisqu’elle aussi peut tirer avantage des débouchés qu’il procure. En effet, le libre-échange, l’ouverture des frontières et une politique agricole axée sur le marché, l’esprit d’entreprise et la productivité ne peuvent être que complémentaires. Plus ce triangle sera efficace et plus la Suisse aura les coudées franches pour garantir sa prospérité ainsi que la viabilité de son agriculture à long terme.
- En 2014, le PIB par habitant s’élevait à 78 432 francs, selon la Banque mondiale. []
- Office fédéral de la statistique, données pour 2014 (approche par la production). []
- Parmi les autres exemples, citons le Partenariat transpacifique (PTP), l’Accord économique et commercial global complet entre les États-Unis et le Canada (AECG) ou encore l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Japon. []
- Office fédéral de la statistique, « surface agricole utile par exploitation », 2015. []
- Hofreither M. F., « Le processus d’adaptation de l’agriculture autrichienne lors de l’adhésion à l’UE », La Vie économique, 09/2006. []