Monsieur Schneider-Ammann, quelle est votre application préférée ?
Il me faudrait une application qui me fournisse du temps (après réflexion)… Ma préférée est bien sûr celle de La Vie économique (sourire amusé).
Ça nous fait plaisir ! Vous vous mobilisez beaucoup en faveur de la numérisation depuis un an. D’où vient cet enthousiasme ?
La technologie me fascine depuis toujours. J’ai vécu les prémices de la numérisation, il y a une quarantaine d’années, lorsque je faisais mes études d’électrotechnique à l’EPFZ. Une utilisation réussie de la transformation numérique est déterminante pour la pérennité de notre place économique, donc pour les emplois et les perspectives professionnelles qu’offre la Suisse. Je suis tout feu tout flamme à cet égard. Lors des trois dernières révolutions industrielles, le progrès technologique s’est révélé positif, malgré les craintes. Notre pays a vu croître ses emplois et sa prospérité. L’histoire peut se répéter. Les circonstances s’y prêtent. Nous avons, toutefois, encore beaucoup à faire.
Quelles sont les conséquences de cette mutation ?
La mutation que nous sommes en train de vivre sonne le glas de nombreux domaines d’activité et de professions. La réalité technologique ne doit pas nous amener à interdire Uber ou Airbnb. Il nous faut plutôt concevoir un cadre général régissant ces sociétés, qui soit le plus utile possible au bien-être commun. La Société des employés de commerce parle de 100 000 emplois qui passeront à la trappe dans sa branche. C’est un scénario que je ne saurais exclure. Parallèlement, notre ambition est d’en créer plus de 100 000 autres en Suisse. Ces nouveaux emplois requièrent une politique de formation fondée sur des bases modernes. Nous menons une politique des possibles et non d’exploitation des peurs.
Dans son rapport sur l’économie numérique, le Conseil fédéral estime qu’il ne faut pas craindre un recul de l’emploi. Vous allez même jusqu’à dire que l’objectif est de l’accroître. N’est-ce pas enjoliver la situation ?
Non. Mon objectif est de donner des perspectives à chacune et à chacun dans ce pays. Tout le monde doit d’abord suivre une formation, puis exercer une activité. Au cours de la troisième révolution industrielle, dans les années quatre-vingts, j’avais décidé, au sein de mon entreprise, d’abandonner complètement la mécanique au profit du pilotage numérique. À l’époque, certains cadres responsables de l’exploitation avaient montré de la résistance. Je leur ai alors dit qu’ils ne devraient pas s’étonner plus tard de ne plus avoir d’emploi. Ils ont tous fini par s’adapter à la situation. L’entreprise a réalisé des gains de productivité, a accru sa compétitivité et s’est ainsi maintenue sur le marché. Il en sera de même pour la quatrième révolution industrielle : l’efficacité augmentera, de même que la compétition. Je n’enjolive rien. Nous pouvons exploiter les bonnes conditions qu’offre la Suisse en matière de numérisation et maintenir le niveau élevé de l’emploi. Si, par contre, nous tentons de freiner cette évolution, la numérisation se développera ailleurs et les emplois suivront. C’est ce que nous devons éviter.
Pourquoi le Conseil fédéral doit-il se préoccuper de la numérisation ? Il existe de nombreuses initiatives privées, par exemple digitalswitzerland.ch.
J’aimerais féliciter, en premier lieu, des initiatives comme Digital Switzerland. Elles permettent à de jeunes entreprises et à des personnes qualifiées issues du monde scientifique, de l’économie, du sérail politique et de la société civile de se réunir pour relever les défis de la transformation numérique. Le développement est si complexe que l’État, à son niveau, n’est pas en mesure de conduire cette mutation. Nous ne le souhaitons pas non plus. En second lieu, j’aimerais souligner que le Conseil fédéral mène une politique économique saine. En d’autres termes, la Confédération met en place les conditions-cadres tout en offrant la plus grande liberté possible aux entreprises et aux particuliers. Le Conseil fédéral en conclut donc qu’il n’y a pas actuellement de nécessité d’agir sur le plan législatif.
S’agissant de l’économie de partage, le Conseil fédéral estime là aussi que la législation en vigueur peut intégrer de façon adéquate les nouveaux modèles d’affaires. N’est-ce pas trop facile de ne rien faire ?
Nous ne restons pas les bras ballants. Parfois, mieux vaut écouter avant de vouloir donner des leçons. Il en va de même des réglementations. Notre marché du travail est plus libéral que celui de nos voisins européens. Il offre donc a priori plus d’espace pour mettre en place de nouveaux processus et de nouvelles technologies sans devoir d’abord prévoir les lois qui les régiront. Si le corset est trop serré et qu’il empêche toute liberté de mouvement, on doit d’abord l’ouvrir : cette démarche est bien plus difficile que l’adoption de nouvelles lois.
Les nouveaux modèles de travail posent également des défis aux assurances sociales. Les chauffeurs d’Uber sont-ils des salariés ou des indépendants ?
Il faut évaluer chaque domaine d’activité et apprécier chaque cas séparément. C’est ce que font actuellement les juges. Il n’existe pas de règles d’application générales. En ce moment, avec Uber, les projecteurs sont braqués sur la numérisation dans la mobilité. L’objectif est de garantir que tous les participants au marché dans un segment déterminé soient soumis à des conditions-cadres identiques ou comparables.
Cela signifie-t-il que les collaborateurs d’Uber sont des employés et que leur employeur doit retenir et verser les cotisations sociales ?
Ce n’est pas ce que j’ai dit. Sur le fond, la question est de savoir si le droit en vigueur permet une marge d’appréciation suffisante pour que les dispositions relatives au droit des contrats ou aux assurances sociales, par exemple, puissent aussi s’appliquer aux nouvelles formes de travail, aux nouveaux profils professionnels et aux conditions de travail de l’économie de partage. La Confédération répondra à cette question et à d’autres dans le rapport donnant suite au postulat Reynard, qui sera présenté au Conseil fédéral à l’automne prochain. Je ne veux pas anticiper sur ce dossier.
Les mutations structurelles créent un déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché du travail. On ne peut pas engager un ouvrier du bâtiment pour programmer des logiciels. Les gens travaillant dans le commerce sont également affectés. Comment relevez-vous ce défi ?
À mon sens, la pyramide de la formation reste valable : la formation de base pour une grande part de la population et les lauréats du prix Nobel au sommet. La pyramide se déplace d’elle-même légèrement vers le haut. Autrement dit, le travail va devenir plus exigeant pour tous. Cela restera, cependant, une pyramide.
Y aura-t-il encore des emplois sur le marché du travail pour les personnes situées à la base de la pyramide ?
Bien sûr. Les hautes écoles, par exemple, programmeront encore des activités de recherche appliquée en laboratoire. Elles auront toujours besoin de laborantins capables d’utiliser les nouveaux équipements électroniques. Les jeunes, qui ont grandi avec l’informatique, maîtrisent de tels outils. Cela se produira de manière naturelle. Il y aura toujours une économie de services, certes sous forme numérisée, mais elle ne disparaîtra pas. En un mot comme en cent, nous devons tous veiller à ce que la pyramide glisse vers le haut, sans pour autant faire vaciller la base.
Comment allons-nous faire ? Ces personnes auront-elles besoin d’une formation de rattrapage ?
La formation continue sera une pièce maîtresse. Il est plus que jamais nécessaire d’envisager une formation continue à caractère permanent (tout au long de la vie), qui soit ouverte à tous et pas seulement aux personnes déjà bien formées. C’est ainsi qu’il sera possible de rester attrayant sur le marché du travail et de mener sa carrière. La quatrième révolution industrielle est en marche et la cinquième viendra tôt ou tard. La formation continue est dès lors déterminante.
À qui appartient-il d’agir ?
Il incombe à tout un chacun de rester à jour en matière de formation. Nous examinons actuellement la nécessité de donner des impulsions financières spécifiques pour les travailleurs âgés et ceux qui sont peu qualifiés.
Dans quelle mesure l’employeur doit-il aussi être associé ?
Il l’est automatiquement. Les marchés exigent de l’employeur qu’il figure parmi les meilleurs et reste compétitif du point de vue technique, ce qui l’oblige à s’ouvrir à la numérisation. Les salariés doivent être disposés à suivre le mouvement. Ils doivent s’investir et se perfectionner. Les employeurs les épauleront dans leur démarche, puisque c’est aussi dans leur intérêt.
Est-il nécessaire de réorienter l’assurance-chômage, en adoptant de nouvelles dispositions en matière de droit du travail ?
Nous avons déjà mené cette discussion et estimons qu’il ne faut rien changer de particulier. L’assurance-chômage prévoit des instruments qui devraient suffire.
Vous avez dit que la Suisse dispose d’une assise solide en termes de numérisation. Comment se fait-il qu’elle présente, en comparaison internationale, un besoin de rattrapage en matière de cyberadministration ?
Il existe certains domaines dans lesquels nous sommes à la traîne et d’autres dans lesquels nous avons pris la bonne voie. J’ai siégé plusieurs années, en ma qualité de conseiller fédéral, dans le comité de pilotage du projet de cyberadministration. Dans une structure fédéraliste, mettre d’accord la Confédération, les cantons, les villes et les communes prend du temps, ce qui explique notre retard. Toutefois, lorsqu’une solution est trouvée et approuvée, elle est soutenue par tous. Nous ne serions pas à la pointe dans de nombreux domaines si cette conception fédérale, démocratique et, certes, chronophage des projets était mauvaise. Nous avons malgré tout mené à bien plusieurs projets.
Vous voulez parler de la cybersanté, par exemple ?
C’est précisément l’un de ces projets. Il n’est certes de loin pas achevé, mais l’idée se présente clairement. Le vote électronique est un projet qui est déjà relativement avancé. Il est actuellement testé par cinq cantons. Il n’est toutefois pas encore assez solide pour être appliqué dans tous. Durant les cinq années pendant lesquelles j’ai siégé au sein du comité de pilotage en tant que conseiller fédéral, je n’ai pas cessé de demander la mise en place du guichet unique. Dans le cadre du message de l’an dernier, il m’a fallu lutter pour 5 millions de francs que l’on voulait m’enlever. La version 1.0 du guichet unique sera disponible dans le courant de cette année. Le portail proposera pour commencer un petit nombre de prestations électroniques aux entreprises, puis s’enrichira au fur et à mesure.
Qu’en est-il du potentiel d’innovation suisse ? La dernière innovation électronique portant l’estampille suisse, la souris informatique, date de plusieurs décennies.
Ce n’est absolument pas comme s’il ne s’était rien passé entre-temps. Les idées innovantes naissent dans le contexte de l’EPFL, de l’EPFZ, des universités et des hautes écoles. Il faut privilégier les esprits créatifs et assurer une bonne collaboration entre l’école, la recherche et les PME partenaires chargées de l’application. Ceux qui développent des innovations sont tous amenés à se demander un jour s’ils sont ou non en mesure de financer une entrée sur le marché. La plupart ne le sont pas. Ces jeunes entreprises sont alors phagocytées et leurs innovations n’ont plus la même visibilité que la souris à son époque.
Qu’entendez-vous par « phagocytées » ?
Elles sont rachetées. Neuf projets sur dix ne survivent pas. Ils doivent être repris par quelqu’un qui a les reins solides, en règle générale de grandes entreprises.
Celles-ci sont-elles suffisamment intéressées ?
Oui, elles y sont même contraintes. Des sociétés comme Nestlé ou Novartis ont des escouades de personnes chargées de mettre au jour des innovations commercialisables, que ce soit en Suisse, dans les écoles polytechniques fédérales ou à l’étranger. Elles s’y emploient de manière systématique.
Comment promouvoir davantage les jeunes entreprises innovantes en Suisse ?
Laissons les choses se faire. Offrons à ces entreprises la plus grande marge de manœuvre possible. Il n’est pas négligeable que des professeurs de l’EPFL ou de l’EPFZ puissent exercer, de manière relativement généreuse, des activités accessoires, parallèlement à leur activité principale. Des forces politiques tentent en ce moment de cantonner le corps professoral des hautes écoles dans les salles de cours. C’est une mauvaise chose, car c’est réduire leur capacité de participer à des projets et de les encourager. Il faut faire confiance aux professeurs. Ils sauront remplir leur mission principale, à savoir assurer la formation et la recherche avec l’indépendance voulue par les hautes écoles.
Ils doivent pouvoir se mettre en réseau ?
Oui, il s’agit de se mettre en réseau – c’est l’un des principaux moteurs de la transformation numérique – et de trouver des partenaires pour la concrétisation, en général de petites entreprises. Il faut réunir les uns et les autres, et les aider à lancer des projets. C’est ce que nous voulons faire avec Innosuisse, l’organisation appelée à succéder à la Commission pour la technologie et l’innovation. Le Fonds national suisse, lui aussi, ne fait rien d’autre que d’aider à promouvoir des projets. La position extraordinaire de la technologie médicale suisse en est l’illustration.
Jugez-vous important que des Suisses investissent dans des jeunes pousses helvétiques ? Ou bien les fonds peuvent-ils venir de l’étranger ?
Je tiens – j’aimerais le souligner – à ce que les emplois soient créés chez nous. Je peux, toutefois, parfaitement admettre qu’ils soient financés par des fonds étrangers. Nous vivons dans un pays ouvert qui accueille du personnel international et des étudiants étrangers dans ses hautes écoles. On aurait tort de croire qu’accepter uniquement des investisseurs suisses ferait notre fortune.
La Suisse a vu naître de grandes entreprises lors des deuxième et troisième révolutions industrielles. En sera-t-il de même pour la quatrième ?
Personne n’est mieux placé que notre industrie pharmaceutique ou des groupes comme Nestlé. Pour réussir, il est important à mes yeux de parler non seulement de grands groupes, mais aussi de petites entreprises. Lorsque de grandes entreprises se disputent le marché, les petites entreprises innovantes peuvent cibler les niches qui restent. Cependant, si le marché est réparti entre de nombreuses petites entreprises, ces niches sont si minuscules qu’elles ne présentent plus guère d’intérêt.
La numérisation croissante expose aussi régulièrement beaucoup d’entreprises aux attaques de pirates informatiques. Cela vous préoccupe-t-il ?
C’est vrai et il est difficile d’y échapper. On peut, toutefois, s’en protéger en les repérant à temps. Pour moi, cela n’a rien à voir avec la technologie ; c’est plutôt une question de gestion. Si vous imposez une culture d’entreprise dans laquelle les collaborateurs, lorsqu’ils ne sont pas sûrs, ont le courage de le dire et de demander de l’aide, vous aurez une chance de découvrir une attaque et de prendre rapidement les mesures nécessaires pour la contrer. Si, au contraire, tous vos collaborateurs ont peur et ne communiquent pas, vous serez constamment pris de court et dépassé.
L’entretien a été mené par Nicole Tesar et Susanne Blank, rédactrices en chef de La Vie économique.