Tout le monde parle de l’économie de partage (ou participative) et de ses effets. Les prévisions qui la concernent sont donc aussi nombreuses que diverses. Certains vont jusqu’à prophétiser le bouleversement complet de l’économie et de la société, et exigent l’intervention de l’État. L’impact ne sera vraisemblablement pas si dramatique, mais il faut s’attendre à des changements. La numérisation met, par exemple, sous pression les modèles commerciaux traditionnels des agences de voyage ou des entreprises de taxis.
L’innovation et les mutations structurelles sont des constantes importantes dans une économie fonctionnelle. Une bonne politique économique permet l’une et l’autre. Elle fixe un cadre permettant aux employés et aux entreprises de s’adapter aux nouvelles méthodes de production et aux nouveaux canaux de distribution. Vouloir préserver des structures qui ne sont plus viables coûterait cher et entraînerait une perte de prospérité. Le fait que les nouvelles technologies sont un défi pour des modèles commerciaux éprouvés n’a rien de neuf.
Avant d’émettre de nouvelles règles, il faut se demander ce que l’économie participative a de nouveau sur le plan économique. L’idée existe déjà depuis très longtemps, sous forme de partages ou de locations. Pensons, par exemple, aux laveries automatiques, aux bibliothèques ou aux paysans qui se partagent une moissonneuse-batteuse. L’utilisateur n’est pas propriétaire du produit, mais il peut en faire usage contre rétribution. Les taxis, les locations de voitures et les appartements de vacances Reka ne sont pas non plus des inventions du XXIe siècle. Le moteur économique de cette économie d’échange et de location provient souvent du fait que l’acquisition d’un bien que l’on utilisera seulement une fois n’est pas intéressante par rapport à une location. Des produits et des services utilisés ponctuellement sont « partagés » et ainsi exploités de manière plus efficiente.
Dans ce cas, pourquoi ces modèles prétendument efficaces ne s’imposent-ils pas plus souvent dans l’économie traditionnelle ? Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, les coûts de transaction sont parfois considérables : il faut tout d’abord trouver l’objet souhaité (par exemple en cherchant dans l’annuaire téléphonique) ; celui-ci doit être disponible à un moment donné (le lave-linge utilisé en commun) ; on doit aller chercher l’objet quelque part et le ramener (la location de voiture) dans un état irréprochable et à un moment précis, ce qui peut se révéler inopportun. Il y a aussi la question de l’asymétrie de l’information concernant la qualité de l’objet souhaité (l’hôtel de vacances).
Bénéficier de l’avis des utilisateurs du monde entier
Généralement, le marché met à disposition des services qui diminuent sensiblement les asymétries d’information et les coûts de transaction pour les clients. Les agences de voyage illustrent bien cette situation. Au mieux, le prestataire ne baisse pas seulement les coûts de transaction pour la réservation de voyages complexes. Il permet aussi de remédier à l’asymétrie d’information en réservant dans un hôtel qui correspond effectivement aux souhaits de son client.
C’est notamment dans l’économie de partage que s’applique l’une des principales innovations des nouvelles technologies : celles-ci permettent, grâce aux commentaires des utilisateurs du monde entier, un échange d’information qui réduit, voire supprime, l’asymétrie de l’information et les coûts de transaction. Par Internet, ces avis sont accessibles partout, ou presque, dans le monde et il est possible de réserver un voyage rapidement et sans grande difficulté. Voilà une excellente nouvelle pour les clients. Tripadvisor, Booking.com et autres plateformes informent aujourd’hui mieux que ne pourra jamais le faire une agence de voyages sur la qualité de centaines de milliers d’hôtels.
Ce qu’il y a de nouveau, ce n’est donc pas l’échange et la location en soi, mais la meilleure circulation des biens et des services. De nombreuses plateformes technologiques ne sont au fond rien d’autre que des intermédiaires qui diminuent les coûts de transaction et les asymétries de l’information dans la circulation des biens et des services. Ces plateformes ne permettent, toutefois, pas de supprimer entièrement les coûts de transaction. C’est sans doute la raison pour laquelle certains modèles d’économie participative – par exemple le partage d’appareils ménagers utilisés rarement, comme les perceuses ou les fours à raclette – ne se sont pas vraiment imposés à ce jour. Il faudrait pour cela que les objets soient disponibles rapidement et sans faute, ce qui signifie avec des coûts de transaction encore moindres. Sinon, l’achat de l’appareil, même pour de rares utilisations, apparaît encore la meilleure option.
Le développement technologique est par contre une mauvaise nouvelle pour tous les types d’intermédiaires classiques : agences de voyages, centrales de taxis, magasins de disques, vidéothèques et librairies sont déjà nombreux à avoir disparu. Cette tendance met également sous pression beaucoup d’intermédiaires extérieurs à l’économie de partage, par exemple, le secteur financier, avec l’achat d’assurances en ligne ou le financement participatif. Le négoce, qui s’appuie également sur des intermédiaires, lutte aussi âprement contre la concurrence électronique.
Ne pas interdire trop vite
Quel rôle pour la politique économique dans tout cela ? Une réflexion en deux étapes ouvre une piste intéressante. Commençons par nous demander quelles règles on créerait s’il n’en existait aucune. Par exemple, demanderait-on aux chauffeurs de taxis de tenir manuellement un registre de leurs courses, alors que les voitures modernes peuvent en général transmettre leur position par GPS ? Les règles superflues devraient être supprimées. Ensuite, analysons dans quelle mesure la législation actuelle couvre déjà les nouveaux cas de façon satisfaisante[1].
En matière de politique économique, la précipitation est mauvaise conseillère. Interdire sans réfléchir ne sert à rien, si ce n’est à défendre le statu quo. Dans un monde globalisé, l’effet principal de ces interdictions est d’empêcher les acteurs économiques de saisir les occasions qui se présentent. Or, l’expérience montre que les réglementations n’arrêtent pas l’évolution technologique.
Il est crucial pour un pays pauvre en ressources naturelles, comme la Suisse, d’identifier et d’accepter les mutations structurelles conditionnées par l’innovation, et de saisir les possibilités qu’elles présentent. En fin de compte, même si elle peut paraître éculée, voici une vieille recette gagnante : des conditions-cadres optimales en comparaison internationale, un ordre économique libéral, du personnel bien formé, des infrastructures fiables et modernes, une charge fiscale supportable et la stabilité politique.
- Pour une vue d’ensemble de la question, consulter le rapport du Conseil fédéral du 11 janvier 2017 sur les principales conditions-cadres pour l’économie numérique. []