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Travailler dans le nuage : où nous mène l’assouplissement du monde du travail ?

Le monde du travail est aujourd’hui plus flexible que jamais. Il a encore récemment intégré les modèles d’affaires de l’économie participative. Cela signifie-t-il la fin du statut classique d’employé ? L’article ci-après évalue les tendances actuelles et futures.
La fin du bureau classique ? La numérisation a assoupli les formes de travail.

Le marché et les conditions de travail se sont assouplis significativement ces derniers temps, principalement sous l’effet de la numérisation[1]. L’évolution s’est produite aux niveaux géographique, temporel et organisationnel[2]. Les connexions Internet à haut débit, les technologies de réseau et les terminaux mobiles permettent à de nombreuses activités de s’exercer indépendamment du lieu (souplesse géographique). Les horaires fixes et les engagements à plein temps cèdent de plus en plus le pas à des modèles de travail à temps partiel et à des horaires annuels ou basés sur la confiance (souplesse temporelle). Les technologies numériques ont également offert davantage de flexibilité aux entreprises, en particulier par l’externalisation (souplesse organisationnelle). Cette évolution comprend aussi les nouveaux modèles d’affaires : des plateformes Internet proposent différents services et mettent la clientèle en rapport direct avec le fournisseur. On parle alors d’externalisation ouverte (« crowdsourcing ») ou de travail en essaim (« crowdworking »).

Une nouveauté : le travail en essaim


Les services proposés sur les plateformes Internet couvrent un large spectre de domaines, comme les TIC, le graphisme, le transport, l’hébergement ou le divertissement. Dans la plupart des cas, le travail proposé est celui d’un seul individu, mis ainsi en rapport avec sa clientèle potentielle. Pour cette dernière, les avantages sont liés à la baisse des frais de transaction. Les personnes employées par la plateforme ne bénéficient en règle générale pas d’un engagement classique avec un taux fixe d’occupation, mais interviennent sur appel. Il s’agit d’une des formes que peuvent revêtir les contrats de travail atypiques.

Les possibilités de gain extrêmement fluctuantes qui en résultent répondent aux besoins des travailleurs ayant besoin de flexibilité, hors des horaires de travail habituels, par exemple parce qu’ils suivent une formation. La plateforme leur donne en outre accès à une vaste clientèle potentielle, ce qui peut augmenter leurs chances de décrocher un mandat. Enfin, ces formes d’occupation connaissent des barrières d’entrée moins élevées que sur le marché traditionnel du travail.

À formes nouvelles, questions anciennes


D’un autre côté, ces nouvelles pratiques professionnelles font craindre une aggravation des conditions de salaire et de travail, donc une précarisation croissante[3]. Dans le contexte des emplois sur plateforme, la démarcation entre dépendance et indépendance suscite en particulier un intérêt accru. Or, la question n’est pas nouvelle. Cette distinction est notamment pertinente dans le droit du contrat de travail et dans celui des assurances sociales, parce qu’elle entraîne des conséquences juridiques différentes en matière de sécurité sociale. Cependant, les critères n’en sont pas définis au niveau des lois[4]. Cela a permis jusqu’ici aux autorités d’exécution et aux tribunaux de réagir rapidement et opportunément à des situations nouvelles, sans devoir passer par de coûteuses révisions de lois. Malgré cette rapidité de réaction, un flottement juridique passager peut se faire ressentir. C’est actuellement le cas : il y a peu, la Suva a décidé pour les assurances sociales que plusieurs chauffeurs d’Uber ne pouvaient être considérés comme indépendants[5]. Uber conteste cet avis[6]. L’issue du litige aura également de l’importance pour d’autres plateformes[7].

L’évolution récente du marché suisse du travail


À l’heure qu’il est, la Suisse – comme la plupart des pays – ne dispose pas de données concernant les emplois sur plateforme. Aux États-Unis, la proportion de travailleurs proposant des services sur une plateforme en ligne, comme Uber ou Task Rabbit, a été estimée à seulement 0,5 % des personnes actives (2015). Divers indicateurs suggèrent que la part des emplois sur plateforme devrait aussi être minime en Suisse. Ainsi, le statut classique d’employé y reste jusqu’à présent la forme prédominante de travail (85 %, voir illustration)[8]. Si les contrats de travail limités à moins de six mois et les personnes actives cumulant plusieurs contrats ont augmenté marginalement depuis 2010, le travail sur appel et l’indépendance en solo – qui sont des caractéristiques typiques du travail en essaim – ont eu tendance à perdre du terrain. Les indépendants « en solo » sont des indépendants sans employés.

Proportion de personnes actives par forme de travail : 2005, 2010 et 2016




1 Les valeurs indiquées pour le travail sur appel correspondent à la moyenne annuelle de 2015. Toutes les autres valeurs se rapportent au 2e trimestre 2015.

Source : OFS/Espa / La Vie économique

D’une façon générale, l’on ne constate pas en Suisse ces dernières années, une tendance à l’augmentation des contrats de travail précaires, à une pression générale sur les salaires ou à une extension nette du secteur des bas salaires[9]. Dans une vaste évaluation qualitative de l’OCDE concernant la situation de l’emploi dans le monde, la Suisse occupe également une place de tête[10]. Une étude se penche actuellement sur la manière dont les formes de travail précaires-atypiques ont évolué ces dernières années et sur leur rapport avec la numérisation (voir encadré).

Scénarios du futur et nécessité d’intervenir


Actuellement, il est impossible d’avoir une vision assurée de l’avenir. Quelles plateformes s’imposeront – si elles s’imposent – dépend de paramètres très différents. Plusieurs indices montrent que, par exemple, les processus centraux d’une grande complexité et le traitement de données sensibles resteront au sein des entreprises. Comme pour l’externalisation, institutionnalisée depuis longtemps, il subsistera ici aussi des barrières liées à l’économie d’entreprise. D’autre part, la fidélisation de la clientèle sera décisive pour le succès à long terme des plateformes de services. Celles-ci ont un intérêt général à ce que leurs collaborateurs soient performants et satisfaits. Comme le montrent des exemples allemands, il peut être payant, pour ces plateformes, de proposer des emplois fixes à leurs collaborateurs, malgré des coûts salariaux supérieurs[11]. D’ailleurs, les nouvelles possibilités de notation sur Internet n’offrent pas seulement des chances aux clients, mais aussi aux travailleurs qui peuvent ainsi se faire une idée des conditions de travail offertes par les différentes plateformes. Celles qui savent se montrer attrayantes en retirent un avantage compétitif. Dans des pays comme la Suisse, avec son taux très élevé d’emploi, l’intérêt des travailleurs pour des contrats de travail peu attrayants pourrait rester longtemps limité.

Dans quelle mesure y a-t-il nécessité juridique ou sociale d’intervenir et d’adapter les réglementations existantes ? Cela dépend largement de l’ampleur que prendra désormais la flexibilisation du monde du travail. Les partenaires sociaux continueront à jouer un rôle important, éventuellement sous des formes nouvelles. Dans la foulée des recommandations de l’OCDE, la Suisse doit actuellement améliorer ses données concernant les nouvelles formes de travail. Même à l’époque numérique, l’objectif suprême de la politique sociale et de celle du travail est de créer des conditions qui maximisent les chances et minimisent les risques.

  1. Le présent article se penche sur le changement des conditions de travail. Pour l’évolution de l’emploi, voir Jud Huwiler Ursina, « La fin du travail ? », La Vie économique, 10-2015. []
  2. Centre d’évaluation des choix technologiques (2016). []
  3. Voir aussi Eichhorst et Spermann (2015) et Rapport du Conseil fédéral (2017). Pour la démarcation entre rapports de travail atypiques et précaires-atypiquees, voir Marti, Walker et Bertschy (2010). []
  4. Rapport du Conseil fédéral (2001). []
  5. Pärli (2016). L’expertise s’appuie sur divers indices en matière de subordination et de risque entrepreneurial . []
  6. Dans différents pays, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, les tribunaux ont rendu leurs premiers jugements sur Uber et attribué à l’entreprise un rôle pour le moins proche de celui d’un employeur. []
  7. Parallèlement au débat juridique, diverses analyses économiques ont paru récemment sur la question de l’indépendance ou de la non-indépendance. Voir Monika Bütler, dans la NZZ am Sonntag du 12 juin 2016, ainsi que Braun-Dubler et Meyer (2016). []
  8. La part des personnes actives non indépendantes a même augmenté légèrement de 1 % depuis 2010. []
  9. Rapport du Conseil fédéral (2015). []
  10. OCDE (2014). []
  11. Frankfurter Allgemeine du 26 juillet 2016. Le portail de nettoyages My Clean, le service de majordome Alfred ou Parcel connaissent certes des coûts de personnel nettement supérieurs depuis l’internalisation, mais ces surcoût ont été plus que compensés par la hausse de leurs chiffres d’affaires. []

Bibliographie

  • Braun-Dubler Nils et Meyer Stefan, « Weniger ist manchmal mehr. Uber, Wettbewerbsvorteile und die optimale Regulierung », www.oekonomenstimme.org, 6 décembre 2016.
  •  Centre d’évaluation des choix technologiques, Flexible neue Arbeitswelt : Eine Bestandsaufnahme auf gesellschaftlicher und volkswirtschaftlicher Ebene, 2016, Haute école de Lucerne et HES du Nord-Ouest de la Suisse.
  •  Conseil fédéral, Rapport du Conseil fédéral sur un traitement uniforme et cohérent des activités lucratives dépendantes et indépendantes en droit fiscal et en droit des assurances sociales, 2001.
  • Conseil fédéral, Salaires initiaux et salaires minimaux. Situation dans les branches à faible rémunération – Rapport du Conseil fédéral du 12 août 2015 en réponse au postulat Meier-Schatz 12.4058, 2015.
  • Conseil fédéral, Rapport sur les conditions-cadres de l’économie numérique, 2017.
  • Deloitte, Die Sharing Economy in der Schweiz : mehr, weniger oder neue Regulierungen ?, 2016.
  • Eichhorst Werner et Spermann Alexander, Sharing Economy – Chancen, Risiken und Gestaltungsoptionen für den Arbeitsmarkt, 2015.
  • OCDE, « Des emplois de qualité. Mesure et évaluation », Perspectives de l’emploi 2014, 2014, chap. 3.
  • Pärli Kurt, Arbeits- und sozialversicherungsrechtliche Fragen bei Uber Taxifahrer/innen, expertise mandatée par Unia, université de Bâle, 2016, ch. 47.
  •  Walker Philippe, Marti Michael et Bertschy Kathrin, Entwicklung atypisch prekärer Arbeitsverhältnisse, 2016.

Bibliographie

  • Braun-Dubler Nils et Meyer Stefan, « Weniger ist manchmal mehr. Uber, Wettbewerbsvorteile und die optimale Regulierung », www.oekonomenstimme.org, 6 décembre 2016.
  •  Centre d’évaluation des choix technologiques, Flexible neue Arbeitswelt : Eine Bestandsaufnahme auf gesellschaftlicher und volkswirtschaftlicher Ebene, 2016, Haute école de Lucerne et HES du Nord-Ouest de la Suisse.
  •  Conseil fédéral, Rapport du Conseil fédéral sur un traitement uniforme et cohérent des activités lucratives dépendantes et indépendantes en droit fiscal et en droit des assurances sociales, 2001.
  • Conseil fédéral, Salaires initiaux et salaires minimaux. Situation dans les branches à faible rémunération – Rapport du Conseil fédéral du 12 août 2015 en réponse au postulat Meier-Schatz 12.4058, 2015.
  • Conseil fédéral, Rapport sur les conditions-cadres de l’économie numérique, 2017.
  • Deloitte, Die Sharing Economy in der Schweiz : mehr, weniger oder neue Regulierungen ?, 2016.
  • Eichhorst Werner et Spermann Alexander, Sharing Economy – Chancen, Risiken und Gestaltungsoptionen für den Arbeitsmarkt, 2015.
  • OCDE, « Des emplois de qualité. Mesure et évaluation », Perspectives de l’emploi 2014, 2014, chap. 3.
  • Pärli Kurt, Arbeits- und sozialversicherungsrechtliche Fragen bei Uber Taxifahrer/innen, expertise mandatée par Unia, université de Bâle, 2016, ch. 47.
  •  Walker Philippe, Marti Michael et Bertschy Kathrin, Entwicklung atypisch prekärer Arbeitsverhältnisse, 2016.

Proposition de citation: Ursina Jud Huwiler (2017). Travailler dans le nuage : où nous mène l’assouplissement du monde du travail . La Vie économique, 23 février.

Autres analyses de la numérisation

Dans son Rapport sur les conditions-cadres de l’économie numérique du 11 janvier 2017, le Conseil fédéral expose les effets de la numérisation sur l’emploi et les conditions de travail. Dans le cadre de sa réponse au postulat 15.3854 « Automatisation : risques et opportunités », le Conseil fédéral approfondira en automne 2017 d’autres questions relatives aux chances et aux risques, par exemple en ce qui concerne la protection de la santé et les assurances sociales. À cet effet, le Seco mène actuellement trois études sur les questions suivantes : à quels moteurs les mutations structurelles obéissent-elles, comment évoluent les rapports de travail précaires-atypiques et comment les exigences de compétences se transforment-elles ?