Les jeunes gens sportifs sont un exemple de « bons risques ».
À l’instar de la monnaie, qui a immensément facilité les échanges de biens et de services, l’assurance est une grande invention. Elle permet à ses contractants de faire endosser par un tiers, en échange d’une prime fixe, le risque de pertes financières. Tout comme l’argent cependant, l’assurance a des effets secondaires indésirables qui ont pour noms sélection du risque et aléa moral.
Appliquée à l’assurance-maladie, la sélection du risque correspond au fait que les assurés qualifiés de « bons risques » choisissent les contrats les plus avantageux pour eux. Les assureurs-maladie, de leur côté, cherchent au moyen d’une publicité ciblée ainsi que d’une offre de prestations et d’un service clientèle adéquats à attirer ces bons risques et à écarter les « mauvais ». Avant la révision de la LAMal en 1996, les contrats collectifs conclus avec les employeurs étaient un instrument de sélection des risques, les personnes actives constituant généralement de bons risques. Depuis lors, cette pratique est interdite et la crainte d’une sélection a poussé le législateur à édicter de nouvelles règles.
La compensation des risques en est l’une des principales. Les assureurs ayant une proportion supérieure à la moyenne de bons risques doivent effectuer des versements au profit de ceux qui ont trop de mauvais. Ce procédé de renchérissement et d’atténuation artificiels des bons et des mauvais risques a donc pour but de neutraliser l’incitation à la sélection chez les assureurs comme parmi les assurés.
Toutefois, le législateur encourage également la « chasse aux bons risques » dans la mesure où il n’autorise pas la modulation des primes en fonction du risque. Dans le système actuel, en effet, les personnes présentant un risque de maladie élevé paient la même cotisation que les autres. Si les primes étaient ajustées aux risques effectifs, les taux de couverture des deux groupes s’égaliseraient et il n’y aurait plus de raison de privilégier les bons risques. La compensation solidaire serait garantie, comme elle l’est aujourd’hui, par le subventionnement des primes. Cependant, contrairement à la situation actuelle, une personne de santé fragile ayant un revenu de 200 000 francs par année se verrait réclamer une prime adaptée au risque, mettons de 30 000 francs. La sélection induite actuellement par la réglementation perdrait donc sa raison d’être dans une situation d’authentique concurrence des primes, accompagnée d’un subventionnement ciblé.
L’aléa moral, nœud du problème
Même après la réforme de 1996, il n’a pas été possible de juguler les trois formes d’aléa moral dans l’assurance-maladie. Le risque dit ex ante se rapporte à l’attitude des personnes bien assurées qui ne sont pas très attentives aux efforts de prévention, sachant qu’elles n’auront guère à supporter les conséquences financières d’une maladie. Cela ne signifie pas qu’elles se moquent délibérément de leur santé, mais qu’en raison de leur style de vie, elles acceptent implicitement une plus forte probabilité de tomber malade.
Ces minimes variations de probabilité sont difficiles à préciser à l’échelle individuelle, mais elles ont collectivement des effets non négligeables. Par exemple, si un risque de maladie de 10 % augmente chaque année de 0,1 point de pourcentage, cette hausse se traduit au niveau national par quelque 8000 cas d’affection supplémentaires, avec les conséquences financières correspondantes. Cela dit, la modeste progression du nombre de cas de maladie observé en Suisse depuis 2009 ne permet pas de conclure à une influence déterminante de l’aléa moral ex ante[1].
Effets financiers de la participation aux coûts
Le deuxième type d’aléa moral se vérifie au stade ex post, lorsque la maladie s’est déclarée. Il correspond au risque d’une surconsommation de soins par les patients, à des prix trop élevés. Exemple : Monsieur X est disposé à payer jusqu’à 100 francs un médicament en pharmacie. Si sa participation aux coûts est de 20 %, il déboursera jusqu’à 500 francs pour ce médicament. Les 400 francs restants sont ainsi à la charge de la collectivité.
Même avec une participation proportionnelle des patients aux coûts, l’assurance-maladie entraîne donc une augmentation (unique) du prix, des quantités et des dépenses. Cela ne concerne pas seulement les médicaments, bien sûr, mais toutes les prestations de santé assurées. Cet effet sur les prix est encore plus net lorsque les prestataires parviennent à verrouiller (monopoliser) le marché, comme c’est déjà le cas des hôpitaux notamment. De nos jours, par exemple, il est quasiment impossible d’ouvrir un nouvel hôpital privé.
Sur des marchés déjà fermés, des fusions comme celles de l’Hôpital universitaire de Bâle et de l’Hôpital cantonal de Bâle-Ville appellent dès lors un jugement particulièrement critique. C’est ce que montre l’économiste de la santé Stefan Felder dans les pages « Événement » ci-après. Notons que les subventions publiques, particulièrement généreuses en Suisse romande et au Tessin par exemple, sont aussi un instrument de verrouillage des marchés.
Une liberté contractuelle inaliénable
Comment le législateur a-t-il tenu compte de l’aléa moral lors de la révision de la LAMal en 1996 ? Une réponse en soi positive est celle des conventions de réseaux de soins intégrés (« managed care »), dans lesquelles les généralistes associés fixent le budget. La LAMal permet aux assurés de passer des contrats individuels avec budgétisation : sur cette base, les patients autorisent le médecin à ne prendre que partiellement en compte leur demande de prestations médicales. En contrepartie, ils bénéficient de primes réduites.
De plus, la LAMal prévoit que l’assureur, en tant qu’acquéreur avisé de prestations de santé, s’entendra au moins à atténuer quelque peu les hausses de prix au profit de ses affiliés. Pour que cela fonctionne bien, il faut la liberté contractuelle – comme celle dont dispose le chef des achats dans une maison de mode, lequel ne choisit (et ne paie en conséquence) que les fournisseurs offrant un rapport qualité-prix particulièrement avantageux pour le groupe cible de l’entreprise[2].
En reprenant le tarif des prestations médicales ambulatoires (Tarmed), les assureurs-maladie n’ont malheureusement pas assumé cette fonction de maître d’achats et ont esquivé un défi stratégique important. Aux Pays-Bas, au contraire, où ils se sont vu accorder la liberté contractuelle en 2009, l’extension notée depuis lors sous la rubrique « Volume de personnel » dans le domaine de la santé est de zéro – contre +19 % en Suisse. L’article de Katharina Degen et Dominik Hauri, du Seco, dans le présent numéro, traite de ce thème clé.
Les incitations inopportunes liées à Tarmed occasionnent des coûts supplémentaires[3]. Depuis 1996, néanmoins, les assureurs-maladie ont sensiblement amélioré leur degré d’efficience. Ils parviennent, en mobilisant travail et capital, à encaisser un volume de primes supérieur et à fournir davantage de prestations de santé, comme le signale ci-après le spécialiste des assurances Martin Eiling, de l’université de Saint-Gall.
Face à des prix indigènes trop élevés, le mécanisme correcteur demeure toutefois le développement de l’offre, notamment grâce aux importations. Cela peut améliorer l’approvisionnement des assurés, mais au risque d’une augmentation des quantités, qui peut entraîner une hausse des primes et, du même coup, des subventions fédérales destinées à réduire ces primes. Pour cette raison, l’importation directe de médicaments, la fourniture par l’assureur-maladie d’offres de traitement à l’étranger ainsi que l’ouverture de cabinets médicaux et d’hôpitaux par des étrangers restent proscrites.
Ce faisant, on néglige les préférences des intéressés. Pour que les assurés renoncent librement à certaines offres, ils devraient recevoir des compensations massives, note dans son article l’économiste Harry Telser, de la société de conseil Polynomics. Cela semble indiquer que les intéressés seraient tout à fait disposés à payer pour cette extension de l’offre.
L’aléa moral dynamique
À ce stade, l’analyse ne nous dit pas encore pourquoi les prix, les volumes de prestations et les dépenses du secteur de la santé augmentent constamment. On est ici en présence de la troisième forme de l’aléa moral, celui de la « dynamique ». Elle explique pourquoi, contrairement au reste de l’économie, il n’y a guère d’innovation apportée aux processus qui se traduise par une baisse des coûts dans le domaine de la santé : principalement parce que la faible participation des assurés ne leur permet pas de profiter vraiment des baisses de coûts.
Les innovations de produits, en revanche, sont à l’ordre du jour. Elles renforcent la disposition des patients à payer, ce qui offre aux prestataires la possibilité de majorer leurs prix et d’augmenter leurs dépenses. Si les assureurs-maladie ne veulent pas passer pour des freins au progrès aux yeux de leurs clients, ils doivent tôt ou tard céder à la pression et accepter de nouvelles thérapies plus coûteuses dans leur catalogue de prestations. Cela vaut aussi pour les conventions de type réseaux de soins intégrés, sans quoi les assurés ne les choisiraient plus. Voilà pourquoi elles non plus ne peuvent guère s’opposer à cette dynamique du risque.
De fortes composantes normatives
La LAMal présentait dès 1996 un double visage. D’un côté, elle autorisait les assureurs à offrir des variantes contractuelles, ce qui ouvrait de nouvelles possibilités aux assurés et favorisait la concurrence. De l’autre, elle accordait de nouvelles compétences normatives à la Confédération, notamment en matière de tarification de prestations ambulantes et stationnaires. Ces compétences se sont intégralement matérialisées au cours des dernières années avec Tarmed, le financement hospitalier et les forfaits par cas.
De plus, les parlementaires fédéraux ont vu dans l’assurance maladie un terrain d’exercice idéal pour des interventions en faveur de leurs clientèles respectives. De nos jours, pas une session ne se déroule sans que soient déposés des postulats ou motions qui n’améliorent en rien l’efficience et ne font qu’accentuer un peu plus la redistribution.
Dans ces circonstances, rien d’étonnant à ce que de nouvelles possibilités d’accroître l’efficience du secteur de la santé peinent à se concrétiser. La carte de santé électronique des patients, par exemple, n’a même pas réussi à s’imposer dans le secteur des soins intégrés. Trop vives, en effet, sont les craintes des prestataires médicaux de voir les assureurs utiliser les informations qu’ils y introduisent pour surveiller leurs activités. Trop grand, par ailleurs, est le risque que cette nouveauté soit interdite, le cas échéant, par le Parlement.
Introduire des contrats combinés
Depuis quelques années, les mégadonnées (« big data »), qui désignent de grands ensembles de données interconnectées, sont sur toutes les lèvres. Elles pourraient susciter des craintes non seulement chez les fournisseurs de prestations, mais aussi chez les assurés et les patients. En effet, les principaux utilisateurs de mégadonnées sont les gouvernements, qui s’en servent principalement pour faire rentrer l’impôt. Dans le domaine qui nous intéresse, les mégadonnées permettraient toutefois d’intéressantes innovations. Sachant par exemple, grâce aux données de l’assureur-maladie, qu’un de ses membres souffre d’une maladie réduisant son espérance de vie, une caisse de pension pourrait relever la retraite qui lui est versée, puisque ce serait pour une durée limitée.
Plus intéressante encore serait la possibilité pour un assureur d’offrir en option des « contrats combi » prévoyant une participation maximale aux coûts indépendamment du sinistre : maladie, dégât de voiture, état de dépendance[4]. Les consommateurs seraient ainsi prémunis contre un cumul de risques. Malheureusement, la densité normative de l’assurance-maladie actuelle, ainsi que la séparation des domaines -vie et non-vie dans l’assurance, ne permettent pas d’envisager la réalisation d’un contrat combiné dans un avenir prévisible.
- Voir à ce sujet la contribution de Pascal Strupler, de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), dans ce numéro. []
- Zweifel (2010). []
- Voir à ce sujet l’article de Stefan Boes et Christoph Napierala, l’un et l’autre de l’université de Lucerne, dans les pages « Événement ». []
- Zweifel et al. (1996), chap. 6.6.2. []
Bibliographie
- Sennhauser M. et Zweifel P., « Ist ein neues Arzneimittel sein Geld wert ? Wessen Geld ? – Bewertung eines neuen Diabetes-Präparats mit Hilfe eines Discrete-Choice-Experiments. PharmacoEconomics », German Research Articles, 11 (2), 2013, pp. 101–117.
- Zweifel P., « Warum das Gesundheitswesen vom Gedanken an Modehäuser und Auswahl profitieren könnte », Neue Zürcher Zeitung, 29 septembre 2010.
- Zweifel P., Bonato D. et Zaborowski C., Soziale Sicherung von morgen. Ein Vorschlag für die Schweiz, Berne, 1996, éd. Paul Haupt.
Bibliographie
- Sennhauser M. et Zweifel P., « Ist ein neues Arzneimittel sein Geld wert ? Wessen Geld ? – Bewertung eines neuen Diabetes-Präparats mit Hilfe eines Discrete-Choice-Experiments. PharmacoEconomics », German Research Articles, 11 (2), 2013, pp. 101–117.
- Zweifel P., « Warum das Gesundheitswesen vom Gedanken an Modehäuser und Auswahl profitieren könnte », Neue Zürcher Zeitung, 29 septembre 2010.
- Zweifel P., Bonato D. et Zaborowski C., Soziale Sicherung von morgen. Ein Vorschlag für die Schweiz, Berne, 1996, éd. Paul Haupt.
Proposition de citation: Zweifel, Peter (2017). Les effets secondaires non résolus de l’assurance-maladie. La Vie économique, 23. février.