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Malheureux, les bourreaux de travail ?

Un bon salaire rend heureux, mais la satisfaction chute si le travail phagocyte les loisirs. Voilà ce que nous dit en substance une étude sur les « biens sociaux ».
Les personnes qui travaillent longtemps ne consacrent à leurs amis qu'un temps restreint.

Depuis les années septante, l’inégalité des revenus s’est creusée dans la plupart des pays européens[1]. On pense généralement qu’une telle évolution s’est directement répercutée sur la consommation et donc le bien-être. Une telle hypothèse s’applique certes aux biens commerciaux, mais pas forcément à ceux dits sociaux.

Alors que l’achat de biens commerciaux (p. ex. maison, voiture, appareil électroménager) est directement conditionné par le revenu disponible, ce sont d’abord les relations humaines qui guident les biens sociaux. Ces derniers sont multiples : invitation d’amis, loisirs actifs (sportifs ou culturels) ou encore relation (quantitative et qualitative) avec les voisins, les proches parents et les amis. À l’inverse des biens commerciaux, le temps libre prime ici sur l’argent.

Pour le commun des mortels, les loisirs sont précieux en eux-mêmes. Or, c’est le contraire, puisque leur valeur vient du fait qu’ils permettent de consommer des biens sociaux. Suivant comment ces derniers sont distribués dans les différentes catégories de revenus, on remarque une nette accentuation ou atténuation des différences en termes de satisfaction selon que les personnes sont plutôt riches ou plutôt pauvres.

L’enquête auprès des ménages éclaire sur la satisfaction


Quel est l’impact des biens sociaux sur le bien-être ? Comment leur consommation évolue-t-elle en fonction du revenu et du temps de travail ? Quelle est l’incidence de la consommation de biens commerciaux d’une part, et de biens sociaux d’autre part, sur le rapport entre revenu et satisfaction ? Voilà trois questions auxquelles nous tenterons d’apporter une réponse empirique. La base de données a été constituée dans le cadre du Panel suisse des ménages (PSM)[2]. Cette enquête représentative se fonde sur des entretiens annuels menés auprès d’un groupe immuable de personnes. Notre analyse se limite aux 14 000 habitants interrogés entre 2000 et 2010.

Le PSM aborde le sujet en demandant aux sondés leur « degré de satisfaction dans la vie en général ». Abondamment représentée dans les théories économiques, cette question a été formulée pour la première fois en 1974 par Richard Easterlin, un économiste américain dont les travaux pionniers ont posé les prémices du rapport entre revenu national et satisfaction. Selon le paradoxe d’Easterlin, un revenu élevé accroît certes la satisfaction individuelle, mais si on considère un pays dans sa globalité, l’augmentation du revenu national n’a pratiquement aucune influence sur le degré de satisfaction de la population. Par la suite, d’innombrables études ont étudié la question du bonheur sous les angles les plus variés. Elles débouchent notamment sur la conclusion suivante : les personnes qui perdent leur emploi ressentent une baisse de satisfaction pour la perte du revenu bien sûr, mais surtout pour la perte des aspects concomitants à l’emploi, en particulier les contacts sociaux[3].

Le paramétrage des biens commerciaux dans le PSM est relativement aisé, même si la base de données ne les recense pas complètement. En revanche, il est bien plus difficile de paramétrer les biens sociaux. Dans certains cas, par exemple les vacances, la limite entre ces deux types de biens est floue. Les biens sociaux sont définis par les paramètres suivants[4] :

– nombre et fréquence des contacts avec les voisins, les proches parents et les amis ;

– adhésion à un club ;

– invitation d’amis ;

– bénévolat.

Le sport est également considéré comme bien social, dans la mesure où il présuppose la compagnie d’autres personnes.

Les résultats indiquent que plus de la moitié des personnes sondées sont membres d’une association. Un tiers sont actives dans le bénévolat. Les personnes sondées cultivent de bons contacts en moyenne avec trois voisins, sept parents proches et six amis. De plus, elles recherchent les contacts sociaux en invitant régulièrement des amis chez soi et en s’adonnant à un sport. D’année en année, la consommation de biens sociaux varie aussi bien d’une personne à l’autre que pour la même personne.

Les sportifs sont les plus satisfaits


Notre postulat peut être précisé à travers l’analyse des activités sportives des hommes âgés de 20 à 65 ans (voir illustration 1). Ceux qui s’adonnent à un sport plusieurs fois par semaine sont plus heureux que ceux qui n’en font pratiquement pas. La différence de 0,22 point sur une échelle de 0 à 10 peut certes paraître ténue. Elle équivaut, toutefois, au gain de satisfaction que produit un accroissement de revenu de 50 %.

Ill. 1. Satisfaction et sport (hommes de 20 à 65 ans)

Revenu du travail annuel


Temps de travail hebdomadaire (avec les temps de déplacement, sans le télétravail)




Données : PSM 2000–2010, représentation Winkelmann / La Vie économique

Parallèlement, ceux qui pratiquent souvent un sport ont un temps de travail inférieur à celui des personnes passives, alors que leur revenu est tout aussi élevé, voire supérieur. Cette constatation confirme notre hypothèse selon laquelle les personnes qui travaillent davantage consomment moins de biens sociaux, puisqu’elles auraient besoin de temps libre pour leurs loisirs. Le fait qu’un temps de travail raccourci ne soit pas directement lié à une baisse du revenu peut s’expliquer par divers facteurs. Ainsi, les groupes peuvent présenter des écarts de formation qui n’apparaissent pas ici. Par ailleurs, le sport étant bénéfique pour le corps et pour la tête, des travailleurs plus heureux sont plus productifs. L’ensemble des causalités ne peut, toutefois, pas être étudié dans un cadre aussi simple.

Le nombre de rencontres avec des amis est aussi en lien direct avec le niveau de satisfaction (voir illustration 2). Ce bien social se caractérise également par une relation inverse entre le nombre de rencontres et le nombre d’heures de travail. Les hommes qui travaillent davantage ont un revenu plus élevé, mais il leur reste moins de temps pour rencontrer des amis. Dans ce cas concret, la satisfaction dans la vie est moins touchée. La démonstration pourrait toutefois être affinée en tenant compte de variables de contrôle supplémentaires, d’où notre analyse de régression sur la base du revenu disponible des ménages.

Ill. 2. Satisfaction et rencontres avec des amis

Revenu du travail annuel


Temps de travail hebdomadaire (avec les temps de déplacement, sans le télétravail)




Données : PSM 2000–2010, représentation Winkelmann / La Vie économique

L’argent fait le bonheur


Dans le droit fil des études menées à ce jour, l’analyse de régression référencée ci-dessous (voir encadré) le montre bien : la satisfaction augmente avec le revenu (voir illustration 3). Ce modèle simple illustre le mieux la relation implicite entre revenu et dotation en biens commerciaux et sociaux.

Dans le modèle des biens commerciaux, la courbe s’aplatit légèrement, car la satisfaction supplémentaire que nous procure l’achat de biens commerciaux est « contrôlée » : autrement dit, elle ne compte pas comme gain de satisfaction. Il convient toutefois de noter que le modèle repose sur une petite sélection de biens commerciaux, tels que maison, voiture ou vacances. Ce faible échantillon ne permet pas d’extrapoler l’évolution, compte tenu de tout ce que le marché propose. Dans un tel cas, la courbe s’aplatirait certainement encore davantage.

En revanche, l’effet de revenu reste inchangé lorsqu’on ajoute les biens sociaux à la régression. Ceux-ci n’expliquent donc pas pourquoi le revenu contribue au bonheur. En d’autres termes, les riches ne sont pas plus heureux que les pauvres parce qu’ils possèdent davantage de biens sociaux. Ces derniers n’ont aucun impact sur les inégalités de bonheur.

Ill. 3. Modification de la satisfaction dans la vie selon le revenu




Source : Kuhn et al. (2016) / La Vie économique

Le temps de travail influence la consommation de biens sociaux


Nos résultats montrent que la satisfaction dans la vie dépend à la fois des biens commerciaux et des biens sociaux. La principale différence entre les deux réside dans le rapport entre revenu et temps de travail. Les personnes à revenu supérieur possèdent davantage de biens commerciaux. Celles qui sont astreintes à des horaires à rallonge consomment moins de biens sociaux, d’où une perte de satisfaction systématique chez les bourreaux de travail.

Les personnes percevant des revenus élevés ne consomment pas plus, sinon moins, de biens sociaux. L’inégalité de la distribution du revenu agit certes sur la consommation des biens commerciaux, mais pas sur celle des biens sociaux. Il en va autrement de l’inégalité du temps de travail : ce paramètre modifie la distribution des biens sociaux et entraîne une inégalité dans leur consommation. Ce dernier aspect a été très peu étudié à ce jour.

  1. Piketty (2014). []
  2. Détails de l’étude dans Tillmann et al. (2016) []
  3. Winkelmann et Winkelmann (1998). []
  4. Définition, voir Kuhn et al. (2016). []

Bibliographie

  • Easterlin R., « Does Economic Growth Improve the Human Lot ? », dans David P.A. et Reder M. W., Nations and Households in Economic Growth : Essays in Honor of Moses Abramovitz, New York, 1974, Academic Press.
  • Kuhn U., Lalive R., Lipps O. et Winkelmann R., « Was erhöht die Lebenszufriedenheit ? Marktgüter versus Sozialgüter », dans Franziska Ehrler et al. (éd.). Rapport social 2016 : Bien-être, Zurich, 2016, Seismo-Verlag.
  • Piketty T., Capital in the 21st Century, Cambridge, MA, 2014, Harvard University Press.
  • Tillmann R., Voorpostel M., Kuhn U., Lebert F., Ryser V.-A., Lipps O., Wernli B. et Antal E., « The Swiss Household Panel Study : Observing social change since 1999 », Longitudinal and Life Course Studies, 7 (1), 2016, pp. 64-78.
  • Winkelmann L. et Winkelmann R., « Why are the Unemployed So Unhappy ? Evidence from Panel Data », Economica, 65, 1998, pp. 1-15.

Bibliographie

  • Easterlin R., « Does Economic Growth Improve the Human Lot ? », dans David P.A. et Reder M. W., Nations and Households in Economic Growth : Essays in Honor of Moses Abramovitz, New York, 1974, Academic Press.
  • Kuhn U., Lalive R., Lipps O. et Winkelmann R., « Was erhöht die Lebenszufriedenheit ? Marktgüter versus Sozialgüter », dans Franziska Ehrler et al. (éd.). Rapport social 2016 : Bien-être, Zurich, 2016, Seismo-Verlag.
  • Piketty T., Capital in the 21st Century, Cambridge, MA, 2014, Harvard University Press.
  • Tillmann R., Voorpostel M., Kuhn U., Lebert F., Ryser V.-A., Lipps O., Wernli B. et Antal E., « The Swiss Household Panel Study : Observing social change since 1999 », Longitudinal and Life Course Studies, 7 (1), 2016, pp. 64-78.
  • Winkelmann L. et Winkelmann R., « Why are the Unemployed So Unhappy ? Evidence from Panel Data », Economica, 65, 1998, pp. 1-15.

Proposition de citation: Ursina Kuhn ; Rafael Lalive ; Oliver Lipps ; Rainer Winkelmann ; (2017). Malheureux, les bourreaux de travail . La Vie économique, 23 mars.

L’analyse de régression

Notre analyse de régression modélise en premier lieu l’effet global du revenu sur la satisfaction dans la vie (hors biens). En deuxième lieu, nous avons considéré l’effet contrôlé pour les biens commerciaux. Troisièmement, nous avons observé l’effet contrôlé pour les biens commerciaux et sociaux. Selon l’effet du revenu sur la consommation de biens sociaux, l’ajout de ces derniers dans le modèle peut affaiblir ou renforcer l’effet direct du revenu sur la satisfaction dans la vie. Les données incluent toutes les personnes du Panel suisse des ménages (PSM) de 2000 à 2010. Le revenu est mesuré sur la base du revenu équivalent disponible des ménages. Le modèle d’estimation intègre d’autres variables de contrôle (p. ex. l’âge) ainsi qu’une constante spécifique à chaque individu.