Il y aura dix ans cet été que la crise financière a éclaté. Comme on l’a vu, le marché suisse du travail a fait preuve d’une forte capacité de résistance. Quelle en est la raison ?
Daniel Lampart : D’une part, la population a augmenté durant cette période, ce qui a stabilité l’économie nationale. De plus, le Conseil fédéral, le Parlement et certains gouvernements cantonaux ont montré une volonté extraordinaire en intervenant rapidement pour stabiliser la conjoncture et en recourant au chômage partiel. Tout cela explique que, contrairement à d’autres pays, notre économie n’ait pas été affectée par la crise.
Roland Müller : Le marché du travail est extrêmement flexible. Durant la crise financière, l’appréciation du franc a entraîné la suppression de milliers d’emplois en Suisse. Le taux de chômage a certes subi temporairement une légère hausse, mais il a retrouvé entre-temps un niveau presque aussi bas qu’avant la crise. Il faut absolument préserver cette faculté d’adaptation de l’économie suisse.
Monsieur Lampart, que pensez-vous de cet argument concernant la flexibilité du marché du travail ?
Lampart : Ce qui est déterminant à mes yeux, c’est que le carnet de commandes des entreprises suisses reste plus ou moins stable. De ce point de vue, la réglementation du marché du travail a joué un rôle secondaire. Pour l’industrie d’exportation, il était essentiel de pouvoir recourir rapidement et sans bureaucratie inutile au chômage partiel. Autre élément : dans les phases de recul conjoncturel, une bonne protection des travailleurs permet aux entreprises de conserver leur personnel en se repliant sur le chômage partiel, plutôt que de surréagir. Toutefois, l’exemple du travail temporaire montre également que si cette protection est relativement faible, on assiste immédiatement à des réductions d’effectif.
R. Müller : La protection des travailleurs a des avantages. L’idée n’est pas de la démanteler au nom de la flexibilité et d’instaurer la liberté d’embaucher et de licencier. Cependant – même si je n’aime pas dire cela –, on doit bien le constater : avec des outils tels que le chômage partiel ou le travail temporaire, on peut généralement mieux aménager la masse de travail.
D. Lampart : Il faut faire attention avec cette notion de flexibilité de l’emploi. La recherche a dû nuancer. On peut notamment la comprendre comme une possibilité laissée au patronat d’engager des gens dépourvus de qualifications formelles. En outre, une bonne assurance-chômage peut accroître la prospérité. En fait, il en va plutôt ainsi : ayant un taux de chômage très bas, la Suisse pouvait s’offrir une faible protection des travailleurs sans que personne ne s’en offusque.
R. Müller : Cette discussion pose la question de l’œuf et de la poule. Qu’est-ce qui existait en premier, un droit du travail flexible ou un faible taux de chômage ? De toute évidence, les deux vont de pair. La flexibilité est intrinsèquement liée à une bonne protection des travailleurs et, surtout en Suisse, à l’assurance-chômage, laquelle fournit d’excellentes prestations en comparaison avec l’étranger. C’est pourquoi nous devons aménager les conditions-cadres de telle sorte que notre économie puisse s’adapter rapidement au nouveau contexte. Sinon, elle restera prisonnière de structures obsolètes.
La mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse menace-t-elle cette flexibilité ?
R. Müller : La mise en œuvre de l’initiative engendre bien sûr un surcroît de réglementation. Ce n’était pas notre souhait – Monsieur Lampart sera d’accord avec moi –, mais cela figure en filigrane dans l’article constitutionnel. Notre devoir commun est maintenant de maîtriser la bureaucratie, afin d’atteindre le but suivant : sortir un maximum de personnes du chômage et repourvoir les emplois vacants de la manière la plus adaptée possible. J’espère que les syndicats vont nous y aider.
D. Lampart : Un système de contingents a failli être mis en place. Même le Conseil fédéral l’a proposé. Cependant, les employeurs et les syndicats ont fait de mauvaises expériences dans les années nonante avec un tel système. C’est pourquoi il a été aboli. L’option retenue par le Parlement doit être saluée. L’obligation d’annoncer les emplois vacants et la priorité accordée à l’embauche de chômeurs va, en effet, dans le sens de l’efficacité. Cela dit, j’apprécie la déclaration d’intention de l’Union patronale qui veut maintenant une mise en œuvre qui soit suivie d’effets.
Il reste des questions en suspens, comme la façon d’annoncer les postes vacants. Comment allez-vous évaluer la réalité de sa mise en œuvre ?
D. Lampart : Nous la mesurerons au nombre de travailleurs qui trouveront un emploi. Les employeurs annonceront-ils les postes vacants et convoqueront-ils des chômeurs à des entretiens d’embauche ? Les offices régionaux de placement sont-ils prêts à enregistrer ces annonces et à servir activement d’intermédiaires avec les demandeurs d’emploi ? Si les personnes de plus de 50 ans, qui ont aujourd’hui beaucoup de peine à trouver du travail, ou celles désireuses de se réinsérer professionnellement ont le sentiment que la priorité à la main-d’œuvre indigène apporte quelque chose, alors cette mesure sera largement acceptée.
Vous représentez des intérêts divergents. Ne parvenez-vous pas tous les deux à la conclusion que le partenariat social suisse est un modèle de réussite ?
R. Müller : Oui. Le partenariat social est un succès. Il corrige la législation étatique. Il fonctionne bien et a fait ses preuves au fil des années. L’histoire a également montré que l’on doit laisser les branches juger de la pertinence ou non d’une réglementation à ce niveau.
D. Lampart : Dans de nombreuses branches, comme la construction ou l’hôtellerie-restauration, nous avons des conventions collectives de travail qui se prêtent à une comparaison internationale. C’est positif. Toutefois, il existe aussi de grandes lacunes dans les branches où aucune convention ne s’applique à l’ensemble des entreprises, par exemple dans le commerce de détail. Cela crée un malaise, en comparaison avec d’autres pays.
R. Müller : Dans le commerce de détail, nous avons d’importantes conventions d’entreprises qui fonctionnent bien également. Pensez à Migros, à Coop et à bien d’autres. On ne peut pas dire que rien n’existe et que nous n’avons pas d’entrepreneurs conscients de leurs responsabilités.
D. Lampart : Les conventions collectives de travail n’ont rien d’extraordinaire dans le commerce de détail, c’est vrai. On peut construire sur cette base. En revanche, il existe un problème, en particulier dans les branches industrielles. Les nouvelles entreprises sont de plus en plus nombreuses à ne s’affilier à aucune association professionnelle et à offrir des conditions de travail précaires. Même dans les nouvelles branches, l’affiliation est peu répandue. Il est donc de plus en plus difficile d’étendre le champ d’application des conventions, car cette décision doit s’appliquer à au moins 50 % des entreprises de la branche concernée. Aujourd’hui, on parvient parfois tout juste à réunir ce quorum, mais ce ne sera bientôt plus le cas. Je me fais beaucoup de souci : dans certaines conventions, la déclaration de force obligatoire sera abrogée si l’on n’abaisse pas ce seuil.
R. Müller : Je suis d’un autre avis. On ne peut pas affirmer que les branches dites nouvelles ne cherchent pas à faire partie des organisations d’employeurs. Ainsi, Expertsuisse, l’association faîtière des experts en audit, fiscalité et fiduciaire, a adhéré à l’Union patronale. Nous menons également des discussions avec ICT-Switzerland en vue d’une affiliation. Il est vrai, toutefois, que ces branches ne s’organisent pas autant qu’avant autour d’une convention. En ce qui concerne les CCT étendues, un point est important pour nous : elles continuent de se justifier dans les branches où elles ont fait leurs preuves jusqu’à présent. Cependant, il n’est pas concevable de les promouvoir en supprimant complètement le quorum des employeurs. En fait, notre objectif commun est de maintenir des conditions de travail optimales en Suisse, mais cela ne doit pas passer par de nouvelles CCT étendues. C’est aux branches de savoir si elles veulent mettre en œuvre une réglementation ou une solution collective.
D. Lampart : C’est de cela, précisément, dont il s’agit. Si une branche le souhaite, elle doit pouvoir le faire. Or, ce n’est plus possible avec de telles entraves – qui sont les plus élevées d’Europe – à l’extension du champ d’application. Ce problème affecte une partie de l’industrie manufacturière en Suisse romande ainsi que différentes CCT dans la métallurgie, la construction et la sécurité.
R. Müller : Nous prenons cela au sérieux. Comme pour l’IIM, le diable se cache toutefois dans les détails. La branche de la sécurité, par exemple, ne parvient que difficilement à respecter le quorum en raison des scissions d’entreprises. De ce fait, l’extension du champ d’application de la CCT risque d’être remise en question. D’un autre côté, si nous acceptions des réglementations, comme celles proposées par l’organisation économique romande Centre patronal, d’autres branches pourraient avoir des problèmes avec leur propre déclaration de force obligatoire. La prudence s’impose donc lors de la modification de la loi permettant d’étendre le champ d’application.
Le Centre patronal demande plus de souplesse sur la question des quorums.
D. Lampart : La proposition du Centre patronal serait un bon compromis pour nous.
La flexibilité du marché du travail n’est qu’un aspect de la question. L’équilibre de la sécurité sociale est également nécessaire. Pouvons-nous encore nous offrir un État social ?
R. Müller : Je me refuse à tout peindre en noir. Voilà qui va réjouir Monsieur Lampart : nous avons besoin de croissance économique en Suisse pour nous offrir cet État social qui est manifestement un bon modèle. Nous voulons maintenir le niveau des prestations. Pour y parvenir, il faudra déployer des efforts financiers supplémentaires dans les premier et deuxième piliers, en raison des problèmes structurels. L’économie est prête à y contribuer. On doit aussi reconnaître, pour une fois, ce que font les employeurs : dans la prévoyance vieillesse, par exemple, nous plaidons pour le maintien du niveau des rentes, malgré les charges élevées qui pèsent sur l’économie. Il en va de même pour l’assurance-chômage.
Le statu quo peut donc être financé.
D. Lampart : La Suisse est plus riche que jamais. Bien sûr que nous pouvons financer notre système d’assurances sociales. Son niveau indique la prospérité du pays ; il y contribue également. D’ailleurs, la crise financière l’a bien montré : les États les plus durement frappés ont été ceux dont la qualité de l’assurance-chômage était insuffisante.
Monsieur Lampart, les salariés peuvent depuis 2016 renoncer, sous certaines conditions, à saisir leur temps de travail. Comment voyez-vous l’avenir ?
D. Lampart : Nous avons accepté un compromis qui prévoit une grande autonomie dans l’organisation du travail. Cependant, l’encre de ce texte n’est pas encore sèche que déjà, les employeurs demandent un nouvel assouplissement. L’enregistrement des heures effectuées et la prédictibilité du travail sont plus importants que jamais, notamment pour mieux concilier vies familiale et professionnelle. Un lourd fardeau pèse aujourd’hui sur de nombreux salariés.
Deux initiatives parlementaires demandent d’assouplir davantage la loi sur le travail.
D. Lampart : Fondamentalement, la loi actuelle permet une très grande flexibilité. J’ai été un peu étonné en voyant ces deux nouvelles interventions parlementaires sur la saisie du temps de travail. Les sociétés d’audit, par exemple, souhaitent y renoncer totalement et assouplir ainsi fortement la limitation des horaires. Je me fais du souci pour la qualité des prestations dans cette branche. Prenez le cas d’un réviseur qui travaille intensément quarante heures par semaine. Dans mon esprit, il se fatigue, car il s’agit là d’une activité astreignante. Elle l’est peut-être encore plus aujourd’hui, car la rapidité et la complexité ont également augmenté. On ne s’étonnera pas ensuite si ces audits sont entachés d’erreur.
C’est une critique sévère à l’égard des réviseurs.
D. Lampart : Oui. Ce sont aussi ceux qui font le plus de bruit.
R. Müller : Le compromis élaboré début 2016 par les partenaires sociaux – que nous soutenons toujours – n’est pas utile à tous. Il y a des branches qui ne connaissent pas le partenariat social ou qui ont actuellement des problèmes sur ce plan. Toutes sont bloquées. Il serait malhonnête de ne pas vouloir aborder ce thème. La loi sur le travail a plus de 50 ans et s’appelait autrefois « loi sur les fabriques ». Elle date d’une époque où il fallait réglementer le travail des ouvriers d’usine, très pénible physiquement. En outre, un déplacement s’est produit de l’industrie vers le secteur des services et de nombreux salariés ont gagné en autonomie. Nous avons besoin de formules plus souples, adaptées au monde moderne du travail.
Google se plaint du temps de repos imposé la nuit et le dimanche. Cette réglementation est-elle encore d’actualité ?
D. Lampart : Les temps ont changé, c’est vrai. Surtout pour les familles. Nous ne sommes plus à l’époque où, dans certains ménages, l’épouse gardait le souper au chaud jusqu’à ce que le mari rentre à la maison. Dans de nombreuses familles, les deux partenaires exercent aujourd’hui une activité professionnelle. La jeune génération, en particulier, doit être consciente qu’il existe des contraintes, au niveau des concepts comme de la planification, qui guident la manière de travailler ou de ne pas travailler. Faire des heures supplémentaires au bureau pour marquer sa présence et plaire à son chef est une pratique d’un autre âge. Aujourd’hui, l’objectif doit être d’organiser efficacement le travail.
R. Müller : Si des parents actifs professionnellement veulent s’occuper de leurs enfants, il faut qu’ils puissent interrompre leurs horaires. Or, la loi sur le travail est justement problématique à cet égard : le travail de jour doit s’effectuer dans un cadre rigide de quatorze heures. Cela reste valable également si plusieurs très longues interruptions sont nécessaires, ce qui limite la flexibilité. Cette loi comporte des dispositions dont l’adaptation ne nuirait aucunement à la protection de la santé. J’ai l’impression que les syndicats refusent d’en discuter, parce qu’ils craignent de perdre leur influence et leurs prébendes. Je les comprends dans une certaine mesure. On pourrait, toutefois, leur reprocher de vouloir renforcer la réglementation du marché du travail dans leur intérêt et de ne pas être prêts à relever les nouveaux défis que pose l’évolution du monde professionnel. J’ai appris que l’on doit essayer de se mettre à la place des autres. Je suis prêt à le faire également dans ce contexte. J’en attends autant des syndicats, pour que nous puissions construire l’avenir ensemble.
D. Lampart : Nous avons fait une concession aux employeurs et approuvé un compromis. Le patronat a promis qu’aucune autre exigence ne serait formulée. Nous espérons qu’il tiendra cette promesse.