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Santé au travail : une réforme qui se fait attendre

Pour éviter que la santé des individus ne se détériore en raison des conditions de travail, il faut que la prévention soit dotée d’un statut prioritaire et que son champ d’action soit le plus large possible. Les entreprises, tout comme les assurances sociales, ne peuvent qu’y gagner.

Santé au travail : une réforme qui se fait attendre

Des entreprises comme Nestlé ont reconnu l'intérêt que revêt la prévention de la santé au travail. Le groupe alimentaire favorise les actions contre le stress et le « burn out ».

Pour la grande majorité de la population, le temps passé au travail constitue une portion de vie significative. L’environnement professionnel a donc une influence évidente sur la santé générale de la population. Cet impact est souvent durable, puisque certaines pathologies apparues au travail ont un effet à long terme. Pour être complètement efficace, la politique de santé publique devrait donc prendre systématiquement en compte cette réalité. Or, c’est assez loin d’être le cas en Suisse, où la prévention de la santé au travail a trop souvent été perçue comme marginale, voire comme une contrainte réglementaire superflue.

Un intérêt public prépondérant


Cela fait longtemps que les conditions de travail sont considérées comme répondant à un intérêt public prépondérant. La loi sur le travail précise que la prévention primaire est d’abord de la responsabilité de l’employeur, qui est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger la santé de ses employés. Bien comprise et appliquée de manière pertinente, cette approche est la plus efficace et certaines entreprises la mettent en œuvre avec succès. Une intervention en amont limite les problèmes de santé ou en réduit l’impact, tant sur le plan humain que financier. La productivité du personnel s’améliore, ce qui profite à l’entreprise. De leur côté, les caisses-maladie, les assurances sociales et les pouvoirs publics seront moins sollicités à moyen et à long termes. Vu le grand nombre de personnes concernées, les enjeux financiers sont colossaux.

Toutefois, pour que ce cercle vertueux s’enclenche, il ne suffit pas d’inscrire le principe dans une loi ; il faut également un dispositif de prévention efficace. Il n’y a certes pas de recette miracle, mais les éléments clés sont bien connus : identification des risques, mise en place de mesures adéquates pour en limiter la survenance, ainsi que capacité et motivation des employeurs à intervenir en amont. Ce dispositif doit en outre être encadré et piloté par des institutions dotées de moyens aussi adéquats qu’incitatifs pour les entreprises.

L’exemple de l’assurance-accidents


En réalité, ce modèle est déjà en place en Suisse, puisque la loi sur l’assurance-accidents (LAA) de 1981 inclut la prévention. On peut même dire, à certains égards, qu’il fonctionne de manière satisfaisante. D’un côté, les organes d’exécution de la LAA – Suva, inspections cantonales du travail et Secrétariat d’État à l’économie (Seco) – ont un mandat très précis. Leurs activités de contrôle et de prévention sont financées par un supplément de prime dont la distribution est gérée par un organe spécialisé : la Commission fédérale de coordination pour la sécurité au travail (CFST). De l’autre côté, les entreprises ont intérêt à suivre les directives édictées par la CFST, puisqu’une bonne maîtrise des risques d’accidents se répercute sur les primes d’assurance. Ces dernières sont, en effet, calculées en fonction de l’évolution des accidents et régulièrement adaptées par groupe de risque.

Le problème est que cette approche, qui vise à relier les causes aux effets selon une logique d’assurance, ne s’applique qu’aux maladies et accidents professionnels. Or, il faut que le lien de causalité obéisse à des conditions très strictes pour entrer dans cette catégorie. En réalité, seules quelques pathologies entrent en ligne de compte.

Pour tout le reste – soit le vaste champ de la santé au travail, qui recouvre notamment l’ensemble des risques psychosociaux –, rien de tel n’est prévu (voir illustration). Il n’existe aucun lien direct entre la prévention au travail et les assurances (maladie et sociales) ; aucun financement n’est consacré aux contrôles et à la prévention. L’activité des organes d’exécution et de surveillance dépend exclusivement des budgets publics ordinaires, lesquels auraient plutôt tendance à se resserrer. Les primes d’assurance-maladie font certes l’objet d’un prélèvement qui échoit à la fondation Promotion Santé Suisse, dont la mission est précisément de promouvoir la santé. Il s’agit toutefois du volet volontaire de la prévention. Celui-ci ne touche que de manière indirecte et très partielle la prévention primaire obligatoire dans le domaine professionnel.

Financement consacré à la prévention




Source : Richoz / La Vie économique

La première conclusion à tirer de ce qui précède est que le contrôle et la prévention sont limités, tandis que les entreprises n’en comprennent pas toujours les avantages et les considèrent plutôt comme des charges administratives. Autre conclusion : les caisses-maladie et les assurances sociales n’ont aucune prise sur la prévention au travail, alors qu’elles sont tenues d’en assurer les conséquences en aval. Les montants en jeu, aussi bien pour les entreprises que pour la collectivité, se chiffrent en milliards, même si aucune évaluation globale n’est disponible en l’état. À titre d’exemple, on peut mentionner une étude réalisée par le Seco en 2009 sur les maladies de l’appareil locomoteur au travail. Selon ses résultats, environ 670 000 actifs souffrent de troubles musculo-squelettiques, ce qui représente des coûts d’exploitation estimés à 3,3 milliards de francs par an. Or, une meilleure conception du travail permettrait d’économiser 2,7 milliards.

À cela s’ajoute que la sécurité et la santé au travail sont traitées de manière séparée, aussi bien sur le plan formel que sur celui de l’organisation (dualisme légal et d’exécution). Cela nuit globalement à l’efficacité et à la transparence.

Lacunes et manque de cohérence s’additionnent


Force est donc de constater qu’en Suisse, le système de prévention en matière de santé au travail souffre de plusieurs lacunes et d’un manque de cohérence patent. Ce constat n’est pas nouveau et plusieurs tentatives de réforme ont été menées depuis la fin des années nonante. Aucune n’a débouché sur des modifications significatives et les défauts systémiques évoqués plus haut n’ont jusqu’ici pas pu être corrigés. Il faut admettre que l’exercice présente des difficultés particulières :

  • en matière de santé, les interactions constantes entre les sphères privée et professionnelle empêchent parfois de bien établir les causalités ;
  • les législations concernées sont complexes ;
  • les questions de financement sont, par nature, délicates.


Il n’empêche que l’écart entre la structure en place et les besoins de prévention se creuse. L’économie est en constante mutation. Les risques pour la santé évoluent et se déplacent. Une refonte complète des législations, aussi souhaitable soit-elle, paraît actuellement peu réaliste. Des pistes existent malgré tout, comme le renforcement de la CFST, combiné à un élargissement de son mandat et à une adaptation des modes de financement. Il reste à trouver un consensus minimal autour de cette question, d’abord entre les partenaires sociaux, puis à l’échelon politique. L’idée fait lentement son chemin, mais la réforme n’apparaît toujours pas à l’horizon. Aussi longtemps que l’on n’aura pas apporté les corrections nécessaires, la prévention dans l’environnement professionnel ne pourra déployer qu’une faible part de son potentiel. L’économie et la collectivité continueront, dès lors, d’en payer le prix.

Proposition de citation: Pascal Richoz (2017). Santé au travail : une réforme qui se fait attendre. La Vie économique, 22 mai.