S’il venait à quelqu’un l’idée de lancer une initiative demandant le passage à une économie planifiée, les chances de réussite de ce texte seraient très faibles, tant la démocratie et l’économie de marché constituent des principes incontestés en Suisse. Ces piliers de l’État moderne sont à la base de notre prospérité matérielle et immatérielle.
Il n’en va visiblement pas de même pour le libre-échange : la circulation internationale des marchandises, des services et des capitaux est montrée du doigt pour expliquer une multitude de problèmes de société. D’un point de vue économique, une telle situation est d’autant plus étonnante que cette notion ne désigne pas des échanges exempts de toute règlementation, mais un commerce soumis à des règles internationales.
Les économistes sont largement d’accord quant à l’importance d’un système commercial international sans entraves : selon une enquête[1] réalisée par l’université de Chicago dans le cadre de l’Initiative on Global Markets (IGM), 80 % des économistes interrogés estiment que les accords de libre-échange sont avantageux pour les États-Unis. De même, une grande majorité d’entre eux sont d’avis que limiter le commerce au moyen de droits de douane ou de contingents à l’importation nuit à la prospérité.
La plupart des experts s’entendent également sur les effets bénéfiques du libre-échange : le commerce stimule la concurrence ; il incite les entreprises à faire preuve d’efficacité et d’innovation dans la fabrication de leurs produits et services[2]. L’utilisation des économies d’échelle, le besoin de se spécialiser et le transfert de technologie améliorent la compétitivité.
Le commerce ne stimule pas uniquement les ventes à l’étranger, mais l’ensemble de l’économie. En effet, il permet non seulement aux entreprises exportatrices d’accéder à de nouveaux débouchés, mais il élargit également le choix des marchés d’approvisionnement. Cela renforce la compétitivité des entreprises présentes sur le marché international et de celles qui les fournissent tout en travaillant pour le marché intérieur. Les consommateurs ont accès à une offre diversifiée de biens de consommation, tandis que les entreprises disposent d’un choix élargi pour l’acquisition de biens d’équipement (les machines, p. ex.), de produits intermédiaires (puces électroniques, p. ex.) et de prestations (recherche et développement, p. ex.)[3].
C’est pourquoi l’on observe, depuis les années nonante, une mondialisation des chaînes de valeur. Les entreprises actives à l’échelle internationale profitent de ces réseaux « chaînés » pour transférer, par le biais d’une externalisation ou d’une délocalisation, (au moins) une partie de leurs activités dans des pays où elles trouvent des avantages. Cela peut concerner l’approvisionnement, la recherche et développement ou le processus de production. Des analyses montrent que l’intégration de la Suisse dans les chaînes de valeur mondiales a nettement renforcé sa compétitivité[4]. En plus de réduire le prix des intrants et de stimuler la productivité, ces chaînes atténuent l’impact des fluctuations monétaires sur les prix à l’exportation. Elles réduisent ainsi le risque de change encouru par les entreprises.
Aujourd’hui, les débats se concentrent sur la forme numérique de la mondialisation (voir illustration). Depuis près de vingt ans, toujours plus de données, d’informations, d’idées et de savoir-faire sont échangés à l’échelle internationale[5]. Or, on attribue à cette mondialisation numérique un important potentiel en matière de croissance durable[6]. Grâce à des plateformes électroniques, des PME peuvent accéder à des marchés de niche étrangers pour ainsi dire « depuis chez elles », sans entretenir une présence physique sur place. Ces types d’échanges transnationaux englobent également les études et les cours virtuels qui permettent à d’innombrables étudiants dans le monde d’accéder à une formation de qualité.
L’impact de la mondialisation en 2016
Source : Facebook, AliResearch, département américain du Commerce, OCDE, Banque mondiale, MGI, calculs : OCDE (2016) / La Vie économique
Protectionnisme : des motivations ambiguës
Étant donné les avantages offerts par le libre-échange, on peut s’étonner que le protectionnisme parvienne à séduire les milieux politiques à intervalles réguliers. Si, durant l’Antiquité, l’ouverture de la route de la soie et celle des épices servait expressément la promotion du commerce, cela a pris fin au XVIe siècle avec l’apparition du mercantilisme. Selon cette logique trompeuse, pour être prospère, un pays doit maximiser la production économique indigène et les ventes à l’étranger, tout en freinant l’importation de produits concurrents. La palette des mesures protectionnistes comprend les droits de douane, les interdictions d’importation, les contingents à l’importation, les subventions, le monopole étatique et toutes sortes d’entraves non tarifaires à l’importation.
Au XIXe siècle, l’économiste allemand Friedrich List a opposé un autre raisonnement trompeur à la théorie révolutionnaire de David Ricardo sur les avantages comparatifs : le libre-échange peut être bénéfique, mais uniquement lorsque l’économie nationale repose sur une base solide. L’argument de « l’industrie naissante » paraît séduisant : les branches économiques en devenir – celles qui sont « jeunes » et « prometteuses » – doivent être protégées par des droits de douane (dits éducateurs) aussi longtemps qu’elles ne sont pas capables de faire face à la concurrence étrangère.
Le même raisonnement a servi à poser les jalons d’une politique commerciale « stratégique » durant les années quatre-vingts. Celle-ci considère que la concurrence est imparfaite et que des économies d’échelle sont possibles au niveau de la production. Elle suppose donc que les interventions de l’État peuvent être façonnées de manière à augmenter la prospérité. L’idée directrice derrière le slogan « America first » a donc été formulée bien avant la dernière campagne électorale aux États-Unis.
Hormis le fait que l’État n’est pas du tout apte à identifier en amont les branches économiques « prometteuses », les approches théoriques prônant une politique commerciale régulatrice sont vouées à l’échec, car elles ne prennent pas en considération certains fondamentaux de l’économie politique. Les interventions étatiques sont, en effet, influencées par des groupes d’intérêts politiquement bien organisés qui profitent directement de la protection contre les importations et qui veillent à ce que les avantages découlant des restrictions commerciales leur procurent des avantages. Les coûts macroéconomiques sont, quant à eux, répartis sur la masse diffuse des clients et des consommateurs. Il serait par conséquent naïf de croire qu’une politique commerciale régulatrice pourrait servir l’ensemble de l’économie.
Pourquoi alors, malgré ces connaissances acquises de longue date, le protectionnisme refait-il régulièrement surface dans les démocraties modernes ? Tout d’abord, en cas de mutation structurelle, la perte des emplois est facilement perceptible, alors que les effets positifs à long terme peuvent apparaître seulement plusieurs années plus tard. Les milieux politiques sont ainsi souvent tentés de céder à la pression protectionniste à court et à moyen termes. De plus, l’évolution technologique qui a entraîné une modification des structures économiques peut avoir été néfaste par endroits et c’est à tort que l’on incrimine le libre-échange[7]. Si le commerce n’est pas à l’origine des mutations structurelles, il peut les accélérer. L’économiste américain Bryan Caplan avance une autre explication intéressante[8]. Premièrement, les électeurs ont tendance, selon lui, à considérer le libre-échange comme une compétition, dans laquelle leur propre pays est désavantagé (« anti-foreign bias »). Deuxièmement, ils sous-estiment l’importance que les principes de l’économie de marché ont pour la prospérité (« anti-market bias »). Troisièmement, ils mesurent la prospérité au nombre d’emplois (préservés) et non pas à l’évolution de la valeur ajoutée (« make-work bias »). Il est dès lors facile de comprendre pourquoi la philosophie mercantiliste continue de séduire, même au XXIe siècle.
Principaux champs d’action nationaux
Le progrès technologique et l’ouverture internationale d’une économie ne suffisent pas à assurer la prospérité, mais ils en sont des conditions indispensables. C’est d’autant plus vrai pour les pays n’ayant qu’un petit marché intérieur, comme la Suisse. Pour que les gains issus du commerce profitent à la population, il faut davantage. Ainsi, les revenus réels des ménages américains, qui stagnent quasiment depuis 1989 non pas à cause, mais en dépit de l’échange international de marchandises, ont de quoi inquiéter.
Vu ce qui précède, les économistes exhortent les politiciens à se concentrer sur les conditions-cadres économiques essentielles à la promotion de la prospérité, au lieu de privilégier l’isolement[9]. La littérature permet d’identifier un certain nombre de priorités que les gouvernements ne doivent pas perdre de vue. Il faut d’abord garantir un système de formation et de perfectionnement de qualité et proche du marché du travail. Ce dernier doit également rester suffisamment souple pour intégrer rapidement les demandeurs d’emploi. Le système fiscal et social doit enfin être cohérent, pour permettre une redistribution ciblée en faveur des ménages pauvres, sans détourner du marché du travail.
Enfin, un plaidoyer en faveur de l’internationalisation de la société et de l’économie aurait tort de réduire l’intégration économique à son seul apport à la croissance. L’ouverture de marchés étrangers implique un échange avec d’autres cultures. Le libre-échange stimule le contact avec des partenaires étrangers et favorise donc l’acquisition de nouvelles connaissances. La préservation du libre-échange – à travers le système commercial multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), des accords commerciaux bilatéraux ou la coopération internationale au développement – est d’autant plus important qu’elle découle des principes fondamentaux de la démocratie et de l’économie de marché : le refus de l’arbitraire, la non-discrimination et l’égalité des chances.
- IGM Forum (2014) ; Mankiw (2015) ; FMI, Groupe de la Banque mondiale et OMC (2017). []
- OCDE (2010) ; pour une vue d’ensemble de la littérature disponible, voir Ahn et al. (2016). []
- OCDE (2011). []
- Nathani C. et al. (2014). []
- Baldwin R. (2016). []
- Manyika J. et al. (2016). []
- FMI, Groupe de la Banque mondiale et OMC (2017). []
- Caplan B. (2007). []
- OCDE (2015). []