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La position suisse dans les négociations de nouveaux accords de libre-échange est à peine touchée

Une suppression unilatérale des droits de douane industriels peut affaiblir la position suisse dans les futures négociations d’accords de libre-échange. Vu le vaste réseau que notre pays a déjà tissé et les autres options qui s’offrent en matière de négociations, ce risque est pourtant faible.
Les importations de textile sont lourdement taxées en Suisse. Fabrique de vêtements au Viêt Nam. (Image: Keystone)

Ces dernières années, de nombreux pays dans le monde entier ont d’eux-mêmes aboli les taxes à l’importation sur les produits industriels. Les arguments étaient alors surtout économiques. Le présent article se penche sur une question qui a reçu peu d’attention dans la littérature : les effets potentiels d’une suppression unilatérale des droits de douane industriels sur la force de négociation suisse lors de discussions concernant de futurs accords de libre-échange (ALE). S’il est mené de façon indépendante, le démantèlement de taxes douanières ne peut plus servir de monnaie d’échange à de telles occasions. Dans une étude mandatée par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco), nous avons ainsi examiné l’impact d’un démantèlement tarifaire sur la position suisse lors de futures négociations (voir encadré)[1].

La littérature traitant des effets d’une suppression unilatérale des droits de douane sur les capacités de négociation ne brosse pas un tableau homogène. Certaines études montrent que cette mesure s’applique de manière ciblée pour exiger d’autres concessions dans les négociations. Une enquête plus récente, portant sur la suppression des droits industriels à l’importation par le Canada (à partir de 2009), relève un autre aspect[2] : à travers de nouveaux accords de libre-échange, le Canada peut garantir les droits zéro à ses partenaires. Combinées à de possibles concessions dans l’agriculture et d’autres domaines commerciaux, ces conventions lui permettent de continuer à signer des accords attrayants.

De grandes différences entre les partenaires potentiels


Dans notre étude, nous avons posé un regard global sur les ALE que la Suisse pourrait encore conclure (voir illustration 1). La structure économique des pays concernés est des plus contrastée : l’agriculture domine dans les pays comme le Pakistan ou le Myanmar ; dans d’autres, c’est l’industrie manufacturière (Algérie) ou le secteur tertiaire (États-Unis).

Au niveau de la taille du marché aussi, l’éventail est vaste : il va de la petite île Maurice aux gigantesques économies que sont le Brésil ou les États-Unis. Les produits échangés varient également selon les partenaires commerciaux, tout comme les obstacles frappant les marchandises suisses. La moyenne des droits de douane appliqués évolue entre 1,6 % à Maurice et presque 19 % en Algérie. Enfin, il y a de fortes différences en ce qui concerne le nombre d’ALE déjà signés par les partenaires commerciaux et le cadre des engagements pris de la sorte.

Ill. 1. Partenariats potentiels et engagements pris dans des ALE existants

 

Remarque :: l’illustration représente, pour chaque partenaire, la portée de ses engagements dans les ALE signés avec d’autres États. Celle-ci varie pour chaque partenaire et domaine (0 = domaine pas ou peu couvert dans les ALE ; 1 = engagements exhaustifs concernant l’accès au marché).


Source : base de données Desta / La Vie économique

À côté des partenariats possibles, l’étude s’est concentrée sur les catégories de produits dans lesquels un allègement douanier autonome pourrait influencer la capacité de négociation. Elle a dégagé trois conclusions. D’abord, les droits de douane industriels suisses sont déjà très faibles, voire nuls. Ensuite, le secteur des textiles et vêtements constitue l’exception la plus notable[3] : pour plusieurs des partenaires potentiels d’ALE, comme le Pakistan, l’Iran ou la Moldavie, ces produits sont essentiels. Enfin, il existe des pics tarifaires – parfois très élevés – pour quelques produits industriels, tels que des équipements d’infrastructure ou certains appareils non électriques. Ces marchandises ne représentent, toutefois, qu’une partie infime de nos importations.

Ces droits de douane laissent supposer que – malgré un nombre réduit de partenaires commerciaux avec lesquels négocier et un niveau tarifaire globalement faible – les importations industrielles continuent de représenter un volume de négociation intéressant. Des taxes élevées frappant certains produits peuvent ainsi avoir une incidence plus large sur la chaîne de production et le prix des produits finaux, lorsque des biens intermédiaires de la chaîne de valeur globale sont touchés. Pour quelques rares exportateurs des pays partenaires potentiels, elles constituent peut-être même le plus grand obstacle à l’accès au marché. D’un point de vue économique, il faut en outre considérer que les gouvernements étrangers aiment mettre en avant leurs succès pour renforcer les soutiens dont ils ont besoin dans leur propre pays lors de négociations d’ALE. Ils peuvent ainsi s’assurer l’appui de l’industrie d’exportation et, par cette alliance, briser la résistance des branches opposées à une concurrence renforcée à travers les produits importés (suisses).

Négocier avec d’autres atouts


Certes, la suppression unilatérale des droits de douane industriels risque de fragiliser la capacité de négociation suisse. Toutefois, notre pays peut mettre en avant d’autres atouts. À ce niveau, quatre éléments doivent être pris en considération.

Le premier concerne les taux consolidés. Lors d’un démantèlement autonome des droits de douane, les taux appliqués sont remis à zéro, tandis que les engagements souscrits auprès de l’OMC en matière de tarifs plafonnés (qui dépassent souvent les droits appliqués) restent inchangés. Si les taux de l’OMC sont supérieurs aux taux effectivement appliqués, le pays peut en tout temps relever ces derniers sans violer ses engagements internationaux. Aujourd’hui, les taux de l’OMC pour la Suisse dépassent légèrement les droits de douane appliqués. En cas de démantèlement tarifaire, cette différence s’accroîtrait sensiblement, offrant des options de négociation. Les ALE garantiraient ainsi contractuellement aux partenaires commerciaux de la Suisse que les droits zéro dont ils bénéficient ne peuvent plus être relevés en ce qui les concerne.

Viennent ensuite les portefeuilles de concessions. Les ALE règlent déjà non seulement les droits de douane industriels, mais aussi d’autres questions : taxes douanières agricoles, coopération réglementaire, obstacles techniques au commerce, mesures sanitaires et phytosanitaires, investissements, services, normes ou encore politique de la concurrence. Des concessions dans ces domaines peuvent compenser les droits de douane industriels supprimés. Un pareil portefeuille serait très utile en cas de négociations. En effet, les entraves non tarifaires au commerce (p. ex. prescriptions techniques, normes de sécurité) restent importantes pour les biens et peuvent encore compliquer l’accès au marché, voire l’empêcher de fait, même après un démantèlement tarifaire indépendant. Les services et les investisseurs peuvent également être intéressés à des concessions leur ouvrant un accès au marché.

En troisième lieu viennent les règles d’origine, qui font partie intégrante des ALE. Elles déterminent, pour chaque catégorie de marchandises, quand celles-ci peuvent être déclarées comme originaires du pays concerné. Les recherches montrent que les règles d’origine représentent, en combinaison avec les droits de douane préférentiels, un important obstacle au commerce. En cas de démantèlement tarifaire unilatéral, leur poids diminue lors d’importations en Suisse. Les exigences réglementaires que les entreprises doivent suivre en ce domaine tombent ainsi partiellement ou totalement. Les règles d’origine ne sont, dès lors, pas évocables en cas de négociations.

Citons, enfin, la plateforme que constitue l’AELE. La Suisse négocie bon nombre de ses ALE dans ce cadre. Théoriquement, le poids global des États membres de l’AELE pourrait, lors de futures négociations, compenser le démantèlement des droits de douane industriels. Nous n’avons cependant rien trouvé qui indique des concessions mutuelles entre États de l’AELE lors de négociations. Cet élément ne constitue donc pas davantage une option.

Ill. 2. Volume global des échanges de la Suisse dans le domaine industriel, par partenaire

Les droits sur les produits textiles sont pertinents pour certains pays


En résumé, l’étude montre qu’une suppression des droits de douane industriels restants n’affecterait que peu, voire dans une mesure négligeable, la position de la Suisse. Aujourd’hui, 84 % du commerce de marchandises concerne des pays avec lesquels la Suisse a signé un ALE. Les droits de douane industriels sont donc déjà très faibles. Un démantèlement tarifaire autonome serait cependant important dans les négociations avec des pays pour lesquels le secteur des textiles et des vêtements est essentiel ou en cas de pics tarifaires. Ce dernier point est surtout primordial pour la politique économique et lorsqu’il existe des chaînes de valeur globales.

Quelques partenaires commerciaux potentiels sont de moyennement à très sensibles à une suppression unilatérale des droits par la Suisse : Inde, Brésil, Malaisie, Vietnam et Union économique eurasiatique. Ce dernier ensemble regroupe autour de la Russie un petit nombre d’États, notamment la Mongolie, le Pakistan, l’Iran, la Moldavie et l’Indonésie. Les taux consolidés et le portefeuille global de concessions peuvent constituer une option intéressante pour la Suisse, lors de négociations.

  1. Berden et al. (2017). []
  2. Keohane (1986), Davis (2004) et Limão (2007), ainsi que Ciuriak et Xiao (2014). []
  3. Les droits de douane ne s’appliquent pas aux pays les moins développés. Voir « Pays en développement (SGP/GSP) » sous afd.admin.ch. []

L'agriculture domine chez quelques partenaires possibles en matière de libre-échange. Rizière au Myanmar.


Bibliographie

  • Berden K. et al., Significance of Autonomous Tariff Dismantling for Future Negotiations of Free Trade Agreements, étude sur mandat du Seco, 2017.
  • Ciuriak D. et Xiao J., Should Canada Unilaterally Adopt Global Free Trade ?, étude mandatée, 2015, Conseil canadien des chefs d’entreprise.
  • Davis C. L., « International Institutions and Issue Linkage : Building Support for Agricultural Trade Liberalization », American Political Science Review, 98(1), 2004, pp. 153-169.
  • Keohane R. O., « Reciprocity in International Relations », International Organization, 40(1), 1986, pp. 1-27.
  • Limão N., « Are Preferential Trade Agreements with Non-trade Objectives a Stumbling Block for Multilateral Liberalization? », The Review of Economic Studies, 74(3), 2007, pp. 821-855.

Bibliographie

  • Berden K. et al., Significance of Autonomous Tariff Dismantling for Future Negotiations of Free Trade Agreements, étude sur mandat du Seco, 2017.
  • Ciuriak D. et Xiao J., Should Canada Unilaterally Adopt Global Free Trade ?, étude mandatée, 2015, Conseil canadien des chefs d’entreprise.
  • Davis C. L., « International Institutions and Issue Linkage : Building Support for Agricultural Trade Liberalization », American Political Science Review, 98(1), 2004, pp. 153-169.
  • Keohane R. O., « Reciprocity in International Relations », International Organization, 40(1), 1986, pp. 1-27.
  • Limão N., « Are Preferential Trade Agreements with Non-trade Objectives a Stumbling Block for Multilateral Liberalization? », The Review of Economic Studies, 74(3), 2007, pp. 821-855.

Proposition de citation: Koen Berden ; Anirudh Shingal ; Charlotte Sieber-Gasser ; (2018). La position suisse dans les négociations de nouveaux accords de libre-échange est à peine touchée. La Vie économique, 26 mars.

Données utilisées

L’étude repose sur les statistiques concernant les partenaires et accords commerciaux, ainsi que sur les données concernant la portée des différents accords de libre-échange (ALE) et les mesures tarifaires ou non tarifaires existantes. En outre, les auteurs se sont longuement entretenus avec des responsables politiques et des acteurs économiques (organisations de branches, etc.) en Suisse, dans l’UE, en Norvège, en Islande, à Hong Kong et à Singapour.