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Le fédéralisme renforce la compétitivité suisse

Le fédéralisme suisse n’a pas fait son temps. Bien au contraire, le financement décentralisé et la fourniture de biens publics renforcent l’efficacité de l’État.
Le Rigi donne sur les cantons de Zoug et de Schwytz, au fort potentiel de ressources. À gauche, le lac de Zoug. (Image: Keystone)

Dans un article remarqué, l’économiste étasunien Wallace E. Oates a constaté que le fédéralisme était à l’honneur avec les efforts observés à l’échelle mondiale pour décentraliser les tâches publiques dans les années nonante[1]. Un diagnostic de cette nature paraîtrait audacieux aujourd’hui. En effet, de nombreux pays ont enregistré ces dernières années une hausse des activités (ou quote-part) de l’État et une tendance à la centralisation et au fédéralisme d’exécution.

Il est indéniable que l’attachement de la population au fédéralisme a également faibli en Suisse et que la centralisation des compétences et l’enchevêtrement des tâches entre la Confédération et les cantons ont augmenté. Ce phénomène demeure malgré la vaste Réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons (RPT) menée il y a dix ans[2].

Dans ce contexte, il convient de clarifier si l’autonomie des cantons et les principes d’« équivalence fiscale » et de « subsidiarité » (voir encadré) qui leur sont liés sont encore légitimes à l’ère de la mondialisation et de la mobilité accrue des facteurs de production. Pour approfondir ce sujet, une étude corédigée par les auteurs montre les effets du fédéralisme suisse sur différents aspects de la compétitivité de l’État[3].

La théorie n’est guère éclairante


D’un point de vue théorique, le lien entre le fédéralisme et l’efficacité étatique n’est pas clair. Les partisans du financement décentralisé et de la fourniture des biens publics soulignent en particulier les avantages découlant de la plus grande proximité entre les citoyens et les acteurs politiques. L’asymétrie de l’information est ainsi supprimée et l’attention peut se porter sur les besoins diversifiés des bénéficiaires locaux.

Le « laboratoire du fédéralisme » constitue un autre avantage, puisqu’il permet d’expérimenter de nouvelles idées politiques. À la faveur d’un processus compétitif ouvert aux essais et aux erreurs, certains problèmes peuvent trouver des solutions efficaces, imitables ensuite. Les avantages des structures fédéralistes devraient surtout se faire sentir lorsque la décentralisation stimule la concurrence entre les collectivités territoriales. Par analogie avec le marché, la compétitivité régionale autour des facteurs de production mobiles devrait inciter à pratiquer une promotion économique attrayante afin de fournir les biens publics les plus efficaces possible et en accord avec les préférences locales.

Certains opposent à cela le fait que la compétitivité fédéraliste engendre une sous-enchère ruineuse en matière de taux d’imposition et de réglementation (nivellement par le bas). Les régions les plus pauvres ne pourraient pas soutenir une concurrence fiscale autour des facteurs de production mobiles par rapport à des régions plus riches : elles régresseraient donc sans arrêt. Par anticipation, on peut affirmer que les efforts en matière d’efficacité dans les régions les plus pauvres seraient annihilés dès le départ. De plus, l’État-providence serait menacé par le fait que les citoyens les plus pauvres iraient là où ils bénéficient de transferts plus élevés et les citoyens les plus riches se déplaceraient là où ils paient moins d’impôts. Finalement, on peut douter des avantages de la décentralisation si l’on se réfère à la présence d’externalités, aux économies d’échelle et à la haute complexité des systèmes à plusieurs niveaux. De manière générale, les transferts financiers sont certes destinés à compenser les éventuels inconvénients de la concurrence fiscale et les effets externes, mais ils comportent le danger d’incitations néfastes qui favorisent l’inefficacité.

Compte tenu de la diversité de ces canaux de transmission, il est évident que le lien entre le fédéralisme et l’efficacité de la prestation de services publics ne peut être vérifié sur la base d’un seul indicateur. On ne peut tirer des conclusions sur ce lien que si plusieurs indicateurs sont pris en compte.

La concurrence fiscale fonctionne en Suisse


Le lien théorique entre le fédéralisme et l’efficacité repose en particulier sur l’existence d’une concurrence réelle et effective entre les collectivités territoriales fédéralistes. En Suisse, les résultats de la recherche montrent que les cantons ne prennent pas les décisions budgétaires isolément, mais qu’ils sont influencés par les politiques fiscales et budgétaires des autres cantons[4]. Les collectivités territoriales utilisent donc leur autonomie fiscale pour s’investir dans la compétition fédéraliste. Dans cette optique, les contribuables s’établissent en règle générale là où ils trouvent les conditions fiscales les plus intéressantes[5]. Ce type de concurrence ne semble menacer ni l’État-providence ni la fourniture de prestations par les pouvoirs publics. On n’assiste pas non plus à une sous-enchère.

Étant donné la concurrence entre cantons, on ne peut guère s’étonner que les études trouvent un effet disciplinant au fédéralisme suisse sur les finances publiques et sur la taille du secteur public. Ainsi, les cantons et les communes organisés autour d’un fédéralisme fort ont généralement moins de dettes, de recettes et de dépenses que dans d’autres cas de figure, ce qui se traduit par une diminution de la quote-part de l’État[6]. En revanche, l’analyse des données internationales révèle que les transferts financiers fédéralistes ont pour effet d’augmenter les dépenses[7]. Cela étant, les politiciens estiment qu’il est intéressant de dépenser les fonds supplémentaires obtenus par les transferts au lieu de les utiliser pour abaisser les impôts, du moins en partie. En sciences économiques, ce phénomène s’appelle « l’effet papier tue-mouches » : l’argent reste collé là où il atterrit.

La prospérité économique, un indicateur pertinent


La prospérité d’une économie illustre également l’efficacité de la gestion des affaires publiques. Elle se reflète en particulier dans le développement économique pour lequel les investissements et les avances technologiques nécessaires sont importants. L’influence du fédéralisme sur l’investissement direct étranger dépend du niveau de développement d’une économie : le nombre des échelons institutionnels a une influence néfaste sur le volume des investissements directs étrangers effectués dans les pays hors de l’OCDE. Ce n’est pas le cas dans les pays membres de cette organisation. Dans les économies développées, les investissements directs étrangers sont nettement plus élevés lorsque le taux d’imposition des sociétés est plus élevé dans le pays donateur que dans le pays d’origine. Ce constat, sur fond d’autonomie fiscale régionale et de débats portant sur la réforme de l’imposition des entreprises, est particulièrement intéressant pour la Suisse.

Il montre également que le fédéralisme compétitif suisse ne nuit pas à la performance économique et à la croissance des cantons. Contrairement à certaines idées reçues, il existe un lien positif entre la concurrence fiscale et le développement économique. À l’opposé, l’analyse montre que le système suisse de péréquation financière a des effets néfastes sur les facteurs de réussite économique, bien que l’effet soit un peu plus faible après la RPT. Au vu des difficultés méthodologiques, cette analyse doit être interprétée avec prudence. Elle révèle, toutefois, que l’architecture du système de péréquation financière a un impact sur la croissance.

L’effet néfaste sur la croissance est probablement lié aux « marges » minimes, voire négatives qui apparaissent sur les bénéfices supplémentaires des sociétés liés à la péréquation financière. La marge indique ce qu’il reste effectivement à un canton après une redistribution par la péréquation financière découlant d’un substrat fiscal supplémentaire. Pour cela, il est important de savoir si le paiement modifié de la RPT peut être compensé par des recettes fiscales supérieures au vu du potentiel de ressources lui aussi supérieur. Une marge négative pour les cantons bénéficiaires signifie que la perte sur les transferts financiers dépasse les recettes fiscales supplémentaires. Ainsi, plus l’incitation à maintenir sa propre assiette fiscale est faible, plus la marge sera basse. En 2016, les marges étaient négatives dans 13 des 19 cantons bénéficiaires. Dans un tel contexte, si une entreprise implantée dans l’un d’entre eux améliore son bénéfice de 100 francs, non seulement le budget cantonal n’en tire aucun profit, mais il peut en résulter une charge allant de 1 à 14 francs pour les finances cantonales. En revanche, les cantons contributeurs ont affiché des marges positives en 2016[8].

L’étude donne ensuite des précisions sur le fonctionnement du « laboratoire du fédéralisme » en Suisse. Ainsi, les cantons ne font pas le même usage de leur marge de manœuvre législative pour ce qui est de la réglementation. Cette dernière se distingue en particulier par des différences (linguistico)-régionales et par la topographie des lieux ; ainsi, les cantons urbains et latins (francophones et italophones) règlementent de manière plus détaillée que les cantons ruraux alémaniques. On n’observe pas – ni actuellement ni dans le passé – de signes de sous-enchère dans le sens d’une déréglementation croissante ou d’une évolution convergente du champ d’application de la réglementation.

Nécessité d’adapter la RPT


Les travaux empiriques montrent que le fédéralisme compétitif de la Suisse favorise à de nombreux égards une gestion efficace des affaires publiques. Il stimule notamment l’efficacité de l’État, ce qui lui permet de relever les grands défis de politique économique comme la solidité des finances publiques, la croissance économique et la réglementation. Il n’est donc pas nécessaire d’adapter les structures fédérales en profondeur.

Toutefois, le succès du modèle fédéraliste suisse est menacé de paralysie en raison des incitations néfastes que suscite la péréquation des ressources. De plus, l’imbrication des tâches et les financements communs entre les échelons institutionnels menacent le système. Pour lutter contre cette évolution et renforcer le fédéralisme compétitif dans une perspective d’avenir, il faut réajuster la péréquation financière et faire progresser le désenchevêtrement des tâches. Dans le cadre de la péréquation des ressources, une pondération moindre des bénéfices des sociétés dans le calcul des transferts financiers pourrait renforcer la promotion économique cantonale. Dans le cas d’une nouvelle réforme des tâches, il y aurait lieu de conforter le principe de subsidiarité et le concept de l’équivalence fiscale.

  1. Oates (1999). []
  2. Schaltegger et al. (2017). []
  3. Feld et al. (2017). []
  4. Feld et Reulier (2009), Eugster et Parchet (paraîtra prochainement). []
  5. Schmidheiny (2006), Brülhart et al. (2012). []
  6. Freitag et Vatter (2004), Feld et Kirchgässner (2003), Feld et al. (2010). []
  7. Schaltegger et Feld (2009). []
  8. Schaltegger et Leisibach (2017). []

Bibliographie

  • Brülhart M., Jametti M. et Schmidheiny K., « Do Agglomeration Economies Reduce the Sensitivity of Firm Location to Tax Differentials ? », Economic Journal, 122, 2012, pp. 1069–1093.
  • Eugster B. et Parchet R., « Culture and Taxes », Journal of Political Economy, à paraître prochainement.
  • Feld L.P. et Kirchgässner G., « The Impact of Corporate and Personal Income Taxes on the Location of Firms and on Employment: Some Panel Evidence for the Swiss Cantons », Journal of Public Economics, 87, 2003, pp. 129–155.
  • Feld L.P. et Reulier E., « Strategic Tax Competition in Switzerland: Evidence from a Panel of the Swiss Cantons », German Economic Review, 10, 2009, pp. 91–114.
  • Feld L.P., Kirchgässner G. et Schaltegger C.A., « Decentralized Taxation and the Size of Government: Evidence from Swiss State and Local Governments », Southern Economic Journal, 77, 2010, pp. 27–48.
  • Feld L.P., Schaltegger C.A., Burret H.T., Schmid L.A. et al., Föderalismus und Wettbewerbsfähigkeit in der Schweiz, Zurich, 2017, NZZ Libro.
  • Freitag M. et Vatter A., « Föderalismus und staatliche Verschuldung: ein makro-quantitativer Vergleich », Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, 33, 2004, pp. 175–189.
  • Oates W.E., « An Essay on Fiscal Federalism », Journal of Economic Literature, 37, 1999, pp. 1120–1149.
  • Schaltegger C.A. et Feld L.P., « Do Large Cabinets Favor Large Governments ? Evidence on the Fiscal Commons Problem for Swiss Cantons », Journal of Public Economics, 93, 2009, pp. 35–47.
  • Schaltegger C.A. et Leisibach P., « Wenn Unternehmensgewinne die Kantonsfinanzen belasten », Neue Zürcher Zeitung, 14 février 2017.
  • Schaltegger C.A., Winistörfer M.M. et Fässler L., « L’enchevêtrement des tâches, une menace pour le fédéralisme », La Vie économique, 12, 2017, pp. 42–45.
  • Schmidheiny K., « Income Segregation and Local Progressive Taxation: Empirical Evidence from Switzerland », Journal of Public Economics, 90, 2006, pp. 429–458.

Bibliographie

  • Brülhart M., Jametti M. et Schmidheiny K., « Do Agglomeration Economies Reduce the Sensitivity of Firm Location to Tax Differentials ? », Economic Journal, 122, 2012, pp. 1069–1093.
  • Eugster B. et Parchet R., « Culture and Taxes », Journal of Political Economy, à paraître prochainement.
  • Feld L.P. et Kirchgässner G., « The Impact of Corporate and Personal Income Taxes on the Location of Firms and on Employment: Some Panel Evidence for the Swiss Cantons », Journal of Public Economics, 87, 2003, pp. 129–155.
  • Feld L.P. et Reulier E., « Strategic Tax Competition in Switzerland: Evidence from a Panel of the Swiss Cantons », German Economic Review, 10, 2009, pp. 91–114.
  • Feld L.P., Kirchgässner G. et Schaltegger C.A., « Decentralized Taxation and the Size of Government: Evidence from Swiss State and Local Governments », Southern Economic Journal, 77, 2010, pp. 27–48.
  • Feld L.P., Schaltegger C.A., Burret H.T., Schmid L.A. et al., Föderalismus und Wettbewerbsfähigkeit in der Schweiz, Zurich, 2017, NZZ Libro.
  • Freitag M. et Vatter A., « Föderalismus und staatliche Verschuldung: ein makro-quantitativer Vergleich », Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, 33, 2004, pp. 175–189.
  • Oates W.E., « An Essay on Fiscal Federalism », Journal of Economic Literature, 37, 1999, pp. 1120–1149.
  • Schaltegger C.A. et Feld L.P., « Do Large Cabinets Favor Large Governments ? Evidence on the Fiscal Commons Problem for Swiss Cantons », Journal of Public Economics, 93, 2009, pp. 35–47.
  • Schaltegger C.A. et Leisibach P., « Wenn Unternehmensgewinne die Kantonsfinanzen belasten », Neue Zürcher Zeitung, 14 février 2017.
  • Schaltegger C.A., Winistörfer M.M. et Fässler L., « L’enchevêtrement des tâches, une menace pour le fédéralisme », La Vie économique, 12, 2017, pp. 42–45.
  • Schmidheiny K., « Income Segregation and Local Progressive Taxation: Empirical Evidence from Switzerland », Journal of Public Economics, 90, 2006, pp. 429–458.

Proposition de citation: Heiko Burret ; Lukas A. Schmid ; (2018). Le fédéralisme renforce la compétitivité suisse. La Vie économique, 24 mai.

La répartition des tâches dans un État fédéral

Selon le principe de subsidiarité, les prestations publiques doivent être fournies par les échelons étatiques les plus bas. Les reports vers un échelon étatique plus élevé (p. ex. la Confédération) ne devraient avoir lieu que si l’échelon inférieur ne peut pas fournir la prestation.

Le principe de l’équivalence fiscale implique que les cercles des bénéficiaires, des contribuables et des décideurs des prestations publiques se recoupent dans la mesure du possible. Si un citoyen décide de fournir une prestation étatique et qu’il en profite, il devrait aussi la financer. Ainsi, la décision et la responsabilité restent dans une seule main.