Chaque collaborateur a sa place. Dans des entreprises comme Siemens, les employés peuvent s'exprimer sur la stratégie adoptée. (Image: Keystone)
Zurich Assurance, Siemens ou IBM l’appliquent, mais aussi des universités et organisations à but non lucratif comme Wikipédia. Il est ici question de la stratégie ouverte (« open strategy »)[1]. Cette ouverture des processus stratégique se dessine de manière toujours plus nette depuis quelques années, cassant l’image classique d’une tâche que seule l’élite peut assumer en toute confidentialité. L’ouverture signifie d’une part que les processus stratégiques deviennent plus transparents, en ce sens que les informations sur les contenus et processus du développement stratégique sont mieux accessibles aux employés et même au grand public, et d’autre part que la conception des processus de stratégie tend à devenir collaborative. Des groupes de personnes ne faisant pas partie de l’équipe dirigeante sont alors associés au développement stratégique. Les entreprises attendent de cette ouverture que de nouvelles idées se fassent jour et que la stratégie élaborée sur cette base soit mieux acceptée.
Les moteurs de l’ouverture
Quatre grands facteurs favorisent cette tendance croissante à la stratégie ouverte[2]. L’évolution entrepreneuriale est le premier d’entre eux. Face à l’internationalisation de l’économie, l’organisation décentralisée des entreprises et l’expertise locale ont gagné en importance. Les employés des succursales locales deviennent un enjeu stratégique et sont davantage impliqués dans le processus, comme chez Zurich Assurance pour la définition de la stratégie. Par ailleurs, l’interconnexion grandissante entre les entreprises crée chez elles le sentiment de devoir échanger des informations stratégiques pour simplifier la coordination interorganisationnelle. L’évolution de la réglementation constitue un deuxième facteur : depuis la crise financière de 2008, les entreprises sont de plus en plus contraintes de publier des informations stratégiquement pertinentes. L’ouverture n’est donc pas toujours volontaire, mais parfois imposée par l’extérieur.
À cela s’ajoute l’évolution culturelle. Le passage à la société du savoir fait que toutes les connaissances stratégiques sont d’ores et déjà largement accessibles sur Google et Wikipédia. Elles ne sont donc plus réservées aux seuls membres de l’élite économique, mais accessible à un vaste public. Enfin, les avancées technologiques contribuent à cette tendance. Les nouvelles possibilités offertes par les technologies de l’information et de la communication ouvrent de nouvelles voies de participation. Les blogues, forums de discussion et réseaux sociaux sont autant de plateformes sur lesquelles s’expriment des acteurs très différents – salariés, activistes ou membres du gouvernement – notamment pour jauger et commenter des idées stratégiques comme dans le cas de la société pharmaceutique américaine Ely Lilly ou du groupe de biens de consommation Procter & Gamble.
Différentes formes d’ouverture
Les processus stratégiques peuvent être transparents, participatifs, ou les deux simultanément[3] (voir illustration 1). Une entreprise se montrera par exemple transparente vis-à-vis des acteurs internes ou externes sans pour autant changer le degré de participation. De nombreux dirigeants d’entreprise se servent des blogues pour communiquer la stratégie de leur société aux parties prenantes externes et organisent des réunions locales pour l’expliquer personnellement aux salariés. À l’inverse, les entreprises peuvent organiser leurs processus stratégiques de façon participative sans augmenter le degré de transparence. Le groupe technologique allemand Siemens a, par exemple, lancé en interne une production collaborative à l’échelle de l’entreprise en demandant à tous ses employés de soumettre des propositions stratégiques. Wikimédia, dans le cadre d’une production collaborative externe, a même associé le grand public à son processus de développement stratégique.
Dans bien des cas, la transparence et la participation sont combinées. Le groupe informatique américain IBM a ainsi créé une plateforme de « strategy jamming », laquelle, à l’aide de technologies de l’information appropriées, permet à tout le personnel de prendre part au processus stratégique et d’être informé en retour sur ses développements. Il arrive aussi fréquemment que des entreprises se réunissent lors d’ateliers stratégiques interorganisationnels pour échanger des idées.
Ill. 1. Formes de stratégie ouverte
Source : illustration des auteurs / La vie économique
Pour une entreprise, le fait d’ouvrir son processus stratégique exige de peser et d’adapter sans cesse son degré d’ouverture. Cela signifie aussi qu’il peut changer au fil du temps. La plupart des jeunes pousses actives sur Internet sont ainsi très transparentes dans la phase de constitution, communiquant des décisions stratégiques et laissant des externes participer à leur développement. Il n’est pas rare que cette transparence diminue durant la phase de croissance, car la divulgation de processus stratégiques peut se révéler risquée.
S’ouvrir comporte des risques
Toute ouverture du processus stratégique présente aussi des inconvénients. La littérature économique parle à cet égard des dilemmes de la stratégie ouverte[4] (voir illustration 2). L’un d’eux est le dilemme du processus. La participation permet en effet d’accéder aux vastes connaissances des différents acteurs sous forme de savoir-faire propre à une industrie ou d’expertise technique, mais l’entreprise qui y recourt perd aussi en flexibilité et en contrôle du processus de décision stratégique. La direction peut alors voir des fils de discussion lui échapper si la communauté se concentre sur des thèmes importants pour certains groupes, mais sans portée stratégique pour l’entreprise.
Un autre dilemme est celui de la publication. Si une plus grande transparence peut favoriser la coopération et apporter une légitimité aux décisions stratégiques vis-à-vis de la société, elle peut aussi menacer les atouts compétitifs lorsque la concurrence a accès à des données stratégiques sensibles ou que l’autorité de régulation en prend connaissance.
Enfin, les entreprises qui ouvrent leur processus stratégique sont fréquemment confrontées à des exigences d’ouverture encore plus poussée, ce que l’on appelle le dilemme de remontée de l’information. Lorsque le degré de participation augmente, les personnes impliquées veulent aussi avoir un droit de regard sur le processus stratégique. Si la transparence augmente, la majorité s’attend à pouvoir également s’exprimer sur les processus stratégiques. La non-satisfaction des attentes suscite alors la frustration des participants qui reprochent à la société de s’être lancée dans une campagne d’image.
Ill. 2. Les trois dilemmes de la stratégie ouverte
La stratégie ouverte est un phénomène récent, mais captivant. Pour l’instant, nous manquons encore de données significatives sur son véritable impact. Il faut attendre de voir si cette nouvelle tendance s’imposera à plus long terme fac au processus classique. Cela dépendra aussi et surtout des moyens que les entreprises mettront en œuvre pour régler les dilemmes décrits.
Bibliographie
- Hautz J., Seidl D. et Whittington R., « Open Strategy: Dimensions, Dilemmas, Dynamics », Long Range Planning, 50 (3), 2017, pp. 298-309.
- Whittington R., Cailluet L. et Yakis‐Douglas B., « Opening Strategy: Evolution of a Precarious Profession », British Journal of Management, 22, 2011, pp. 531-544.
Bibliographie
- Hautz J., Seidl D. et Whittington R., « Open Strategy: Dimensions, Dilemmas, Dynamics », Long Range Planning, 50 (3), 2017, pp. 298-309.
- Whittington R., Cailluet L. et Yakis‐Douglas B., « Opening Strategy: Evolution of a Precarious Profession », British Journal of Management, 22, 2011, pp. 531-544.
Proposition de citation: Splitter, Violetta; Seidl, David (2018). Quand la stratégie mise sur l’ouverture. La Vie économique, 25. juin.