La Suisse dispose d’un système de santé relativement bon, mais coûteux[1]. Elle est après les États-Unis le pays de l’OCDE qui dépense le plus dans ce domaine en proportion du produit intérieur brut, devant l’Allemagne et la France (voir illustration 1)[2]. Dans l’assurance de soins obligatoire, la hausse annuelle des primes enregistrée entre 2000 et 2016 a été spectaculaire : 4,5%[3] en moyenne ! Cela dépasse nettement l’accroissement du revenu par habitant (+1,3 %) et des salaires (+1,2 %) au cours de la même période (voir illustration 2). Les fortes augmentations de primes ne s’expliquent pas uniquement par le vieillissement démographique et le progrès médical, mais aussi par une progression quantitative[4].
Ill. 1. Dépenses de santé de quelques pays, en pourcentage du PIB (1990-2016)
Source: OCDE (2017) / La Vie économique
Ill. 2. Évolution de la prime standard, du PIB par habitant et de l’indice des salaires en Suisse, 2000-2016 (base 100 = indice 2000)
Source: OFS, OFSP, Seco / La Vie économique
En premier lieu, la forte augmentation de ces dépenses impose un fardeau toujours plus lourd aux ménages, ceux à bas et moyens revenus en particulier. En moyenne, près du quart d’une augmentation de salaire brut est absorbée par la hausse des primes. Si cette dynamique se maintient, la charge relative continuera de s’alourdir.
Par ailleurs, les budgets publics sont aussi sous pression. Les cantons, en particulier, voient augmenter leurs contributions pour les soins et les hôpitaux et ils économisent de plus en plus sur les réductions de primes individuelles. Du point de vue de la politique sociale, une augmentation excessive des dépenses de santé apportera de l’eau au moulin de ceux qui souhaitent une participation financière plus importante de la Confédération.
Si l’on ne parvient pas rapidement à freiner l’accroissement des dépenses, la viabilité financière du système de santé sera sérieusement compromise. L’éventail des correctifs envisageables est large. La discussion porte notamment sur une multiplication des interventions concernant le prix des médicaments et les structures tarifaires ou sur l’augmentation de la participation financière des patients. Dans le domaine ambulatoire, l’autonomie tarifaire est en grande partie bloquée et les interventions ponctuelles touchant les tarifs ou favorables à des normes de comportement spécifiques ont toujours débouché sur des comportements d’évitement.
La politique économique peut difficilement intervenir
Dans le débat sur l’explosion des coûts de la santé et les mesures susceptibles de l’atténuer, certaines particularités du domaine de la santé doivent être prises en compte. Il y a d’abord des facteurs inévitables comme le vieillissement de la population et les progrès de la médecine. Ensuite, contrairement à d’autres biens et services, il est difficile de normaliser les prestations de santé. Enfin, la couverture d’assurance garantie incite les patients à surconsommer et les prestataires à proposer une offre surabondante, au détriment de l’ensemble des assurés. Sur les questions de santé, par exemple, le médecin possède un niveau de connaissances bien supérieur à celui des patients. Cela peut expliquer qu’une large part de la demande soit induite par les prestataires de soins et dépasse les traitements rigoureusement nécessaires sur un plan médical. En outre, certaines formes d’indemnisation – par exemple le tarif à l’acte – peuvent encore accentuer cet effet. Ces particularités, qui s’ajoutent au grand nombre d’acteurs et d’intérêts ainsi qu’à de multiples responsabilités croisées, font du secteur de la santé un système d’une grande complexité.
Des objectifs imposés contre l’augmentation des dépenses
Sur mandat de la Confédération, un groupe d’experts a été mobilisé en 2017 pour proposer des mesures susceptibles de maîtriser les coûts de l’assurance obligatoire. Il considère que le domaine de la santé recèle un potentiel non négligeable d’économies et de gains d’efficacité. Les mesures relatives à l’offre semblent particulièrement prometteuses. Leur proposition numéro un est l’introduction d’objectifs contraignants destinés à contenir l’accroissement des dépenses avec possibilité de sanctions – par exemple sous la forme d’abattements tarifaires[5]. Les objectifs devraient se déterminer en fonction de l’évolution du revenu et tenir compte des particularités du domaine de la santé, comme le vieillissement et le progrès médical. Les expériences réalisées dans des pays comparables comme l’Allemagne et les Pays-Bas montrent que dans des systèmes de santé axés sur la concurrence, les impératifs budgétaires renforcent la sensibilité aux coûts et peuvent en limiter l’expansion. En fait, l’assurance de base obligatoire est le seul grand domaine d’assurance en Suisse sans responsabilité explicite à l’égard des coûts et sans restrictions budgétaires.
Avantages et réserves
Les objectifs imposés permettent de maîtriser directement la progression des dépenses et introduisent des restrictions budgétaires dans l’assurance de base. Grâce aux objectifs contraignants définis collectivement, les décideurs, en particulier les partenaires tarifaires – autrement dit les caisses-maladie et les prestataires de soins – se voient imposer une responsabilité financière. Les partenaires tarifaires doivent coopérer davantage les uns avec les autres, ce qui peut accentuer la pression en faveur de réformes dans un système actuellement bloqué. Des objectifs contraignants fournissent aux partenaires tarifaires un cadre budgétaire de référence pour la recherche de terrains d’entente, ce qui peut aboutir à des résultats mieux ciblés et plus modérés.
Les cibles budgétaires incitent les différents prestataires à réfléchir davantage en termes coût-utilité lors des négociations. Par rapport à d’autres mesures, elles leur laissent la liberté d’économiser là où ils l’estiment le plus judicieux – dans l’idéal, cela signifie dans le domaine des traitements médicaux non indispensables. Sur ce plan, ni les caisses-maladie, ni les patients, ni la Confédération ou les cantons ne peuvent faire mieux. Ce système de cibles imposées peut compléter, grâce au pilotage explicite de l’accroissement des dépenses, un secteur de la santé concurrentiel et décentralisé. Une maîtrise plus rigoureuse de l’évolution des dépenses allégerait le fardeau des payeurs de primes et des budgets publics tout en améliorant la sécurité de planification.
Pour les opposants aux objectifs contraignants, on risque de limiter les prestations médicalement nécessaires, ce qui pourrait se traduire par un allongement des temps d’attente. Une telle pratique irait à l’encontre de l’égalité d’accès aux prestations de santé. De plus, un plafonnement des dépenses pourrait inciter les médecins et les hôpitaux à moins se soucier des besoins des patients et à développer ou transférer leurs prestations dans des domaines épargnés par les restrictions budgétaires. Les adversaires craignent encore que médecins et hôpitaux ne donnent la priorité à certains patients et traitements afin de garantir leurs revenus. Ils ajoutent que des normes budgétaires contraignantes n’incitent guère à améliorer la qualité et l’efficience. De telles contraintes freineraient l’innovation et favoriseraient le maintien de structures trop rigides, rendant par exemple plus difficile le transfert souhaité des prestations stationnaires vers le domaine ambulatoire. Ils relèvent enfin que, en ce qui concerne la santé, les impératifs budgétaires sont souvent assimilés à de la bureaucratie et de l’interventionnisme.
De hautes exigences pour les plafonds contraignants
Les expériences faites en Allemagne et aux Pays-Bas avec des instruments similaires suggèrent d’une part que les objectifs budgétaires s’atteignent plus aisément lorsque le plus grand nombre possible d’acteurs clés de la politique de la santé participent à leur définition. Il en résulte une meilleure acceptation des plafonds contraignants. Pour que les prestataires de santé s’impliquent eux aussi, il faut leur démontrer que l’endiguement des coûts est incontournable à moyen terme. Comme tous les autres domaines de la protection sociale, l’assurance obligatoire des soins ne dispose pas de ressources illimitées. Il doit être dit clairement que les plafonds imposés, soutenus par les acteurs clés, offrent une solution qui laisse une grande marge de décision par rapport à d’autres mesures. Par ailleurs, il faut s’attendre à ce que ces plafonds exacerbent les conflits liés à la répartition de la manne financière. C’est notamment pour cette raison que leur mise en œuvre doit s’appuyer sur des structures de négociation et de prise de décision fiables ainsi que sur des mécanismes correcteurs et d’arbitrage clairs. Cela vaut aussi bien pour la fixation des plafonds que pour leur mise en œuvre par les cantons et les partenaires sociaux. Il importe surtout de trouver un consensus au sein des associations professionnelles respectives et, pour ce faire, de se baser sur les structures existantes.
Les plafonds contraignants doivent s’accompagner de mesures parallèles. Les systèmes de rémunération compatibles avec des dispositifs incitatifs dans le sens d’une forfaitisation plus poussée semblent spécialement intéressants dès lors qu’ils diminuent l’incitation à multiplier les actes. Un suivi de la qualité apparaît aussi prioritaire pour prévenir des effets indésirables tels que des limitations ou des déplacements de prestations ou encore une baisse des incitations à l’efficience. En définitive, un régime de plafonds contraignants, assorti d’un suivi global de la qualité, soumet les acteurs du système de santé à des exigences accrues en matière de coopération et de transparence.
Comme tous les autres domaines de la protection sociale, l’assurance obligatoire des soins ne dispose pas de ressources illimitées. D’une manière générale, on observe un manque de responsabilité en matière de coûts. Les plafonds budgétaires auraient pour effet de limiter strictement la croissance des dépenses et de responsabiliser financièrement les décideurs du système de santé dans le cadre d’une approche descendante. Les plafonds n’ont pas pour vocation de remplacer le système de santé concurrentiel et décentralisé, mais plutôt de le compléter en assurant un meilleur pilotage de la croissance des dépenses et sa viabilité financière à long terme pour les ménages privés et publics. Le Conseil fédéral étudie actuellement les bases conceptuelles des plafonds budgétaires et se prononcera fin 2018 sur leur concrétisation.
- Cet article s’appuie sur Brändle, Colombier, Baur et Gaillard (2018). []
- Sur les raisons de l’accroissement des dépenses de santé dans le contexte international, voir Gerdtham et Jönsson (2000), Martin et al. (2011), Hartwig et Sturm (2014). Pour la Suisse et ses cantons, voir Vatter et Ruefli (2003), Crivelli et al. (2006), Reich et al. (2012), Brändle et Colombier (2016), enfin Colombier (2018). []
- Progression de la prime standard d’un adulte avec une franchise de 300 francs, libre choix du médecin et couverture-accidents. Dans le même temps, les coûts bruts de l’assurance de soins obligatoire par habitant ont augmenté en moyenne de 3,5%. []
- Sur l’évolution des dépenses à long terme, avec le vieillissement démographique en toile de fond, voir Brändle et Colombier (2017). []
- Rapport du Groupe d‘experts (2017). Pour une première évaluation critique, voir sur Santesuisse.ch la prise de position collective des acteurs importants du système de santé.
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