Monsieur Balzaretti, vous avez dû souvent vous rendre à Bruxelles au titre de l’accord-cadre durant ces dernières semaines…
Ce n’est pas tout à fait exact. Je m’y suis rendu quatre fois depuis mars.
Quatre fois seulement ?
Oui, à quoi s’ajoutent cinq vidéoconférences. Ces phases intermédiaires sont très utiles dans les négociations. Quatre déplacements peuvent paraître peu, mais il faut savoir qu’il y a également beaucoup de travail à Berne, pas seulement à Bruxelles. Nous avons eu, par exemple, de nombreuses séances de coordination avec nos collègues d’autres départements.
Quel climat avez-vous trouvé à Bruxelles ?
(long silence). Le climat est bon. Les gens présents à la table connaissent leur métier. Sur le fond, les positions sont claires. C’est utile pour les négociations.
Les mesures d’accompagnement sont un point sensible des négociations. Le Conseil fédéral vous a demandé de marquer une pause, le temps de sonder la marge dont il dispose sur le plan intérieur. Le dialogue est-il gelé ?
Le Conseil fédéral n’a aucunement décidé d’arrêter les négociations. Au contraire, il a convenu, en se basant sur le mandat actuel, de les poursuivre. Nous restons en contact avec l’UE ces prochaines semaines.
Comment la Suisse est-elle considérée à Bruxelles ?
Avec beaucoup de sérieux. On sait que nous sommes de bons négociateurs. En même temps, quelques mythes subsistent au sujet de la Suisse. Ainsi, ceux qui ne connaissent pas les détails du dossier pensent souvent que nous participons au marché unique de l’UE sans en respecter toutes les règles. Ce n’est bien sûr pas le cas. Nous n’avons que des accès sectoriels au marché unique et devons uniquement nous tenir à certains accords. Dans de nombreux dossiers – comme celui des services financiers – nous ne sommes pas du tout partie prenante. Lors des débats, il nous faut chaque fois expliquer aux diplomates qui nous sommes.
L’argument du beurre et de l’argent du beurre relève donc du mythe ?
Dans les relations internationales, il n’a aucun sens. Chacun défend ses intérêts. Nous avons passé des accords bilatéraux – ce qui signifie que les deux partenaires les ont entérinés. L’UE était donc d’accord. Les accords valent pour les deux parties.
En juin, le conseiller fédéral Ignazio Cassis, votre chef, a suscité quelques remous par ses déclarations sur la sous-enchère salariale dans les mesures d’accompagnement. Ces propos vous ont-ils compliqué la tâche ?
C’est un malentendu. J’ai réécouté une vingtaine de fois les propos de mon chef prononcés à la radio, sans rien y trouver à redire. Il a affirmé que les mesures d’accompagnement ont un caractère quasi religieux pour les deux parties. Or, il faut trouver des solutions créatives. Ses paroles ne remettent pas en cause la protection des travailleurs.
Il a déclaré après-coup que les deux partenaires devaient dépasser leurs réticences et qu’il pourrait concevoir que la règle des huit jours soit ramenée à quatre jours grâce à une application en ligne.
Cette agitation ne doit pas nous faire perdre de vue notre objectif, qui est de protéger à la fois le marché du travail et les salaires. Il s’agit d’une question de fond et non de forme. Tout cela, l’UE ne le conteste pas. Il reste que si nous n’aboutissons pas à un accord-cadre, nous n’aurons pas non plus d’accord sur l’électricité et l’équivalence boursière sera en danger. Nous raterions l’occasion de renforcer la voie bilatérale.
Y a-t-il urgence à boucler un accord avant la fin de l’année ? Ne pourrait-on pas le remettre au lendemain des votations fédérales et européennes de l’automne 2019 ?
Qu’est-ce que cela changera ? Les choses ne seront pas plus simples. Songeons au conflit commercial ou au Brexit : dès octobre, l’UE sera très absorbée par le Royaume-Uni et il lui restera peu de temps pour s’occuper du cas suisse. D’un autre côté, nous devons éviter de nous mettre nous-mêmes sous pression et ne devons signer un accord que s’il est bon pour nous.
Au sein de la population, les négociations autour de l’accord-cadre avec l’UE suscitent des craintes. Pouvez-vous les désamorcer ?
Personne ne doit avoir peur. Le but de ces négociations est de parvenir à gérer plus efficacement les accords bilatéraux, et notamment ceux qui règlent la libre circulation des personnes, les transports aériens, les transports terrestres, les obstacles techniques au commerce et l’agriculture. L’accord institutionnel fixe en outre le mécanisme des futurs accords, comme celui sur l’électricité, actuellement programmé. Il précise par exemple la procédure de règlement des différends.
Les craintes sont irrationnelles. Nombreux sont ceux qui redoutent des juges étrangers.
On doit les prendre au sérieux. Nous ne ratifierons qu’un accord qui garantisse les droits populaires.
Peut-être le fait que l’UE soit un colosse joue-t-il un rôle ? Songeons à l’histoire de David contre Goliath.
Vous savez comment l’histoire s’est terminée (rire)… Plus sérieusement, il n’en va pas ainsi dans les négociations avec l’UE. Autour de la table se réunissent des partenaires égaux qui veulent aboutir à un accord équilibré. L’UE est une construction juridique qui n’impose rien sans accord.
N’y a-t-il pas tout de même des rapports de puissance ?
Si, mais de notre côté aussi. Chacun a des atouts à faire valoir. En Suisse vivent et travaillent 1,5 million de ressortissants de l’UE et cela compte. Par ailleurs, l’UE réalise des milliards de francs d’excédents commerciaux grâce à la Suisse. De son côté, l’UE a de bonnes cartes en main, puisqu’elle est notre principal débouché. En termes économiques, les accords ont plus d’importance pour nous que pour l’UE.
Pourquoi l’UE a-t-elle, fin 2017, serré la bride en décidant de n’accorder l’équivalence boursière à la Suisse que pour une année ?
L’UE voudrait accélérer le dossier de l’accord-cadre. Elle a lié les dossiers qui n’ont pas de connexion juridique. Bien que cette décision soit ennuyeuse, elle ne joue qu’un rôle secondaire dans les négociations sur l’accord-cadre. Nous continuons de négocier, car il est dans notre intérêt de parvenir à une entente sur ce point.
Doit-on toujours compter sur de tels coups de la part de l’UE ?
Cela n’a rien à voir avec l’UE ; c’est la réalité de ce monde. Il arrive toujours des choses que l’on n’avait pas prévues.
Comment l’UE va-t-elle garantir l’équivalence boursière pour les années à venir ?
Ce qui est sûr, c’est que si nous réalisons des progrès sur l’accord-cadre, les nœuds se déferont d’eux-mêmes.
Jusqu’en 2016, vous étiez ambassadeur de la Suisse à Bruxelles. Comment les relations entre l’UE et notre pays ont-elles évolué depuis lors ?
Nos relations bilatérales n’ont guère changé, mais il y a eu des hauts et des bas. Après le oui à l’initiative sur l’immigration de masse en 2014, nous avons dû expliquer à Bruxelles pourquoi nous en étions arrivés là. Deux ans plus tard est venu le Brexit. Les concessions à l’égard de la Suisse apparaissent depuis lors sous un éclairage nouveau : il s’agit encore et toujours de savoir quel type de relation l’Union peut entretenir avec des États tiers. Ce qui se passe à Berne joue également un rôle : sous la direction de mon chef, le conseiller fédéral Ignazio Cassis, les dossiers sont davantage liés les uns aux autres et les mandats de négociation plus souvent rendus publics. La population doit savoir ce que nous faisons. J’ai dit aux négociateurs de l’UE : si vos autres problèmes étaient comparables à ceux de la Suisse, vous seriez les plus heureux des hommes !
L’UE va probablement arracher des concessions au Royaume-Uni. Cela risque-t-il de durcir les fronts entre la Suisse et l’UE ?
L’UE et le Royaume-Uni ont à résoudre un problème de fond épineux : l’Irlande du Nord. En d’autres termes, peut-on être à la fois dehors et dedans ? Il s’agit d’un point très délicat, techniquement, politiquement, historiquement, et émotionnellement. Il existe toutefois une différence avec la Suisse. Les Britanniques cherchent à divorcer d’avec l’UE alors que nous voulons, au contraire, consolider nos relations. Techniquement, la situation entre l’UE et le Royaume-Uni n’est assurément pas des plus simples.
Qu’est-ce que cela signifie pour la Suisse ?
Nous ne sommes qu’indirectement touchés, puisque d’éventuelles négociations sur une union douanière, par exemple, ne concernent par la Suisse. En même temps, c’est tout de même une période troublée où il faut savoir garder la tête froide. Pour l’Europe, le but doit être que le Royaume-Uni, la Suisse et les pays de l’EEE puissent participer au même marché – chacun à sa façon.
Vous menez les consultations que la Suisse mène avec le Royaume-Uni à propos du Brexit. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de s’assurer que les droits et devoirs actuels liant la Suisse et le Royaume-Uni continueront de s’appliquer après le Brexit. Ils reposent sur nos relations bilatérales avec l’UE, lesquelles seront caduques lorsque la rupture sera consommée. Une solution transitoire portant jusqu’en 2020 entre l’UE et le Royaume-Uni nous donnerait un peu plus de temps pour trouver des solutions dans les domaines sensibles.
Êtes-vous optimiste ?
Entre le Royaume-Uni et l’UE, une solution s’impose. Si elle ne vient pas, des sites de production seront à l’arrêt dès avril prochain et des marchandises ne pourront plus s’échanger. Dans certains ports importants pour le Royaume-Uni, tels que Rotterdam et Bruges, on observe déjà l’effet des nouvelles frontières extérieures de l’UE : les Pays-Bas et la Belgique recrutent en ce moment des milliers de douaniers.
Vous avez introduit dans vos services la culture du tutoiement. Pourquoi cela vous semble-t-il si important ?
Le « tu » signifie que tous sont égaux. Les discussions s’en trouvent simplifiées et l’esprit d’équipe s’améliore. C’est un usage très répandu dans les milieux diplomatiques. Dans les ambassades italiennes, françaises et allemandes, on passe rapidement au tutoiement. Quand je rencontre un diplomate à Bruxelles, par exemple, nous nous tutoyons d’emblée.
Quelle est la langue de travail à Bruxelles ?
C’est habituellement l’anglais. Avec les Italiens, les Français et les Allemands, nos échanges se font dans nos langues communes. En tant que Suisse, je suis privilégié sur le plan linguistique.
Votre carrière à Bruxelles a commencé en 1992 comme stagiaire à l’ambassade de Suisse. Quelle est depuis lors la personne qui vous a le plus influencé dans vos fonctions diplomatiques ?
Comme jeune juriste, j’ai eu la chance d’assister à de nombreuses négociations. À Washington, par exemple, l’ambassadeur Pierre Combernous, aujourd’hui retraité, m’avait pris sous son aile au ministère des Affaires étrangères. Il était à l’époque le numéro deux de l’ambassade et, pour moi, un parfait diplomate. Cela se passait un peu comme dans une sonate de Jean-Sebastien Bach : on pénètre dans la salle de réunion, on prononce quelques phrases creuses avant d’arriver lentement au sujet, puis on demande leur opinion aux autres avant de se retirer à nouveau lentement de la discussion. En tant que secrétaire général de l’ex-conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey, j’ai eu plus tard un aperçu des processus politiques. Je sais depuis lors que les politiques intérieure et extérieure s’influencent mutuellement.
Vous et notre ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis venez tous deux du Tessin. Les contacts avec l’Italie vont-ils s’intensifier ?
Ils sont déjà intenses aujourd’hui. L’Italie est le deuxième partenaire commercial de la Suisse en Europe. Pour nous, la Lombardie pèse autant que le Japon ou l’Inde, c’est dire l’importance de ce marché. Bien sûr, le fait que nous parlions l’italien nous aide probablement à faire avancer certains dossiers importants, comme l’imposition des frontaliers et l’accès au marché des établissements financiers.
L’an prochain auront lieu des élections parlementaires dans l’UE. Dans quelle mesure concernent-elles la Suisse ?
Indirectement, elles sont importantes. La Suisse a besoin d’une UE qui soit économiquement et politiquement la plus solide possible : plus l’Union est puissante, plus il lui est facile de faire des concessions à des États tiers. Pendant cette année électorale, nous ne pourrons plus nous activer autant qu’avant à la table des négociations. Il s’écoulera beaucoup de temps avant que la nouvelle Commission européenne soit élue et empoigne ses dossiers. Ajoutons que des élections fédérales auront également lieu en Suisse.
En supposant que les eurosceptiques gagnent de nombreux sièges au Parlement européen, quelles en seraient les conséquences ?
Je ne crois pas qu’il faille s’attendre à de grands bouleversements dans ce Parlement. Face à l’euroscepticisme des populations de nombreux pays européens, il n’y a qu’une attitude à avoir : prendre ce sentiment au sérieux et montrer suffisamment de transparence en expliquant l’UE et ses mécanismes politiques.
Dans votre carrière, vous avez fait un crochet par l’économie privée, comme banquier chez Credit Suisse. Puis vous êtes revenu à la diplomatie. Pourquoi ?
C’était très intéressant. Toutefois, après six mois de banque privée, j’ai constaté qu’il me fallait plus de liberté de manœuvre et que mon activité était beaucoup trop spécifique. Pour autant, je ne regrette pas cet épisode qui m’a permis de rencontrer beaucoup de gens intéressants et, surtout, de découvrir que la diplomatie est vraiment mon univers.
Vous pratiquez un art martial, le taekwondo. Vous reste-t-il un peu de temps pour votre hobby ?
Pour le moment, pas beaucoup, hélas. C’est bien dommage, car je suis à deux doigts de la ceinture noire. Il me manque aussi l’indispensable sérénité émotionnelle, compte tenu de mon actuel cahier des charges.