Mettre fin aux cartels grâce à la statistique ?
Plusieurs entreprises tessinoises actives dans l'asphaltage des routes ont conclu des accords illégaux au niveau des prix entre 1999 et 2005. (Image: Keystone)
La nocivité des cartels de soumission est largement reconnue du point de vue économique[1]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils sont interdits en Suisse. Ils diffèrent d’autres cartels où des entreprises indépendantes limitent la concurrence afin, notamment, d’augmenter les prix. Dans leur cas, en effet, les entreprises alignent leurs devis dans le cadre d’appels d’offres publics ou privés. Elles peuvent ainsi décider qui doit l’emporter et à quel prix. Récemment, un tel cartel a été identifié en Basse-Engadine et dans le Val Müstair, où des entreprises de construction s’étaient entendues sur les prix et sur les mandats[2]. D’une manière générale, les cartels permettent des augmentations de prix injustifiées ainsi que des pertes d’efficacité et des incitations moindres à l’innovation. La littérature économique estime que les cartels augmentent les prix de 10 à 50 % pour les consommateurs par rapport à une situation de concurrence effective[3]. Dans sa décision, la Comco a révélé qu’un cartel dans le domaine de l’asphaltage des routes au Tessin permettait à ses membres d’accroître leurs prix de 30 %[4].
Le potentiel de pertes économiques est tel que la lutte contre les cartels de soumission revêt une grande importance. L’Organisation de Coopération et de développement économique (OCDE) et l’International Competition Network (ICN) ont donc publié des lignes directrices pour lutter contre ces ententes. Des ateliers sont également organisés sur cette thématique[5]. Les autorités nationales de la concurrence sont encore plus agressives envers les cartels de soumission. Au Royaume-Uni, la « Competition & Markets Authority » (CMA) met notamment à disposition des adjudicateurs un outil statistique[6] leur permettant de déceler d’éventuels accords de prix dans les offres reçues.
La lutte contre les cartels de soumission constitue également une priorité de la Comco. Cette dernière propose aux adjudicateurs un module de formation. De plus, elle a commencé en 2008 un projet pilote d’acquisition de données dans le dessein d’obtenir des indices de cartels par le biais d’analyses empiriques[7]. La littérature économique parle de dépistage (« screening »). Dans le cadre de ce projet pilote, la Comco a développé un outil ad hoc[8] qui a notamment permis de détecter l’existence d’un cartel actif sur le marché de la construction de routes dans la région du lac du Zurich (cantons de Saint-Gall et de Schwyz). Par la suite, l’enquête a confirmé ces soupçons. Les huit entreprises participantes au cartel ont été jugées et sanctionnées par la Comco en 2016[9].
Identifier les comportements suspects
Des méthodes d’analyse statistique permettent de vérifier si les données du marché disponibles révèlent la possibilité d’un arrangement collusoire. L’analyse des données permet ainsi de mettre en évidence des comportements cartellaires typiques. Comme les méthodes de dépistage sont de plus en plus utilisées dans la pratique, les autorités dépendent moins des indices et des dénonciations externes et peuvent dès lors découvrir des cartels par leurs propres moyens. Ceux qui se risquent à de telles pratiques devraient donc craindre que les autorités ne découvrent le pot aux roses en utilisant uniquement des données (en grande majorité) publiques, tels que les montants des offres soumissionnées. C’est donc aussi en raison de cet effet dissuasif que les autorités de la concurrence ont un grand intérêt à appliquer et à développer ces méthodes de dépistage.
La prévention et le dépistage de cartels par le biais d’une analyse systématique des données exigent de bonnes connaissances de la structure du marché. C’est pourquoi, lors de l’examen, on identifie dans une première phase les marchés vulnérables face aux cartels. À ce stade, il possible de s’appuyer sur les lignes directrices de l’OCDE[10] qui expliquent les caractéristiques structurelles du marché favorisant les ententes. Ainsi, la probabilité d’accords sur les prix augmente lorsque le marché est servi par un faible nombre d’entreprises (haut degré de concentration). Les marchés de biens homogènes et standardisés sont également vulnérables, de même que ceux dont l’accès est assorti par d’importantes barrières.
Le dépistage dans les marchés publics se base beaucoup sur le comportement des entreprises en matière d’appels d’offres. Cette question est analysée dans une deuxième phase. Il peut ainsi arriver que les membres d’un cartel de soumissions obtiennent l’adjudication les uns après les autres dans un ordre déterminé (cartel de rotation). Dans d’autres situations, des entreprises gagnent des appels d’offres uniquement pour des soumissions d’un certain montant ou uniquement pour les soumissions d’une région donnée parce que les membres du cartel se sont réparti le marché sur la base de critères géographiques. Des offres inhabituellement élevées ou une faible variance des prix entre les offres permettent également de conclure à l’éventualité d’un accord. Dans ces deux cas, les prix fixés par le cartel ne correspondent pas aux coûts effectifs.
Lorsque les données nécessaires sont disponibles, les comportements décrits précédemment peuvent être analysés à l’aide de méthodes statistiques. De solides connaissances scientifiques et l’expérience des autorités dans ce domaine favorisent l’émergence d’idées et d’approches novatrices pour le développement de méthodes statistiques appropriées[11].
Le cartel tessinois de l’asphaltage des routes
Lors de l’analyse des données issues des soumissions, c’est avant tout la variance des prix qui joue un rôle déterminant. On analyse la dispersion des prix des offres à l’aide d’hypothèses pertinentes sur le fonctionnement d’éventuels cartels, ce qui permet d’obtenir de précieux indices. Une telle analyse a été menée par la Comco dans son enquête contre le cartel tessinois de l’asphaltage des routes (voir illustration 1)[12]. Cette analyse montre clairement que les variances dans la période du cartel 1999-2005 étaient systématiquement et significativement plus basses que dans les périodes avant et après le cartel. Comme expliqué dans l’enquête de la Comco, cette différence ne peut s’expliquer par d’autres facteurs et est donc uniquement imputable à l’existence d’accords sur les soumissions[13].
Ill. 1. Cartel tessinois de l’asphaltage des routes : variance des prix
Remarque : les variances dans la période du cartel 1999-2005 étaient systématiquement et significativement plus basses que dans les périodes avant et après le cartel.
Source : Imhof D. (2017) et Droit et politique de la concurrence (DPC), 2008/1, p. 103 / La Vie économique
Pour déceler des indices d’accords, on peut aussi dépister les interactions entre les entreprises. La comparaison porte ici sur le comportement de deux entreprises lors des appels d’offres. Pour chaque cas, on vérifie si la paire d’entreprises analysée fait des offres véritablement concurrentes ou si celles-ci sont faussées. La mesure correspond à l’écart entre chaque offre perdante et chaque offre gagnante. Un écart important et systématique entre les prix des offres peut être révélateur de la remise de soumissions fictives[14].
Le cartel tessinois de l’asphaltage des routes faisait bel et bien usage de fausses offres, comme le montre clairement le graphique (voir illustration 2).[15]. Le comportement des membres du cartel a changé de manière fondamentale après sa dissolution. Durant sa période d’activité, les points sont très éloignés de l’offre gagnante, représentée par l’origine de chaque système de coordonnées. Cela signifie que les entreprises perdantes voulaient éviter d’entrer en concurrence avec le gagnant de l’appel d’offres désigné à l’avance. Après la fin du cartel, les offres sont distribuées sur l’intégralité du graphique, ce qui indique une vraie situation de concurrence.
Ill. 2. Cartel tessinois de l’asphaltage des routes : soumissions fictives
Remarque : les points dans les illustrations montrent à chaque fois un exemple de comportement d’offreur d’un membre du cartel (société A) par rapport aux autres membres. L’écart par rapport à l’offre gagnante est représenté par l’écart avec le point zéro du système de coordonnées. En opposition avec l’illustration b), l’illustration a) met en évidence l’absence de points au point zéro et la grande quantité de points sur la diagonale à droite et au-dessus (points convenus entre les membres du cartel). Les prix des offres sur les axes sont standardisés.
Source : Voir Imhof D. (2017), ibidem p. 34 s. / La Vie économique
Des programmes de dépistage auto-apprenants
Grâce à une recherche intensive dans le domaine de la détection des cartels, de nouvelles méthodes sont fréquemment publiées dans la littérature économique. Les autorités de la concurrence font un grand effort pour appliquer, développer et adapter à leurs besoins les méthodes existantes[16]. Sur le plan international, elles coopèrent dans le cadre des ateliers de l’OCDE. La lutte contre les cartels de soumission ne se déroule pas uniquement grâce aux méthodes de dépistage. Les autorités de la concurrence sensibilisent et forment également en parallèle les adjudicataires publics.[17]. Des outils d’évaluation sont également mis à leur disposition. Depuis peu, certaines entreprises privées ayant d’importants volumes d’approvisionnement mettent sur pieds leur propre équipe de dépistage afin de se prémunir contre les cartels.
Avec la numérisation croissante de l’économie, la quantité de données à disposition augmente sans cesse. Un tel volume d’informations nécessite l’utilisation d’algorithmes spéciaux et l’utilisation de logiciels spécifiques. Elle ouvre également de nouvelles possibilités : des techniques mathématiques sont utilisées dans la lutte antifraude[18]. Les premières idées concernant l’utilisation de l’apprentissage automatique (« machine learning ») dans la détection de cartels sont déjà discutées sur le plan international[19]. Avec ce système, le logiciel apprend lui-même à partir des données afin d’augmenter la probabilité de détection des cartels.
Traduction : Philippe Jolliet, collaborateur scientifique, Commission de la concurrence ( Comco), Berne
- Cette affirmation reflète l’opinion de l’auteur, mais ne lie ni la Comco, ni son Secrétariat. []
- Voir le site de la Comco, partie décisions. Certaines parties ont fait recours auprès du Tribunal administratif fédéral concernant le cas en Basse-Engadine. Ces recours sont encore pendants (état au 21 juin 2018). []
- Pour un survol de la littérature, voir Buneckienè et al. (2015), Boyer et Kotchoni (2015) ainsi qu’en ligne sur Ocde.org. []
- Décision de la Comco, Strassenbeläge Tessin, Droit et politique de la concurrence (DPC) 2008/1, p. 85 ss. []
- Plus d’informations sur ocde.org et sur Internationalcompetitionnetwork.org. []
- Voir ici : Gov.uk. []
- Rapport annuel de la Comco (2014), p. 25 ss. []
- Pour un survol des méthodes de dépistage : Doane M. J., Froeb L. M., Sibley D. S. et Pinto B. P., « Screening for Collusion as a Problem of Inference », dans The Oxford Handbook of International Antitrust Economics, 2015 vol. 2, Chapter 21, Oxford University Press. []
- Voir Comco.admin.ch. Bauleistungen See-Gaster: Décision du 8 juillet 2016. Certaines parties à la procédure ont fait recours auprès du Tribunal administratif fédéral contre la décision. Ces recours sont encore pendants (état au 21 juin 2018). []
- OCDE, Lignes directrices pour la lutte contre les soumissions concertées dans les marchés publics, 2009. []
- Pour un survol, voir: Harrington (2007). []
- Le cartel tessinois de l’asphaltage a été découvert et interdit en 2007. Toutes les entreprises tessinoises sauf une étaient impliquées dans le cartel, Voir la décision de la Comco : Strassenbeläge Tessin, DPC 2008/1, p. 85 ss. []
- Pour une application du concept à d’autres marchés, voir : Abrantes-Metz et al. (2012). []
- Pour une description détaillée de la méthode, voir: Imhof, Karagök et Rutz (2018). []
- Voir: Imhof (2017). []
- Voir : Rapport annuel de la Comco 2014, p. 25 s. []
- Voir : Rapport annuel de la Comco 2014, p. 22 s. []
- Une de ces techniques est la loi de Benford, couramment utilisée dans la détection de la falsification de données. Voici ici: Nigrini (2012). []
- Voir: Martin et Imhof (2018). []
Bibliographie
- Abrantes-Metz R., Kraten M., Metz A. D. et Seow G., « Libor Manipulation ? », Journal of Banking and Finance, vol. 36, 2012, pp. 136–150.
- Bruneckienė, J., Pekarskienė I., Guzavicius A., Palekienė O. et Šovienė J., The Impact of Cartels on National Economy and Competitiveness, A Lithuanian Case Study, 2015, Springer Verlag, p. 24ss.
- Boyer, M. et Kotchoni R., « How Much Do Cartel Overcharge ? », Review of Industrial Organization, vol. 47(2), 2015..
- Harrington J. E., « Behavioral Screening and the Detection of Cartels », dans Claus-Dieter Ehlermann et Isabela Atanasiu (éd.), European Competition Law Annual 2006 : Enforcement of Prohibition of Cartels, 2007, Hart Publishing.
- Imhof D., Simple Statistical Screens to Detect Bid Rigging, Working Papers SES 484, 2017, Faculté d’économie et de sciences sociales, université de Fribourg (Suisse), http://doc.rero.ch/record/289133/files/WP_SES_484.pdf
- Imhof, D., Karagök Y. et Rutz S., « Screening for Bid Rigging: Does It Work ? », Journal of Competition Law & Economics, à paraître en 2018.
- Martin H. et Imhof D., Machine Learning with Screens for Detecting Bid-Rigging Cartels, Working Papers SES 494, 2018, Faculté d’économie et de sciences sociales, université de Fribourg (Suisse).
- Nigrini N. J., Benford’s Law: Applications for Forensic Accounting, Auditing, and Fraud Detection, 2012, John Willey & Sons, Hoboken, NJ.
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- Nigrini N. J., Benford’s Law: Applications for Forensic Accounting, Auditing, and Fraud Detection, 2012, John Willey & Sons, Hoboken, NJ.
Proposition de citation: Karagök, Yavuz (2018). Mettre fin aux cartels grâce à la statistique ? La Vie économique, 11. juillet.