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L’homo œconomicus, une espèce menacée ?

Enracinée au cœur du XVIIIe siècle, l’économie comportementale était fondée sur la rationalité, un principe multidimensionnel que les grands économistes comme Adam Smith considéraient déjà comme difficile à appréhender.

L'homo œconomicus, une espèce menacée ?

Aversion à la dépossession, surestimation de nos propres capacités et compétition influencent nos actions. Courtiers en Bourse à New-York.

« Le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites », écrivait Emmanuel Kant en 1784. Appliqué à la théorie économique, l’adage pourrait devenir : alors que l’économie nationale classique tourne autour de ce bois noueux qu’est l’homme réel, les néoclassiques s’évertuent à façonner des pièces rectilignes. L’économie comportementale redécouvre la nodosité de ce bois et en explore les courbes grâce à de nouvelles méthodes.

Écoutons les Anciens : Aristote affirme que l’homme est par nature un animal politique. La société hiérarchisée de la cité d’Athènes réserve à chaque habitant une place bien définie, de l’aristocrate à l’esclave. Le respect de l’ordre social garantit la « vie harmonieuse » des citoyens et la pérennisation de la société. La « chrématistique naturelle » liée à la nécessité de l’approvisionnement vise un objectif fini alors que la « chrématistique mercantile » consiste à multiplier ses richesses à l’infini [1]. Il s’agit bien sûr de l’ancêtre de l’homo œconomicus, comme John Stuart Mill le désignera un jour. Il joue au trouble-fête, c’est un cas pathologique, dont les actes « n’ont plus de fondement naturel » puisqu’il s’enrichit sur le dos des autres – c’est l’« exploitation » selon Karl Marx (1867), fin connaisseur de la philosophie grecque.

« Une accumulation de contradictions »


Comment les fondateurs de l’économie politique classique, comme David Hume et Adam Smith, considèrent-ils la question du bois noueux ? Tous deux fondent leur théorie sur l’anthropologie empirique, Hume dans son Traité de la nature humaine (1738-1740), Smith dans sa Théorie des sentiments moraux (1759). Selon Hume, la connaissance se fonde sur l’expérience, l’observation et l’expérimentation. Cet illustre penseur des Lumières mise sur la raison et la réflexion, mais admet que ces deux mécanismes sont souvent dominés par des instincts innés faisant de la raison l’esclave des passions.

Quels sont les grands principes qui motivent l’individu ? Hume en identifie quatre : il doit consommer pour survivre ; il ne peut s’empêcher de suivre ses passions ; il aime agir et se lancer des défis ; enfin, il veut faire du profit. La pondération de ces quatre moteurs évolue en fonction du développement de la société. Au stade primitif, les deux premiers dominent. Plus tard, c’est le troisième, puis le quatrième dans les sociétés modernes. L’homo œconomicus n’est donc pas à l’origine du développement, mais bien plutôt son résultat. Même au quatrième stade, l’être humain n’a pas que des intérêts économiques : ce n’est pas un simple hédoniste, mais plutôt un acteur pluriel animé par une constellation de motifs multidimensionnels – un « soi multiple » (Jon Elster). Comprenant bien les motifs antinomiques de la nature humaine, Hume voit dans l’« accumulation des contradictions » l’émergence d’un sujet insatiable qui n’agit pas toujours pour son bien. Décédé l’an dernier, l’économiste américain Kenneth Arrow a forgé le théorème d’impossibilité : les préférences des différences acteurs ne peuvent être agrégées de manière cohérente. Ce théorème trouve son illustration dans la multitude de sujets économiques jouant des rôles différents : l’« acteur représentatif » de la macroéconomie classique est une pure fiction, tout comme ses résultats.

L’égoïsme n’est pas une garantie de longévité


Parfois critique envers Hume, Adam Smith cherche lui aussi à définir la morale à partir de l’analyse comportementale[2]. Son argumentaire tourne autour du penchant inné de l’être humain pour la sympathie – le partage des bonheurs et des malheurs d’autrui – qu’il ne faut pas confondre avec l’altruisme. D’ailleurs, elle n’est pas toujours louable : la sympathie unilatérale des individus pour les puissants et les riches soutient le régime dominant, voire la tyrannie. Smith y voit l’expression de la « corruption » des sentiments moraux.

La sympathie dépasse l’égoïsme pur et déclenche un apprentissage moral. En d’autres termes, quels seraient les motifs et les modes d’action susceptibles de déclencher la sympathie d’un observateur neutre ? Selon Smith, cela dépend de la situation : la sympathie de l’observateur peut être éveillée par des actes exprimant une perception intelligente de l’intérêt individuel par la bonne volonté, le besoin inconditionnel de justice, etc. En clair, il ne sert à rien de vouloir ramener tous les principes d’action à un métaprincipe : cette approche est vouée à l’échec parce que les situations en question sont beaucoup trop variables, tout comme les sentiments moraux qui leurs sont liés. Le « profit » ne peut donc pas devenir le principe dominant. Smith reproche ainsi à Hume d’être allé trop loin.

La « société commerciale » transforme chaque individu en vendeur, écrit Smith dans son ouvrage La richesse des nations (1776). Certes, la logique du marché, guidée par le profit, joue un rôle croissant, mais elle n’échappe pas totalement à la morale, contrairement à ce que Bernard Mandeville avait admis par erreur dans sa Fable des abeilles (1705). En effet, la recherche inconditionnelle de l’intérêt individuel ébranlerait la confiance réciproque des acteurs, elle saperait leur coopération et nuirait à la prospérité économique.

Il existe des marchands honorables, mais aussi des escrocs et de fieffés coquins : comment donc augmenter la proportion des premiers ? Selon Smith, c’est la mission de l’État et du législateur, chargés de définir l’ordre général et les institutions régissant la société de marché, de veiller à la justice, de limiter les comportements sociaux inadéquats et de favoriser les conduites utiles. Le comportement des acteurs dépend dès lors des orientations de la société, des codes usuels et de la conception des bonnes mœurs.

Le problème Adam Smith


Adam Smith a-t-il développé deux conceptions contradictoires de l’individu dans sa Théorie des sentiments moraux et sa Richesse des nations ? Ici, l’individu bienveillant, altruiste, consciencieux et justicier, là, le commerçant égoïste et dénué de sentiments ? Non, le fameux problème Adam Smith est inventé de toutes pièces. Ses deux ouvrages présentent des situations différentes qui appellent des réactions comportementales distinctes. Il est normal qu‘un marchand cherche à atteindre son objectif commercial pour ne pas se faire exclure du marché par la concurrence. Il lui faut aussi prendre soin de sa réputation pour conserver la faveur de sa clientèle et de ses fournisseurs. La recherche intelligente de l’intérêt individuel domine certes dans la Richesse des Nations, mais ce n’est pas l’unique motif.

Smith se révèle dans sa profonde connaissance de l’être humain. Il développe de nombreux phénomènes abordés par les ténors de l’économie comportementale : Vernon Smith, Daniel Kahneman, Amos Tversky, Richard Thaler, Ernst Fehr, et bien d’autres encore. Chez Adam Smith, les acteurs sont généralement déterminés par leur origine et leur milieu, myopes, obérés par des flous cognitifs de toutes sortes, enclins à surestimer leurs propres capacités et sûrs d’eux-mêmes à l’excès. Ils peuvent également être cupides et souffrir d’aversion à la perte, imiter les riches et les puissants pour se démarquer du reste de la population ; ils veulent être admirés et soignent leur réputation, invoquent l’impartialité et la conformité aux règles, etc.

Selon Smith, les ruptures sociales profondes sont généralement imputables au comportement égoïste, déraisonnable à long terme, de toute une classe d’acteurs, de l’aristocratie féodale par exemple. Succombant peu à peu aux tentations attisées par les nouveaux biens de luxe et autres symboles de statut social, cette classe abandonne peu à peu, et sans le vouloir, son pouvoir et sa position dominante pour satisfaire les vanités les plus enfantines, les plus triviales et les plus élémentaires[3]. Les conséquences involontaires de l’action humaine – une question centrale dans le débat philosophique des Lumières écossaises – sont importantes, parfois plus que les conséquences voulues. L’homo œconomicus, omniscient, conscient de toutes les options économiques, privilégiant l’analyse rationnelle, n’existe pas chez Smith, qui a par ailleurs devancé plusieurs acquis théoriques de l’économie comportementale et empirique[4].

L’Homo œconomicus, une espèce en mue permanente


L’homo œconomicus n’entre pas dans la sphère économique comme un être omniscient, mais comme un acteur en mue permanente. Le physiocrate François Quesnay nous le présente comme quelqu’un qui veut à la fois maximiser son plaisir et réduire son investissement – une tâche insoluble. Fondateur de l’utilitarisme, Jeremy Bentham (1789) croit savoir que « la nature a placé l’humanité sous le joug de deux forces souveraines, la douleur et la joie, qui nous guident dans tout ce que nous faisons, disons et pensons. » Les deux forces sont comparables : « Une aiguille est aussi bonne que la poésie. »

Le principe de l’utilité marginale a été défini assez tôt : c’est le concept pivot de l’homo œconomicus, qui maximise ses profits. On le trouve par exemple chez l’allemand Karl Heinrich Rau (1833), pour qui les préférences lexicales jouent un rôle important dans la mesure où elles peuvent faire obstacle à l’émergence d’une fonction d’utilité. Hermann Heinrich Gossen (1854) a pour lui d’avoir élucidé le dessein de la création. Celui-ci oblige les individus à l’hédonisme pur dans l’idée de créer un véritable paradis terrestre. Étant donné que l’accès aux plaisirs prend du temps, il faut partager de manière optimale le temps à disposition entre toutes les autres activités – une circonstance largement occultée dans toute la littérature économique. Si l’on en tient compte, plusieurs axiomes de la microéconomie classique ne résistent pas à l’examen[5]. Si des acteurs sont soumis à deux restrictions (revenu et temps) au lieu d’une seulement (revenu), les effets sur le revenu et les effets de substitution doivent être redéfinis, tout comme des fonctions de distribution. On obtient des résultats parfois surprenants en ce qui concerne la demande de biens de consommation et le marché du travail, et leurs implications au niveau de la théorie du bien-être. Selon Gossen, la question de savoir ce que je veux et quelles préférences me guident précède la question de savoir quels biens j’aimerais acquérir. Cette problématique nous tient en haleine toute notre vie.

La personnalité de l’homo œconomicus n’est donc pas définie une fois pour toutes, mais connaît une mue permanente. Elle apparaît assez tôt, mais comme réalité sociale plutôt marginale et pas spécialement appréciée. Elle prend, ensuite, un contour plus précis pour devenir un acteur rationnel, axé sur l’optimisation de l’utilité ou du profit et dont les préférences respectent certains axiomes (exhaustivité, réflexivité, transitivité). On ne peut, toutefois, en rester là sans s’exposer à la critique d’être un « idiot rationnel » (Amartya Sen), soit quelqu’un qui exploite en sous-main le fonctionnement harmonieux d’une société fondée sur la confiance réciproque. Au fil du temps, il sera pourvu de nouvelles caractéristiques par ses partisans. Il devra ainsi résister à de nouvelles analyses, réelles et intra-scientifiques.

Où va l’économie néoclassique ?


De nombreux théoriciens de l’économie comportementale conçoivent leurs travaux comme un correctif et non comme un défi posé par la théorie néoclassique générale. Il est trop tôt pour dire si cette approche résistera au processus de « destruction créatrice » (Joseph Schumpeter) qui s’est instauré. On observe toutefois que les grands piliers de l’économie classique sont remis en question, comme la théorie de l’utilité espérée, l’hypothèse de l’efficience des marchés financiers ou l’abstraction générale des effets de cadrage, selon laquelle la formulation d’une chose ou d’une question influence le comportement des participants.

Les comportements grégaires et contagieux, les effets de dotation (aversion à la dépossession)[6] et d’autres notions similaires sapent les modes de pensée traditionnels et les postulats d’efficacité. La redécouverte de la richesse analytique de l’acteur selon la théorie économique classique donne à supposer que cette dernière renferme encore bien des trésors inexplorés qu’il s’agit d’arracher à l’oubli. Dans tous les cas, le marché des idées économiques n’est visiblement pas régi par un mécanisme de sélection parfait qui filtrerait seulement les bonnes idées. Il est à craindre que des bulles se forment ailleurs que sur les marchés financiers[7].

  1. Aristote (2018): 26. []
  2. Kurz et Sturn (2013): Partie II, chapitre 3. []
  3. Smith, A. (1976b): III.iv.10. []
  4. Ashraf, Camerer et Loewenstein (2005). []
  5. Steedman (2001). []
  6. Ces effets apparaissent quand le fait de posséder un objet a plus de valeur que celle de l’objet en lui-même. []
  7. Kurz (2016). []

Bibliographie

  • Aristote, Politique, Paris, 2002-2018, Les Belles Lettres.
  • Ashraf N., Camerer C. F. et Loewenstein G., « Adam Smith, Behavioral Economist », Journal of Economic Perspectives, vol. 19, 2005, pp. 131-145.
  • Bentham J., Introduction to the Principles of Morals and Legislation, 1789 ; réédition : New York 1948: Hafner Publishing.
  • Gossen H. H. Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, und der daraus fliessenden Regeln für menschliches Handeln, Braunschweig 1854, Friedrich Vieweg und Sohn.
  • Hume D., A Treatise of Human Nature, 3 vol., Londres, 1738-40, John Noon.
  • Kant E., « Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht », Berlinische Monatsschrift, novembre 1784, pp. 385-411.
  • Kurz H.D., Economic Thought: A Brief History, New York, 2016, Columbia University Press.
  • Kurz H.D., et Sturn R., Adam Smith für jedermann. Pionier der modernen Ökonomie, Frankfort, 2013, Frankfurter Allgemeine Buch.
  • Smith, A. Théorie des sentiments moraux, 1759 ; réédition : Paris, 2003, PUF.
  • Smith A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776 ; diverses rééditions.
  • Steedman, I., Consumption Takes Time. Implications for Economic Theory, The Graz Schumpeter Lectures, Londres, 2001, Routledge.

Bibliographie

  • Aristote, Politique, Paris, 2002-2018, Les Belles Lettres.
  • Ashraf N., Camerer C. F. et Loewenstein G., « Adam Smith, Behavioral Economist », Journal of Economic Perspectives, vol. 19, 2005, pp. 131-145.
  • Bentham J., Introduction to the Principles of Morals and Legislation, 1789 ; réédition : New York 1948: Hafner Publishing.
  • Gossen H. H. Entwickelung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, und der daraus fliessenden Regeln für menschliches Handeln, Braunschweig 1854, Friedrich Vieweg und Sohn.
  • Hume D., A Treatise of Human Nature, 3 vol., Londres, 1738-40, John Noon.
  • Kant E., « Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht », Berlinische Monatsschrift, novembre 1784, pp. 385-411.
  • Kurz H.D., Economic Thought: A Brief History, New York, 2016, Columbia University Press.
  • Kurz H.D., et Sturn R., Adam Smith für jedermann. Pionier der modernen Ökonomie, Frankfort, 2013, Frankfurter Allgemeine Buch.
  • Smith, A. Théorie des sentiments moraux, 1759 ; réédition : Paris, 2003, PUF.
  • Smith A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776 ; diverses rééditions.
  • Steedman, I., Consumption Takes Time. Implications for Economic Theory, The Graz Schumpeter Lectures, Londres, 2001, Routledge.

Proposition de citation: Heinz D. Kurz (2018). L’homo œconomicus, une espèce menacée . La Vie économique, 24 septembre.