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Le libre-échange entre la Suisse et Taïwan n’est pas une utopie

En dépit des réticences de Pékin, le libre-échange avec la Chine nationaliste est possible, comme le prouvent les exemples de la Nouvelle-Zélande et de Singapour. L’horlogerie suisse est la principale intéressée.
En tant que membre de l'Organisation mondiale du commerce, Taiwan (ici le port de Kaohsiung) dispose d'une certaine marge de manœuvre en matière de politique économique extérieure. (Image: Alamy)

En janvier 2007, la revue britannique The Economist estimait que les efforts consentis par Taïwan pour conclure des accords commerciaux avec ses principaux partenaires [1] étaient voués à l’échec. Pour Pékin, la Chine constitue un territoire unique dont Taïwan fait partie intégrante. Elle ne tolère donc pas que d’autres pays entretiennent des relations diplomatiques avec elle. Toutefois, il n’a pas fallu attendre trois ans pour que la situation se débloque, avec la signature de l’accord-cadre de coopération économique entre Pékin et Taipei, qui permet à des pays tiers de signer avec Taïwan, membre de l’OMC, des conventions bilatérales semblables aux accords de libre-échange (ALE).

En 2013, Taïwan a signé deux accords de coopération économique avec Singapour (Astep) et avec la Nouvelle-Zélande (Anztec). Ces deux États ont ainsi prouvé qu’il était possible de conclure des accords économiques bilatéraux avec l’île sans aborder les questions de souveraineté, toujours délicates, et donc sans contrarier Pékin. Le ministère chinois des Affaires étrangères a indiqué que d’autres pays pouvaient sans problèmes nouer des relations économiques, commerciales et culturelles avec Taïwan, pour autant que celles-ci ne mettent pas en cause la politique de la Chine unique et ne débouchent pas sur des relations intergouvernementales officielles [2]. Trois facteurs expliquent ce succès : à l’époque, les relations entre les deux Chines étaient à la détente, les pourparlers ont été menés par des négociateurs du secteur privé et les accords s’en tiennent strictement à la nomenclature de l’OMC [3].

Taïwan, un partenaire commercial de poids


En tant que membre de l’OMC, la Suisse pourrait suivre une voie similaire pour signer avec Taiwan une convention calquée sur un ALE [4]. Le gouvernement taïwanais, présidé par Tsai Ing-wen, a confirmé son intérêt à créer un réseau d’accords bilatéraux. Dans cette région du globe, la Suisse a déjà signé des ALE avec la Chine, Hong Kong (Chine), le Japon, la Corée du Sud, Singapour et les Philippines. Elle négocie actuellement avec d’autres États membres de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). Le réseau d’ALE de la Suisse en Extrême-Orient présente donc une « lacune » d’autant plus importante que Taïwan est un partenaire commercial de taille pour notre pays : l’an passé, les exportations helvétiques vers la Chine de Taipei ont atteint 1,88 milliard de francs, pour des importations de l’ordre de 1,2 milliard. Selon le Secrétariat d’État à l’économie (Seco), 114 entreprises suisses employaient plus de 17 000 personnes sur place.

La Suisse et Taïwan ont déjà conclu plusieurs accords commerciaux. Elles se sont entendues en 2004 pour nouer une coopération en matière d’encouragement des investissements, suivie trois ans plus tard d’un échange de lettres sur la reconnaissance mutuelle de la conformité dans le domaine des appareils médicaux, puis d’une convention de double imposition entrée en vigueur en 2011.

Nous avons calculé, sur la base des données de 2015, les économies potentielles que générerait pour les deux pays une suppression totale des droits de douane [5], en tenant compte du fait que la Suisse et Taïwan ont signé, sous les auspices de l’OMC, l’Accord multilatéral sur les technologies de l’information, qui prévoit l’abolition de ces droits sur les produits informatiques. Nous avons déterminé le potentiel d’économie maximal en multipliant chaque poste d’exportation par le taux applicable, non sans exclure les articles sujets à l’imposition au poids et les droits de douane mixtes.

Gros potentiel pour le secteur horloger


Les montres, les machines ainsi que les produits chimiques et pharmaceutiques constituent le gros des exportations suisses vers Taïwan. Près d’un quart de celles-ci – principalement des instruments et des produits pharmaceutiques – sont déjà exonérées de droits de douane (voir Illustration 1). À supposer que l’Accord sur les technologies de l’information soit un jour appliqué dans son intégralité, la proportion de biens exonérés de droits de douane augmenterait sensiblement. Même dans cette hypothèse, les droits de douane prélevés sur les exportations suisses s’élèvent cependant encore à 47 millions de dollars (voir Illustration 2). Les principaux produits grevés sont les montres, suivies des machines et des produits agricoles transformés. Une analyse détaillée révèle que ce sont surtout les exportations de montres-bracelets, de cigarettes, d’encres d’impression et de préparations alimentaires qui verraient leur imposition douanière fortement diminuée [6].

Ill. 1. Exportations suisses vers Taïwan par secteur et type de dédouanement (2015)




Source : Douanes de Taïwan ; tarifs douaniers : OMC ; calculs de l’auteur / La Vie économique

En raison de la forte complémentarité des secteurs agricoles des deux pays, l’abolition des droits de douane serait particulièrement profitable aux exportateurs de denrées alimentaires. Ainsi, les accords commerciaux conclus avec la Nouvelle-Zélande et Singapour n’excluent de l’exonération pratiquement aucune catégorie de produits, à l’exception du lait frais, des mélanges de fruits à coque et des haricots rouges. En 2015, la Suisse a exporté vers Taïwan pour 47,5 millions de dollars de produits agricoles transformés (dont 11 % exonérés de droits de douane). Pour les produits agricoles non transformés, cette somme est de 3,3 millions de dollars par an (dont 66 % exonérés de droits de douane).

Un accord de libre-échange est susceptible de réduire les droits de douane de plus de 8 millions de dollars, le potentiel étant particulièrement élevé pour les produits de confiserie et le chocolat. La suppression des droits de douane pourrait se dérouler progressivement sur huit ans, comme le prévoit l’accord avec la Nouvelle-Zélande. Les producteurs néo-zélandais de produits laitiers figurent parmi les grands gagnants de cet accord, puisqu’ils ont été exonérés de droits de douane dès son entrée en vigueur, alors que les exportateurs suisses sont désavantagés sur le marché taïwanais.

Une aubaine pour le secteur taïwanais du vélo


Les articles métalliques, les machines et les pièces automobiles sont les principales exportations taïwanaises vers la Suisse. Un tiers de celles-ci sont déjà exonérées de taxe à l’importation (voir Illustration 2) et l’Accord sur les technologies de l’information augmentera encore considérablement ce pourcentage. Malgré tout, il subsiste pour ces gammes de produits un potentiel d’économie substantiel, de l’ordre de 9 millions de francs par an.

Comme le montre notre analyse détaillée [7], ce sont les exportations de vélos, de vis et de boulons qui bénéficieraient le plus de l’exonération, précédant celles de motocycles, de pièces automobiles diverses, d’articles de sport et de quelques catégories d’articles textiles. Par ailleurs, Taïwan exporte chaque année vers la Suisse pour 6,5 millions de francs de produits agricoles, grevés de droits de douane à hauteur de 280 000 francs. Il s’agit notamment d’huile de sésame et de fruits à coque ainsi que, pour moitié, de denrées alimentaires transformées comme des pâtes et des boissons non alcoolisées.

Ill. 2. Exportations taiwanaises vers la Suisse par secteur et type de dédouanement (2015)




Source : AFD, tarifs douaniers : OMC ; calculs de l’auteur / La Vie économique

Une marge de manœuvre limitée


Le statut de membre de l’OMC confère à Taïwan une certaine autonomie en matière de politique économique extérieure. Elle peut notamment conclure des accords bilatéraux, à condition d’éviter habilement toute question délicate liée à la souveraineté. La conclusion avec Singapour et la Nouvelle-Zélande d’accords similaires à un ALE le prouve. Il n’en reste pas moins que cette marge de manœuvre reste fragile, et dépend de l’état des relations entre les deux Chines [8].

Taipei n’épargne actuellement aucun effort pour conserver et exploiter cette marge de manœuvre, de sorte que la Suisse ne devrait pas négliger ce partenaire commercial d’Extrême-Orient, aussi important que fiable, dans l’optique du développement de son réseau d’ALE. En concluant une convention semblable à un ALE, les deux pays amélioreraient le cadre dans lequel évoluent leurs entreprises et éviteraient tout effet discriminatoire involontaire et indésirable.

  1. « Playing the other woman », The Economist, 20 janvier 2007. []
  2. Young (2014). []
  3. Idem. []
  4. Voir aussi les exemples de l’ALE signé par l’AELE et l’Autorité palestinienne et de l’ALE bilatéral conclu avec les Îles Féroé. []
  5. Sans métaux précieux, bijoux, objets d’art et antiquités. Pour la méthodologie, voir Ziltener (2014) et Ziltener et Blind (2014). []
  6. Ziltener (2017). []
  7. Ziltener (2017). []
  8. Voir la NZZ du 4 août 2018, « Peking zieht gegenüber Taiwan die Schraube an ». []

Bibliographie

  • Seco, Information par pays pour Taiwan, février 2018.
  • Ziltener Patrick. Einschätzung des Potenzials des Freihandelsabkommens mit der Volksrepublik China für Schweizer Exporte : Landwirtschafts- und Industriegüter, étude réalisée sur mandat de Switzerland Global Enterprise, juin 2014.
  • Ziltener Patrick. « Missing link : The case of free trade between Switzerland and Taiwan», Aussenwirtschaft, University of St. Gallen, School of Economics and Political Science, Swiss Institute for International Economics and Applied Economics Research, vol. 68(01), pp. 115-138, décembre 2017.
  • Young Jason, « Space for Taiwan in Regional Economic Integration : Cooperation and Partnership with New Zealand and Singapore », Political Science, 66(1), 2014, pp. 3–22.
  • Ziltener Patrick et Bling Georg D.. Effektivität der Schweizer Freihandelsabkommen (FHA) weltweit – Evaluierung der FHA-Nutzung durch Schweizer Exporteure, 2012-13, étude réalisée sur mandat de Switzerland Global Enterprise, janvier 2014.

Bibliographie

  • Seco, Information par pays pour Taiwan, février 2018.
  • Ziltener Patrick. Einschätzung des Potenzials des Freihandelsabkommens mit der Volksrepublik China für Schweizer Exporte : Landwirtschafts- und Industriegüter, étude réalisée sur mandat de Switzerland Global Enterprise, juin 2014.
  • Ziltener Patrick. « Missing link : The case of free trade between Switzerland and Taiwan», Aussenwirtschaft, University of St. Gallen, School of Economics and Political Science, Swiss Institute for International Economics and Applied Economics Research, vol. 68(01), pp. 115-138, décembre 2017.
  • Young Jason, « Space for Taiwan in Regional Economic Integration : Cooperation and Partnership with New Zealand and Singapore », Political Science, 66(1), 2014, pp. 3–22.
  • Ziltener Patrick et Bling Georg D.. Effektivität der Schweizer Freihandelsabkommen (FHA) weltweit – Evaluierung der FHA-Nutzung durch Schweizer Exporteure, 2012-13, étude réalisée sur mandat de Switzerland Global Enterprise, janvier 2014.

Proposition de citation: Patrick Ziltener (2018). Le libre-échange entre la Suisse et Taïwan n’est pas une utopie. La Vie économique, 20 septembre.

De la recherche à la politique

La Vie économique et le Journal Aussenwirtschaft de l’Institut suisse de recherche en économie internationale et en économie appliquée de l’université de Saint-Gall encouragent le transfert de connaissances du monde de la recherche à celui de la politique. La Vie économique publie des synthèses d’études scientifiques récentes présentant un intérêt particulier pour la politique économique suisse.

Le présent article se fonde notamment sur des recherches empiriques menées par l’auteur en 2016 à Taipei grâce à une bourse du ministère taiwanais des Affaires étrangères. L’auteur exprime ses remerciements à la Chung-Hua Institution for Economic Research (CIER) de Taipei pour son chaleureux accueil. Les résultats présentés et les analyses réalisées ne reflètent que l’opinion de l’auteur et ne constituent d’aucune manière une prise de position officielle de la CIER, de l’université de Zurich, du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) ou d’une autre institution de la Confédération suisse.