Dans une perspective économique, on observe une défaillance du marché dans les réseaux électriques : ceux-ci constituent un monopole naturel qui permettrait théoriquement aux gestionnaires d’exiger des prix d’utilisation surfaits. C’est pourquoi, en Suisse, l’État réglemente les réseaux électriques par l’intermédiaire de la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl). Cette loi entrée en vigueur le 15 juillet 2007 vise la sécurité de l’approvisionnement en électricité et un marché électrique axé sur la concurrence.
L’expérience acquise dans la pratique montre que ces deux objectifs ne sont que partiellement atteints. Les réglementations actuellement applicables au réseau présentent divers points faibles. La régulation « cost-plus », censée corriger les défaillances du marché dans le domaine du réseau, ne fonctionne pas de manière satisfaisante. Elle permet aux gestionnaires de réseau de distribution de répercuter sur les consommateurs les coûts efficaces d’un réseau sûr et performant. Mais en l’absence de contrôles approfondis et réguliers des coûts, les incitations à l’efficacité sont insuffisantes. Les entreprises réglementées sont peu incitées à réduire leurs coûts ou à améliorer leur efficacité. Comme elles peuvent accroître leur bénéfice en développant davantage leur réseau, elles sont foncièrement poussées à un développement à forte intensité capitalistique.
Du point de vue de l’efficacité, il faut en outre déplorer que la régulation « cost-plus » ne prévoit pas d’incitations spécifiques en faveur d’investissements intelligents (efficaces), parce que ceux-ci génèrent surtout des coûts d’exploitation. Par « mesures intelligentes », on entend par exemple des technologies de réseau inédites comme les transformateurs de réseau local réglables ou le pilotage de la consommation et de la production. L’utilisation ciblée du pilotage intelligent promet justement de réduire les congestions de réseau et d’économiser – à moyen ou long terme – des coûts de développement du réseau.
Peu d’incitations pour les consommateurs finaux
Un autre point faible de l’actuelle LApEl réside dans les tarifs d’utilisation du réseau trop peu axés sur les coûts et qui constituent de ce fait des incitations sous-optimales pour les utilisateurs. En particulier, les conditions juridiques ne répondent pas suffisamment au principe de causalité, car elles prévoient surtout des tarifs en fonction de la consommation. Or, l’inducteur déterminant des coûts de réseau est la capacité du réseau, qui est elle-même fonction de la consommation maximale, c’est-à-dire de la performance maximale. Les tarifs d’utilisation du réseau axés sur la consommation incitent donc trop peu les consommateurs finaux à se comporter de manière utile au réseau, par exemple en évitant les pointes de charge.
La loi ne réglemente pas le recours aux « flexibilités » telles que les pompes à chaleur, les machines à laver ou les entrepôts frigorifiques. La consommation de ces installations est flexible dans le temps et peut être réglée en fonction de la charge du réseau électrique. En pratique, les flexibilités liées à la consommation sont actuellement gérées par les gestionnaires de réseau de distribution, qui les enclenchent et les désactivent aux moments voulus par une télécommande centralisée. Cette situation n’est pas efficace, car les propriétaires ne peuvent pas décider librement s’ils entendent mettre leurs flexibilités à la disposition du gestionnaire de réseau, les utiliser eux-mêmes ou les commercialiser. Dans ce cadre, le recours aux flexibilités n’est pas efficace, car elles ne sont pas utilisées, ou pas lorsqu’elles déploieraient leur utilité maximale. Dans certaines circonstances, il serait par exemple plus efficace que les propriétaires de flexibilités puissent les commercialiser, plutôt que d’être indemnisés par le gestionnaire de réseau.
Enfin, la concurrence n’est pas suffisante dans le domaine des systèmes de mesure (mesure de l’électricité, exploitation des compteurs), où l’on décèle des indices de prix surfaits et des problèmes de qualité.
Dans ce contexte, le Conseil fédéral a mis en consultation en octobre 2018 une révision de la LApEl. Outre des mesures de régulation du réseau, cette révision prévoit l’ouverture complète du marché et l’instauration d’une réserve dite « de stockage ». Les entreprises de conseil Infras et BG Ingénieurs Conseils ont réalisé, sur mandat de l’Office fédéral de l’énergie (Ofen) et du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), une analyse d’impact de la réglementation (AIR) afin d’identifier les principaux effets macroéconomiques des mesures prévues par la révision dans le domaine du réseau[1]. À cet effet, les coûts et l’utilité des mesures ont été comparés à l’évolution qui prévaut sous le régime de l’actuelle LApEl.
Des instruments contre les défaillances du marché
Les mesures proposées dans la révision sont nécessaires et judicieuses du point de vue économique et régulatoire, car elles réduisent les défaillances actuelles du marché (voir tableau). Les dispositions visant davantage de transparence sont en particulier cruciales s’agissant des coûts de réseau. Dans le jargon, on parle d’une « régulation Sunshine », parce qu’elle éclaire le domaine réglementé. Une régulation correspondante peut réduire les inefficacités de production inhérentes au développement du réseau et à l’exploitation, tout en créant des incitations aux investissements intelligents.
Mesures couvertes par l’AIR et leurs effets
Mesure | Réglementation existante | Nouvelle réglementation / modifications par rapport à la version actuelle | Principaux acteurs concernés | Utilité supplémentaire | Coûts supplémentaires de mise en œuvre |
Flexibilités du réseau de distribution | Accès non réglementé aux flexibilités | Accès réglementé aux flexibilités | Consommateurs finaux, fournisseurs de services énergétiques, gestionnaires de réseau de distribution | grande | faibles/moyens |
Liberté de choix pour les instruments de mesure | Gestionnaires de réseau responsables des systèmes de mesure | Liberté de choix pour les grands consommateurs et les grands producteurs | Prestataires de services énergétiques et de prestations de mesure, consommateurs finaux et producteurs (de taille assez importante) | faible/moyenne | faibles/moyens |
Régulation Sunshine | Modèle de régulation « cost-plus » (rémunération de l’utilisation du réseau réglementée sur la base des coûts de réseau imputables) | Ajout d’éléments Sunshine (publication d’indices de performance) | Gestionnaires de réseau de distribution | faible/moyenne | faibles |
Tarification | Le prix rémunérant le travail représente au moins 70 % du tarif d’utilisation du réseau | Le prix rémunérant le travail représente au moins 50 % du tarif d’utilisation du réseau | Consommateurs finaux, prosommateurs | faible/moyenne | faibles |
Source : Infras
L’introduction de la régulation des flexibilités dans le réseau de distribution mentionnée ci-dessus réduit aussi les inefficacités en réglementant clairement les droits d’accès. S’agissant des instruments de mesure, l’introduction de la liberté de choix crée une pression concurrentielle à la baisse des prix et à l’amélioration de la qualité. Enfin, l’adaptation des tarifs d’utilisation du réseau accroît le respect du principe de causalité dans l’imputation des coûts de réseau : en abaissant les prix du travail tout en augmentant ceux de la puissance, on incite les prosommateurs (par exemple des consommateurs dotés de leur propre installation photovoltaïque) à mieux adapter leur utilisation du réseau aux pénuries physiques du réseau électrique.
Économiser des coûts de réseau
Les adaptations du système de régulation permettent globalement d’économiser des millions de francs de coûts de réseau. Dans le cas de la régulation Sunshine, l’effet net est légèrement positif, car elle accentue la pression vers plus d’efficacité. Cependant, tant que les coûts de capital imputables permettent un bénéfice adéquat et que tous les coûts d’exploitation peuvent être refacturés, les gestionnaires de réseau restent enclins à développer leur réseau à un coût de capital élevé. Une régulation des incitations, qui prévoirait des incitations financières explicites sous forme d’objectifs de coûts totaux dynamiques ainsi que des bonus et malus implicites, créerait des incitations nettement plus fortes à l’efficacité : certaines estimations chiffrent les économies annuelles sur les coûts de réseau entre 190 et 270 millions de francs[2].
Grâce à la régulation des flexibilités dans le réseau de distribution, les économies de coûts de développement du réseau atteignent un montant estimé à 40 millions de francs par an[3], soit environ 0,5 % de la création de valeur de la branche de l’électricité[4]. Toutefois, l’effet net (les économies moins le coût de mise en œuvre) devrait être inférieur. On ne dispose pas de chiffres pour le potentiel de marché des flexibilités. Le potentiel technique des flexibilités liées à la consommation est estimé à 7 GW, ce qui correspond à peu près à la puissance des centrales d’accumulation (à pompage-turbinage). La part effectivement utilisable économiquement reste difficile à déterminer.
Quant aux autres mesures, les coûts n’ont pas pu être quantifiés dans le cadre de l’AIR. Des études et des estimations d’experts portent à penser que les effets nets seraient plutôt positifs.
De nouveaux modèles d’affaires sont possibles
Une importante utilité de la révision pour les consommateurs finaux (c’est-à-dire les ménages et les entreprises) réside dans le fait que les rémunérations de l’utilisation du réseau devraient moins augmenter à long terme que dans le cas de référence. Les consommateurs finaux profiteront en outre de la possibilité de commercialiser eux-mêmes leurs flexibilités de manière à optimiser leur propre consommation. Simultanément, la tarification du réseau est conçue de sorte que la rentabilité des installations photovoltaïques soit maintenue en cas de consommation propre.
Du point de vue social, les mesures étudiées ne représentent aucun problème pour les ménages. Des effets de répartition de quelque ampleur ne sont pas probables. Les PME ne supporteront pas non plus une charge excessive. Quant aux grands consommateurs, ils bénéficieront du fait que, grâce à une concurrence accrue, leurs coûts liés aux mesures baisseront tandis que la qualité des prestations de mesure s’améliorera. En outre, la réglementation des flexibilités ouvre de nouveaux modèles d’affaires sur le marché de l’électricité aux prestataires de services énergétiques.
L’impact de la révision de la loi sur l’ensemble de l’économie est globalement positif. Des impulsions à l’innovation sont probables à moyen ou long terme, en particulier dans le contexte de la commercialisation des flexibilités. Compte tenu de ces effets, les mesures prévues par la révision de la LApEl devraient tendanciellement contribuer au renforcement de la place économique suisse.