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Les paiements directs influencent les dépenses des agriculteurs

Une relation existe entre les aides fédérales et les dépenses des agriculteurs. Des paiements directs plus élevés peuvent conduire à une hausse des dépenses pour des intrants de production tels que les engrais et les services.
Les agriculteurs qui reçoivent des aides fédérales plus élevées dépensent-ils davantage pour le fourrage? (Image: Keystone)

L’agriculture continue d’être largement subventionnée en Suisse en comparaison internationale[1] : elle bénéficie d’une combinaison de mesures de protection douanière et de soutien financier aux agriculteurs, principalement sous la forme de paiements directs. Ceux-ci ont atteint 2,8 milliards de francs en 2016, ce qui représente près de 77 % des dépenses totales de la Confédération liées à la politique agricole et alimentaire. Ils constituent, avec le soutien des prix du marché[2], l’une des mesures d’aide les plus importantes pour les agriculteurs suisses.

En théorie, un revenu plus élevé renforce la disposition à payer pour les biens et les services. Mais un tel mécanisme existe-t-il également au niveau du soutien financier des agriculteurs pour ce qui est des intrants de production ? Le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a mandaté le bureau de recherches et de conseils Areté pour répondre à cette question[3]. Ce dernier a abordé la problématique en procédant à une analyse empirique de l’effet des paiements directs sur les dépenses consacrées aux intrants (engrais, pesticides, aliments concentrés, etc.) et aux services (assurances, conseils, travaux à façon avec machines n’appartenant pas à l’agriculteur, etc.) variables, en laissant de côté les « intrants fixes » (machines, équipements, bâtiments, etc.). À l’aide des données économiques établies par le Dépouillement centralisé des données comptables d’Agroscope, l’étude a comparé les dépenses consacrées à ces intrants et services dans les exploitations agricoles suisses. Elle a tenu compte des domaines agricoles qui reçoivent des montants différents des paiements directs, mais qui présentent par ailleurs des caractéristiques similaires.

La réaction attendue aux paiements directs en termes d’utilisation des intrants variables – et donc au niveau des dépenses des agriculteurs consacrées aux intrants – peut prendre deux directions opposées. Si la technologie de production, la combinaison des activités de production et la dotation en main-d’œuvre, en capital ou en terres ne peuvent être modifiées, une augmentation des paiements directs devrait se traduire par un effet financier. Celui-ci, notamment sous l’effet des contraintes de crédit, permettrait aux agriculteurs d’augmenter l’utilisation des intrants variables par unité de produit ou de revenu agricole[4] (réaction d’intensification, « intensification response »). En revanche, si la technologie de production, la combinaison des activités de production et la dotation en main-d’œuvre, en capital ou encore en terres peuvent être adaptées, une augmentation des paiements directs pourrait se traduire par une réduction de l’utilisation des intrants variables par unité de produit ou de revenu agricole (réaction d’extensification, « extensification response »).

Toutefois, la réaction des agriculteurs doit faire face, dans le premier cas, à une productivité marginale décroissante des intrants variables[5] et, dans le second, à une augmentation des coûts d’adaptation. Par conséquent, on peut théoriquement s’attendre dans les deux scénarios à ce que l’utilisation des intrants variables dans les exploitations agricoles n’évolue pas dans la même proportion que les paiements, mais ralentisse.

Des résultats conformes aux attentes


L’analyse de la réaction réelle des exploitations agricoles aux paiements directs en termes de dépenses consacrées aux intrants variables et aux services a été effectuée selon le principe des « effets de traitement » en économétrie. Cette approche méthodologique considère les effets d’une politique d’aide comme la « réaction » à une certaine « dose » de « traitement » et recrée les conditions statistiques d’une expérience – même si l’on utilise des données observées et non expérimentales. Cette approche tient également compte du fait que la réaction observée puisse résulter de l’influence de facteurs autres que l’aide apportée dans le cadre d’une politique. L’influence potentielle de l’altitude et de la typologie des fermes, du niveau d’éducation et de l’âge des agriculteurs ainsi que de la superficie agricole et de la taille du cheptel des fermes a ainsi été prise en compte dans l’analyse.

En pratique, l’analyse des données économiques provenant d’un échantillon de 1399 fermes et couvrant la période comprise entre 2010 et 2013 a permis de conclure que la réaction des agriculteurs à l’augmentation des paiements directs par unité de revenu agricole se traduit essentiellement[6] par une légère augmentation, moins que proportionnelle, des dépenses consacrées aux intrants variables par unité de revenu agricole. Ce résultat est conforme à la plupart des recherches sur le sujet et donc aux attentes théoriques.

D’un point de vue politique, il suggère qu’une réduction des paiements directs devrait se traduire par une diminution de l’utilisation des intrants variables par unité de produit (extensification), tandis qu’une augmentation des paiements directs devrait engendrer une réaction inverse (intensification). Toutefois, ces conclusions doivent être considérées avec prudence de cas en cas, car les conditions varient d’une exploitation à l’autre et chacune réagit différemment à une augmentation des paiements directs. Les réactions d’intensification et d’extensification au niveau des intrants variables sont donc admises au niveau théorique comme étant des réponses à une aide accrue fournie par les paiements directs.

Les résultats sont différents lorsqu’on observe les différents intrants variables par catégories. Pour les engrais, les assurances et les travaux de tiers, les résultats pour la période 2010–2013 correspondent aux attentes théoriques : lorsque les paiements directs par unité de revenu agricole augmentent, les exploitations agricoles dépensent davantage par unité de revenu agricole pour ces intrants – l’effet n’est toutefois pas proportionnel, mais moins fortement marqué. En revanche, l’augmentation des paiements directs par unité de revenu agricole s’est traduite par une diminution des dépenses consacrées aux aliments concentrés par unité de revenu agricole. Cela s’explique par le fait que les fermes spécialisées dans l’élevage observées dans l’échantillon ont bénéficié d’une part plus importante d’aide provenant des paiements directs qui peuvent impliquer une utilisation moins intensive d’aliments concentrés.

Effet essentiellement positif


Pour mémoire, le système suisse de paiements directs dans le secteur agricole a été réformé fin 2013. Pour étudier la relation entre les paiements directs et les dépenses consacrées aux intrants variables et aux services des agriculteurs suisses dans la situation d’après-réforme, l’étude a donc également analysé les données de la période 2015–2016 sur un échantillon de 1453 exploitations agricoles. Les résultats ont confirmé que l’augmentation de l’aide provenant des paiements directs par unité de revenu agricole se traduisait par une augmentation des dépenses consacrées aux intrants variables par unité de revenu agricole (effet d’intensification). Ils se sont toutefois avérés moins significatifs au niveau statistique que ceux de la période allant de 2010 à 2013.

En conclusion, l’étude a d’une part démontré l’existence d’une relation entre l’aide gouvernementale et les dépenses des agriculteurs suisses consacrées aux intrants variables et aux services – du moins dans le cas des paiements directs, qui représentent l’une des principales formes de politique d’aide au secteur agricole en Suisse. Elle a par ailleurs permis de vérifier que l’effet des paiements directs dépend du montant de l’aide par unité de revenu agricole et d’un certain nombre d’autres facteurs. Cet effet est toutefois essentiellement positif. L’augmentation de l’aide provenant des paiements directs par unité de revenu agricole se traduit ainsi souvent par une hausse des dépenses consacrées aux intrants variables par unité de revenu agricole. Cet effet demeure toutefois moins que proportionnel.

  1. Pour plus de détails, voir OCDE (2015), Examen des politiques agricoles de l’OCDE : Suisse 2015[]
  2. Selon l’OCDE, le soutien des prix du marché représente encore environ la moitié de l’aide totale apportée au secteur agricole en Suisse sur la période 2015–2017 : OCDE (2018), Politiques agricoles : suivi et évaluation 2018[]
  3. Gentile E., Loi A., Esposti R., Saguatti A. et al. (2019), Impact of agricultural subsidies on farmers’ willingness to pay for input goods and services, Areté, étude réalisée sur mandat du Seco. []
  4. Le « revenu agricole » inclut ici les revenus provenant de la culture et de l’élevage animal, mais exclut ceux « d’activités para-agricoles » (comme la vente à la ferme de produits agricoles transformés) et les paiements directs. []
  5. La productivité marginale des intrants variables mesure la quantité supplémentaire de produits obtenue à partir d’une unité supplémentaire d’intrant variable. []
  6. Relativement peu nombreuses dans l’échantillon, les fermes bénéficiant de faibles niveaux d’aide provenant des paiements directs n’ont pas révélé une réaction statistiquement significative à une hausse des paiements directs en termes de dépenses consacrées aux intrants variables. []

Proposition de citation: Alberico Loi ; Mario Gentile ; Annachiara Saguatti ; Roberto Esposti ; (2019). Les paiements directs influencent les dépenses des agriculteurs. La Vie économique, 25 février.