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Une feuille de route pour davantage de justice sociale au travail

L’Organisation internationale du travail se consacre depuis 100 ans à la protection des travailleurs. Le contrat social doit être reformulé face aux bouleversements du marché du travail.
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Dans les pays à bas salaires, la protection de la santé est souvent insuffisante : un employé d’une fabrique d’aluminium au Bangladesh. (Image: Keystone)

Justice et paix mondiale : tels sont les objectifs auxquels aspire l’Organisation internationale du travail (OIT) depuis 1919 en renforçant les droits et la protection des travailleurs et en tentant de supprimer les inégalités dans le monde du travail[1]. Cent ans plus tard, le monde du travail a changé en profondeur, ce qui soulève une question : le mandat de l’OIT est-il encore d’actualité ?

Le progrès technologique entraîne des changements à la fois fascinants et inquiétants. Il est question de nouveaux robots pour les soins aux personnes âgées au Japon. L’intelligence artificielle permet de traduire en temps réel et donc d’échanger mondialement informations et données. En Suisse même, des « cobots » (robots qui collaborent avec des humains) produisent des meubles de qualité à des prix moindres, ce qui conserve des emplois hautement qualifiés. Dans le même temps, un récent rapport de l’OIT montre qu’une armée invisible de « microtravailleurs » se met en place[2]. Ceux-ci exécutent des tâches répétitives simples que les entreprises délocalisent et qui sont offertes sur des plateformes numériques comme Amazon, Mechanical Turk et Microworkers.

À observer de haut la foule des changements technologiques, on voit que des emplois sont remplacés, que de nouveaux sont créés et d’autres modifiés. Le sentiment que ces mutations ne sont pas pilotées par l’homme et que la justice sociale n’a guère d’importance s’impose cependant. Une question que les gouvernements posent donc fréquemment à l’OIT est de savoir comment planifier un avenir où le travail sera plus décent – quelles aptitudes, quelle formation et quels droits y faudra-t-il ? Il n’y a malheureusement pas de réponse claire, car nous en savons encore trop peu et le changement s’effectue à une vitesse folle.

Le changement climatique renforce les inégalités


Un autre problème pour le monde du travail provient du changement climatique et des efforts consentis pour le ralentir par une économie plus « verte ». De nombreux États et villes ont déjà décrété « l’état d’urgence climatique ». Une difficulté supplémentaire est liée aux conséquences négatives de l’action humaine ressenties à l’échelle mondiale. Il est particulièrement injuste que les effets d’une production non durable dans les pays riches frappent principalement la population des pays pauvres. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), une montée d’un mètre du niveau de la mer menacerait ainsi 7 % des terres arables du Vietnam, ce qui entraînerait la disparition d’emplois assurant les bases d’existence de la population depuis des générations.

Comme les secteurs polluants ont été délocalisés ces dernières décennies dans des pays à bas salaires – souvent par des investissements directs et des accords commerciaux –, l’écart Nord-Sud s’est accentué. Cette « migration de l’industrie polluante » a créé une demande de main-d’œuvre qui réalise un travail sale, nocif et dangereux pour produire des marchandises destinées au Nord prospère. De tels abus exigent une réaction internationale rapide et coordonnée.

Différentes pyramides des âges


L’évolution démographique joue également un rôle décisif pour l’avenir du travail : à l’échelle mondiale, la proportion de personnes âgées augmente, encore que la structure démographique varie fortement d’un pays à l’autre. Au Brésil, par exemple, la population vieillit « par le bas » : une cohorte gigantesque de jeunes entrera ces prochaines années dans la classe clé des travailleurs. Des passerelles efficaces entre l’école et le monde du travail et une généralisation de la demande globale de travail décent sont donc capitales pour la future population active du Brésil.

L’Allemagne et le Japon vieillissent en revanche « par le haut » : l’espérance de vie y croît de façon marquée et de nombreux actifs atteignent l’âge de la retraite. Ici, le débat tourne autour du rapport entre retraités et travailleurs. Ces États ont besoin de pensions durables et, si nécessaire, de possibilités professionnelles décentes pour les personnes âgées.

Le cas des États-Unis est intéressant, car leur structure démographique est davantage comparable à celle du Brésil que de l’Allemagne. Le pays affiche l’une des populations les plus jeunes des États industrialisés principalement grâce à l’immigration. Les États-Unis ne connaissent donc pas de pyramide inversée des âges, contrairement à l’Allemagne ou au Japon.

De grandes disparités de revenu


Un autre potentiel de conflit pour le marché du travail réside dans le fossé toujours plus profond entre les super-riches et les plus pauvres, car les disparités marquées de revenu peuvent fausser les signaux du marché et créer des effets de rétroaction dysfonctionnels. Par exemple, ceux qui vivent dans des pays à taux élevé de pauvreté sont davantage disposés à accepter des emplois qui ne répondent pas aux exigences minimales en matière de décence, faute de protection sociale suffisante. C’est ainsi que se forme un cercle vicieux : comme les entreprises disposent de suffisamment de main-d’œuvre faiblement qualifiée, elles manquent d’incitations pour créer des postes qualifiés. Il devient dès lors difficile pour les gouvernements de promouvoir des secteurs d’emploi à forte valeur ajoutée.

Dans certains pays, les réformes visant à éliminer l’extrême pauvreté ont abouti, ce qui a contribué à démanteler les inégalités entre certains pays isolés. Ainsi, l’augmentation du niveau de vie en Chine a radicalement modifié la balance des inégalités mondiales. Cela dit, les habitants des régions les plus pauvres du monde sont ceux qui, ces dernières décennies, ont le moins pu améliorer leur niveau de revenu, alors que la tendance est résolument à la hausse dans le pourcent des plus riches (voir illustration 1). Bien que la proportion de personnes vivant dans une extrême pauvreté ait baissé, des centaines de millions de travailleurs continuent à vivre dans la pauvreté et sont très loin d’un niveau de vie décent.

Ill. 1. Croissance des revenus mondiaux par centile (1980–2016)




Source : WID.world (2017) / La Vie économique

Le signal d’alarme de #MeToo


Une inégalité persistante frappe les femmes. Faute d’égalité des sexes sur le marché du travail, il n’y aura pas non plus d’égalité dans la vie privée ou dans les droits civiques – et inversement. Sur le marché du travail, les femmes sont sous-représentées, occupent des échelons hiérarchiques inférieurs et gagnent en moyenne 20 % de moins que les hommes[3]. La discrimination à l’égard des mères qui reprennent le travail après la naissance d’un enfant constitue un obstacle à l’égalité des chances. Et le harcèlement sexuel subi au travail est un problème mondial, comme le montre #MeToo.

Le dernier défi concerne la nécessité pour les pays et entreprises d’effectuer des investissements à long terme qui répondent aux besoins de diverses parties prenantes. Les actionnaires exercent trop fréquemment une pression sur les entreprises pour qu’elles favorisent une maximisation des gains à court terme. Or, ceci peut entrer en contradiction avec les Objectifs de développement durable de l’ONU, qui demandent de prendre en compte les effets transgénérationnels des décisions entrepreneuriales et gouvernementales pour la société de demain. Seul celui qui pense à long terme développe des compétences, consolide des méthodes de production durables et encourage l’innovation.

Pour résumer, il est évident que les bouleversements universels qui affectent le monde du travail sont inquiétants. En cas d’inaction, nous mettons en danger des valeurs telles que la démocratie, l’égalité et la solidarité. Comme la prise de conscience augmente à ce propos dans toutes les régions du monde, l’OIT entend rassembler tous les acteurs pour chercher des solutions. La Commission mondiale sur l’avenir du travail a ainsi proposé en janvier une feuille de route[4]. Dans son rapport, elle appelle à se soucier de la justice sociale en formulant un nouveau contrat social. Elle utilisera ce dernier comme outil pour placer les intérêts des travailleurs au centre de l’attention.

À cet effet, toutes les parties prenantes du monde du travail doivent se réunir. En contrepartie de leur contribution économique, les travailleurs doivent obtenir une part équitable du progrès économique, être respectés dans leurs droits et protégés des risques. Mais comment atteindre ces objectifs ?

Protéger les travailleurs informels


La Commission appelle à prendre des mesures urgentes dans trois domaines. Il s’agit premièrement de créer de nouvelles institutions du marché de l’emploi pour empêcher une marchandisation du travail. Les principales revendications sont une garantie universelle des droits fondamentaux et des conditions de travail décentes pour toutes les formes de travail. Elles exigent des salaires convenables, des limitations d’horaire et des conditions de travail sûres. Les travailleurs du secteur informel seraient alors également mieux protégés. À l’échelle mondiale, ce secteur emploie trois travailleurs sur cinq, avec des taux supérieurs à 90 % dans nombre de pays africains (voir illustration 2).

Ill. 2. Part de travail informel à l’emploi total (2016)




Source : OIT (2018) / La Vie économique

En renouvelant les institutions du monde du travail, on redynamise le partenariat social. Les syndicats et les organisations d’employeurs doivent tenter de maximiser les bénéfices du dialogue social et d’élargir son champ d’application. De leur côté, les gouvernements peuvent soutenir le dialogue des partenaires sociaux en étendant le droit à la liberté d’association aux travailleurs indépendants et à l’économie informelle.

Deuxièmement, il y a besoin de nouvelles règles pour favoriser une évolution « centrée sur l’humain ». Les pays ne devraient plus ambitionner seulement une forte croissance du produit intérieur brut (PIB). Si l’objectif est la justice sociale, de nouveaux instruments de mesure du succès doivent être introduits afin de tenir compte des coûts sociaux (santé, etc.) et écologiques induits par l’activité économique. Il convient de définir une unité de mesure qui reflète la répartition de la croissance économique. Les gouvernements doivent en outre introduire des systèmes fiscaux progressifs et durables qui créent un substrat fiscal solide et permettent d’investir dans les services publics et l’infrastructure. Cela implique de freiner le durcissement de la concurrence fiscale pour les entreprises et d’imposer les sociétés mondiales à l’endroit où elles opèrent. Le Fonds monétaire international (FMI) préconise en outre des solutions créatives pour détecter les milliards de fortune improductive cachés dans des sociétés « offshore » ou dans des « coquilles vides ».

Troisièmement, il est nécessaire d’investir davantage dans le développement des aptitudes humaines. Comme les femmes sont ici défavorisées par rapport aux hommes, il faut un calendrier de transformation en direction de l’égalité des sexes. Les points importants sont l’égalité des tâches parentales, la transparence des structures salariales, des mesures progressistes de soutien pour les familles et la fin de la violence et du harcèlement au travail.

Un droit à l’apprentissage tout au long de la vie


Tout être humain doit avoir la possibilité d’adapter sa formation et ses aptitudes aux exigences du marché du travail du XXIe siècle. La Commission se prononce en faveur d’un droit universel à l’apprentissage tout au long de la vie, assorti d’une protection sociale universelle. Dans la mesure où les travailleurs jouiront d’une certaine sécurité du revenu et de la possibilité de développer leurs aptitudes personnelles, ils pourront décider eux-mêmes comment empoigner le changement vers des technologies nouvelles et écophiles. Le type de soutien institutionnel nécessaire varie à chaque étape de la vie. Il y a ainsi une différence si quelqu’un reprend le travail après une naissance, change d’emploi ou se trouve à la veille de la retraite.

La réponse à la question posée en introduction est claire : la mission de l’OIT de promouvoir la justice sociale est aussi pertinente et actuelle aujourd’hui qu’il y a cent ans. Le défi consiste à ce que tous les acteurs du monde du travail reconnaissent cet objectif suprême et créent un cadre normatif approprié pour le dialogue social et toutes les formes d’emploi. Celles-ci vont du travail domestique informel aux travailleurs indépendants des médias, en passant par le commerce de rue et l’enseignement.

Cet objectif ne sera atteint que si tous les acteurs placent le travail décent au centre de la future politique économique et de la pratique des entreprises.

  1. Les opinons exprimées ici par l’auteur ne correspondent pas forcément à celles de l’OIT. []
  2. Berg et al. (2018). []
  3. OIT (2018). []
  4. Commission mondiale sur l’avenir du travail (2019). []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Grimshaw, Damian (2019). Une feuille de route pour davantage de justice sociale au travail. La Vie économique, 25. mars.