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Suppression de l’imposition de la valeur locative : quels effets économiques ?

À long terme, le système d’imposition du logement peut être réformé sans diminution des recettes fiscales fédérales, cantonales et communales, pour autant que les taux d’intérêt actuellement bas remontent. La réforme renforce à moyen terme la stabilité du système financier.
La suppression de l’imposition de la valeur locative profitera avant tout aux retraités qui ont en grande partie achevé de payer leur maison. (Image: Keystone)

Sujet récurrent dans le débat politique, l’imposition de la valeur locative a déjà une longue histoire. Au niveau fédéral, elle trouve son origine dans la grave crise économique des années 1930. L’imposition des logements occupés par leurs propriétaires a depuis lors constamment fait l’objet de controverses. Hormis la question de l’imposition des couples mariés, aucun dossier ne s’est montré aussi résistant au changement.

La Commission de l’économie et des redevances du Conseil des États (CER-E) s’est ainsi engagée dans une entreprise particulièrement ambitieuse en lançant une initiative visant à supprimer cet impôt pour les logements occupés en tant que résidence principale par leur propriétaire[1]. L’avant-projet élaboré a été mis en consultation le 5 avril 2019[2].

Désaccords sur la déduction des intérêts passifs


L’imposition de la valeur locative ne doit être supprimée que pour le logement occupé par son propriétaire, mais pas pour les résidences secondaires à usage personnel. Parallèlement, la possibilité de déduire les intérêts passifs doit être limitée, voire totalement supprimée, et la déduction des frais d’entretien entièrement abrogée. Le point du projet qui suscite sans doute le plus de désaccords concerne le traitement fiscal des intérêts passifs privés (voir tableau). D’un point de vue fiscal, il peut dans certaines situations y avoir de bonnes raisons d’autoriser leur déduction : ils constituent des frais d’acquisition du revenu dès qu’ils servent à générer un rendement imposable de la fortune. La mise en œuvre législative de ce principe pose toutefois problème, car il est difficile d’attribuer clairement les intérêts passifs privés à un revenu imposable de la fortune déterminé. Dans l’avant-projet mis en consultation, la CER-E n’a ainsi pas pu se résoudre à choisir une règle en matière de déduction des intérêts passifs et a proposé pas moins de cinq variantes de même rang sur ce point (voir tableau).

Aujourd’hui, les intérêts passifs sont déductibles à concurrence du rendement imposable de la fortune, majoré de 50 000 francs. Les variantes mises en consultation prévoient toutes de limiter cette déductibilité et touchent ainsi tous les contribuables faisant valoir des intérêts passifs, qu’ils possèdent ou non des biens immobiliers.

Au regard du principe d’imposition selon la capacité économique, ces propositions ont chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Les variantes 1 et 2 prévoient que les propriétaires puissent selon les cas déduire des intérêts passifs qui, dans le nouveau système, constituent en fait des frais d’entretien, comme les intérêts liés au financement par emprunt du logement qu’ils occupent. Les variantes 3 et 4 prévoient quant à elles que les intérêts passifs ne puissent être déduits qu’à concurrence du rendement imposable de la fortune immobilière. Pour les contribuables disposant d’une fortune mobilière, une telle réglementation serait nettement plus restrictive que le droit en vigueur. Elle pourrait toutefois se justifier dans la mesure où le droit fiscal suisse n’impose pas les gains en capital provenant de la vente d’éléments de la fortune privée. La variante 3 opère en outre une distinction problématique du point de vue du droit constitutionnel, en prévoyant que les intérêts passifs liés à la détention d’une ou plusieurs participations qualifiées financées par emprunt soient déductibles à partir d’un seuil de participation de 10 %, alors qu’ils ne le sont pas pour les participations inférieures à ce seuil. Enfin, la variante 5 est peu conforme au système, car elle est trop restrictive en ce qui concerne le financement par emprunt des résidences secondaires à usage personnel et des immeubles loués ou affermés : les intérêts passifs liés à l’acquisition de ces revenus imposables ne seraient plus déductibles.

Les points essentiels du projet de réforme



















Type de logement Droit en vigueur en matière d’impôt fédéral direct (LIFD) et d’impôts cantonaux et communaux (LHID) Avant-projet mis en consultation en matière d’impôt fédéral direct (LIFD) et d’impôts cantonaux et communaux (LHID)
La valeur locative et les rendements de la location ou de l’affermage sont-ils imposés ? Logement principal  
Résidences secondaires à usage personnel et immeubles loués ou affermés
Les frais d’entretien des immeubles sont-ils déductibles ? Logement principal
Résidences secondaires à usage personnel et immeubles loués ou affermés
Les déductions motivées par des raisons extrafiscales (économies d’énergie, préservation de l’environnement, entretien des monuments historiques, démolition) sont-elles admises ? Logement principal LIFD : LIFD :
LHID : possible au niveau cantonal LHID : possible au niveau cantonal
Résidences secondaires à usage personnel et immeubles loués ou affermés LIFD : LIFD :
LHID : possible au niveau cantonal LHID : possible au niveau cantonal
Les intérêts passifs lors de l’achat d’un premier logement sont-ils déductibles en plus ? Logement principal
Résidences secondaires à usage personnel et immeubles loués ou affermés
Déductibilité générale des intérêts passifs privés À concurrence du rendement imposable de la fortune, augmenté d’un montant de 50 000 francs Variante 1 : à concurrence du rendement imposable de la fortune
Variante 2 : à concurrence de 80 % du rendement imposable de la fortune
Variante 3 : à concurrence du rendement imposable de la fortune immobilière augmenté d’un montant de 50 000 francs en cas de détention d’une ou de plusieurs participations qualifiées
Variante 4 : à concurrence du rendement imposable de la fortune immobilière
Variante 5 : aucune déduction


 

LIFD : loi fédérale sur l’impôt fédéral direct ; LHID : loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes.

Source : tableau réalisé par les auteurs / Shutterstock

Effets selon les catégories de revenus


Quel serait l’impact de cette réforme sur les différentes catégories de revenus représentées parmi les propriétaires ? D’un côté, la valeur locative brute ne serait plus imposée, mais de l’autre, les intérêts payés ne seraient que partiellement déductibles et les frais d’entretien ne le seraient plus du tout. Pour dresser un tableau plus complet de la situation, nous avons analysé les données en matière d’impôt fédéral direct des cantons de Berne et de Thurgovie et déterminé ainsi le solde du compte d’immeuble[3]. Ce dernier se calcule en soustrayant à la valeur locative brute imposable (supprimée) la part des frais immobiliers[4] qui ne pourront plus être déduits après la réforme. Nous nous sommes basés pour cela sur la variante 2, qui prévoit de limiter la possibilité de déduire les intérêts passifs à 80 % du rendement imposable de la fortune. Les calculs sont en outre basés sur un taux d’intérêt de 3,5 %.

Si l’on prend en compte uniquement la valeur locative brute, notre analyse montre que les bénéfices de la suppression de l’imposition croissent avec l’augmentation du revenu (voir illustration 1). Cette tendance est encore plus prononcée en matière de frais immobiliers, ce qui suggère que les catégories de revenus élevées font valoir des frais d’entretien importants, dont on peut raisonnablement penser qu’ils relèvent au moins en partie d’une démarche de consommation. Cette présomption est renforcée par le fait que les frais d’entretien déduits pour les immeubles mis en location sont en moyenne nettement moindres, tant par rapport à leur valeur locative que par rapport à leur valeur vénale.

Pour un taux d’intérêt de 3,5 %, le solde du compte d’immeuble est positif dans les déciles de revenu les plus bas, puis devient négatif pour les revenus plus élevés. En d’autres termes, pour les catégories de revenus inférieures, les bénéfices de la suppression de l’imposition de la valeur locative brute pèsent plus lourd que les désavantages liés à la suppression partielle de la déductibilité des frais immobiliers. Pour ces catégories, la réforme permet ainsi une diminution – considérée de manière purement statique – du revenu imposable par rapport au système actuel. L’effet est toutefois inverse chez les hauts revenus, pour lesquels la suppression de la possibilité de déduire les frais d’entretien – dont ces catégories font un usage important aujourd’hui – tend à faire augmenter la charge fiscale.

Ill. 1. Solde du compte d’immeuble pour l’impôt fédéral direct par catégorie de revenu, en francs




Remarque : moyenne des valeurs locatives brutes et des déductions supprimées par la réforme par décile de revenu pour un taux d’intérêt simulé de 3,5 %. Les déciles de revenu sont constitués sur la base du revenu imposable avant imposition de la valeur locative. Scénario de réforme : limitation de la déductibilité des intérêts passifs à 80 % du rendement imposable de la fortune (variante 2), la déductibilité des intérêts passifs pour la première acquisition étant également comprise.

Données relatives à l’impôt fédéral direct pour les cantons de Berne et de Thurgovie (ajustées à la moyenne nationale) ; année 2010 ; extrapolation à 2017 ; contribuables mariés uniquement.

Source : estimations des auteurs / données fiscales des cantons de Berne et de Thurgovie, 2010 / La Vie économique

Les retraités en profitent


Il faut garder à l’esprit que la présente analyse englobe uniquement les contribuables propriétaires, dont le revenu est dans l’ensemble supérieur au revenu moyen. En outre, les moyennes comprennent à la fois les ménages de non-retraités et les ménages de retraités. Ces derniers ont en moyenne des revenus plus faibles et font systématiquement valoir des déductions moindres de frais d’entretien, ce qui contribue à expliquer la tendance reflétée dans l’illustration 1. Les revenus périodiques moins élevés des retraités ne constituent toutefois qu’une information de faible valeur sur leur capacité économique réelle, si l’on considère l’ensemble du cycle de vie. C’est l’une des raisons pour lesquelles il s’agit de faire preuve de retenue au moment de tirer des conclusions sur la politique de répartition à partir de ces chiffres.

Les retraités sont ainsi ceux qui bénéficieront le plus de la réforme, leurs soldes de compte d’immeuble étant systématiquement plus élevés que ceux des non-retraités (voir illustration 2). Pour cette catégorie de contribuables, l’avantage que représente la suppression de l’imposition de la valeur locative brute pèse en effet plus lourd que l’inconvénient que constitue la limitation des frais immobiliers déductibles, même avec un taux d’intérêt élevé de 6 %. Chez les non-retraités, ces soldes sont généralement nettement inférieurs en raison d’un nantissement plus élevé et de la limitation, par la réforme, de la déductibilité des intérêts correspondants. Cela explique également la plus grande sensibilité aux taux d’intérêt des comptes d’immeuble des non-retraités par rapport à ceux des retraités.

Ill. 2 : Solde du compte d’immeuble au niveau de l’impôt fédéral direct pour les retraités et les non-retraités, en francs




Remarque : solde moyen du compte d’immeuble sur la base des valeurs locatives brutes et des déductions concernées par la réforme en fonction du taux d’intérêt. Le taux d’intérêt varie le long de l’axe horizontal pour les intérêts passifs et le rendement de la fortune mobilière. Scénario de réforme : limitation de la déductibilité des intérêts passifs à 80 % du rendement imposable de la fortune (variante 2), la déductibilité des intérêts passifs pour la première acquisition étant également comprise.

Données relatives à l’impôt fédéral direct pour les cantons de Berne et de Thurgovie (ajustées à la moyenne nationale) ; année 2010 ; extrapolation à 2017.

Source : estimations des auteurs / données fiscales des cantons de Berne et de Thurgovie, 2010 / La Vie économique

La réforme influence les comportements d’épargne


Nos estimations sont basées sur des analyses statiques qui ne tiennent pas compte d’un éventuel ajustement du comportement des propriétaires. Dans les faits, on peut toutefois s’attendre à ce que les propriétaires adaptent leur comportement en cas de suppression de l’imposition de la valeur locative.

De tels ajustements pourraient influencer aussi bien l’ampleur que la structure de la demande de logements (type de construction, lieu de situation ou surface). Il est également possible que la demande augmente pour le travail non déclaré (« au noir »), en particulier pour les travaux non réglementés requérant davantage de main-d’œuvre que de capital, comme la peinture ou la pose de sols. Les mécanismes d’ajustement financiers devraient toutefois jouer un rôle plus important encore.

La réforme pourrait en particulier entraîner des réajustements de portefeuille. Dans le système actuel, il est avantageux d’acquérir un bien immobilier avec un taux d’endettement élevé et de maintenir une partie de sa fortune en liquidités afin de pouvoir réaliser des gains en capitaux non imposables. Dans le nouveau système, il sera toutefois plus avantageux pour les ménages aisés d’utiliser leurs liquidités afin d’amortir leurs dettes hypothécaires. Un tel mouvement peut également entraîner une disparition de rendements imposables du capital, dès lors que les liquidités sont utilisées pour rembourser la dette. Il faut en outre s’attendre à ce que les propriétaires épargnent davantage pour amortir leur hypothèque le plus rapidement possible. De tels ajustements, essentiellement financiers, auront vraisemblablement lieu et seront d’autant plus marqués que la déductibilité des intérêts passifs sera limitée.

En termes de stabilité financière et macroéconomique, ces ajustements sont souhaitables s’ils conduisent à une réduction de la dette brute (et éventuellement aussi de la dette nette) des ménages privés[5]. Si les taux d’intérêt venaient à augmenter brusquement, entraînant une baisse des prix de l’immobilier, les établissements financiers réclameraient sans doute une réduction du taux élevé d’endettement brut. Les intérêts passifs sont aujourd’hui largement déductibles, ce qui ne sera plus le cas dans le nouveau système. Une vulnérabilité accrue du système financier durant la phase de transition pourrait donc en résulter. À long terme, la réforme devrait toutefois inciter les contribuables à réduire leur dette privée.

Une réforme neutre à long terme pour le fisc


Est-il possible de supprimer l’imposition de la valeur locative de façon essentiellement neutre pour les recettes fiscales, c’est-à-dire sans créer de perte de revenu dans les comptes publics, avec un taux d’intérêt moyen de 3,5 % à long terme ? La réponse à cette question fondamentale déterminera la façon dont la réforme influencera le ratio locataires/propriétaires. En matière d’impôt fédéral direct, c’est pour l’essentiel le cas des variantes 1, 2 et 4. Aucun chiffre ne permet en revanche de calculer les effets de la variante 3 sur les recettes publiques. Enfin, en cas de suppression générale des déductions (variante 5), il y a lieu d’anticiper une augmentation substantielle des recettes de la Confédération, des cantons et des communes ; mais le principe d’imposition selon la capacité économique serait malmené, car les rendements locatifs seraient par exemple toujours imposés alors que les intérêts passifs liés à l’acquisition de ces revenus ne seraient plus déductibles. Au niveau actuel des taux d’intérêt toutefois, on peut s’attendre à une baisse des recettes, même en cas de suppression complète de la déductibilité des intérêts passifs privés.

L’examen des effets de répartition entre les propriétaires des différentes catégories de revenus montre que les ménages à faible revenu – catégorie comprenant de nombreux couples de retraités – devraient profiter de la réforme de l’imposition de la valeur locative. D’un point de vue statique, les déciles de revenu les plus élevés devront pour leur part s’attendre à une augmentation de leur revenu imposable. Ces ménages seront toutefois les mieux placés pour s’adapter à l’évolution des règles d’imposition.

Des institutions internationales (Organisation de coopération et de développement économiques, Fonds monétaire international) ont par ailleurs recommandé plusieurs fois à la Suisse de limiter les incitations fiscales à l’endettement brut des ménages privés pour favoriser la stabilité financière et macroéconomique. L’effort en cours visant à supprimer l’imposition de la valeur locative permet ainsi également de tenir compte de ces recommandations.

  1. Voir l’initiative parlementaire 17.400 « Imposition du logement. Changement de système » sur le site parlement.ch. []
  2. Les documents mis en consultation peuvent être consultés en ligne sur le site parlement.ch. []
  3. Le « solde du compte d’immeuble » ne correspond pas à la « valeur locative nette ». Pour l’impôt fédéral direct, les intérêts passifs ne sont en effet pas attribués aux différents immeubles. []
  4. Frais d’entretien + coût des intérêts. []
  5. La suppression de l’imposition de la valeur locative brute produit en revanche un effet inverse, qui peut dans certains cas inciter les propriétaires à emprunter pour investir dans le logement qu’ils occupent. La déduction pour l’acquisition d’un premier logement relativise également la réduction prévue des incitations à l’endettement. []

Proposition de citation: Lukas M. Schneider ; Peter Schwarz ; David Staubli ; (2019). Suppression de l’imposition de la valeur locative : quels effets économiques . La Vie économique, 22 mai.