Rechercher

Commerce mondial : normalisation croissante ou nouveau fossé ?

Le besoin d’une réglementation internationale augmente face à la mondialisation grandissante et aux progrès technologiques. La constitution de blocs pourrait représenter une menace. Des organisations comme l’OCDE tentent donc de garantir la pérennité des échanges économiques à l’aide de normes élaborées en commun.
L’OCDE joue un rôle clé dans l’élaboration de normes internationales. Le conseiller fédéral Alain Berset (à gauche) et le secrétaire général de l’OCDE José Angel Gurría à Paris en 2018. (Image: Keystone)

Les échanges économiques internationaux reposent sur des règles intergouvernementales, elles-mêmes fondées sur des accords multilatéraux. Ceux-ci profitent aux entreprises comme aux consommateurs : la libéralisation des échanges favorise le commerce en réduisant par exemple les obstacles tarifaires comme les droits de douane. Des principes de droit tels que le traitement national, la clause de la nation la plus favorisée et la transparence instaurent également une sécurité juridique et des conditions de concurrence équitables.

Le système commercial multilatéral « classique » fondé sur le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a permis de relever le niveau de vie dans le monde : dans la plupart des pays, la diminution des obstacles tarifaires au commerce résultant de plusieurs cycles de négociations a permis aux consommateurs d’accéder à des marchandises importées. Les pays ont également réussi à mieux faire valoir leurs avantages comparatifs dans l’exportation, à gagner de nouveaux marchés et à réaliser des économies d’échelle. Les règles de l’OMC ont également favorisé l’instauration d’un nouveau domaine juridique qui a contribué à un droit international public plus solide, capable de s’imposer, avec un mécanisme de règlement des différends bien rodé et une jurisprudence toujours plus abondante. Une norme juridique en matière de réglementation commerciale a été créée et acceptée par la plupart des pays. De même, les nombreux accords commerciaux préférentiels conclus par la quasi-totalité des États membres de l’OMC au cours des deux dernières décennies (parfois avec des spécificités régionales) se réfèrent au droit de l’OMC.

Les règles de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt), qui visaient dans un premier temps la libéralisation des échanges, ont été complétées, depuis la fondation de l’OMC en 1995, par des objets comme le commerce des services, le traitement des obstacles techniques au commerce, les aspects commerciaux de la propriété intellectuelle et la simplification des procédures administratives dans l’échange des marchandises. Ces règles additionnelles évoluent encore aujourd’hui. Elles visent avant tout l’application des dispositions au niveau national et leurs effets sur le commerce international. Comme l’OMC ne peut pas fixer de règles supranationales – contrairement à l’Union européenne (UE) –, elle définit certaines exigences minimales. Les mesures qui font obstacle au commerce doivent être considérées comme objectivement justifiables et nécessaires pour atteindre les objectifs légitimes de politique interne, sans toutefois agir comme des entraves masquées.

Les autorités nationales sont compétentes pour l’instauration de telles mesures, ce qui représente un défi lors de la négociation et de la mise en œuvre de règles internationales. Ainsi, aucun consensus n’existe à ce jour dans le domaine des services en ce qui concerne les modalités d’examen de la proportionnalité de certaines mesures « après la frontière », alors qu’un mandat de négociation allant dans ce sens a été convenu en 1994 déjà dans l’Accord général sur le commerce des services (Gats).

Davantage qu’un simple démantèlement tarifaire


Alors que le maintien et le développement du dispositif de l’OMC font face à de grands défis, la réglementation de l’économie internationale se développe et se renforce au sein des États et par le biais d’accords préférentiels. Les règles convenues entre les gouvernements suivent forcément l’évolution de l’économie réelle, toujours plus dynamique et complexe en raison de l’accélération du progrès technologique.

L’attention se porte de plus en plus sur la façon d’éviter les obstacles non tarifaires au commerce inutiles, comme des prescriptions trop radicales applicables aux produits, des normes industrielles et des procédures de licence restrictives. Cette tendance découle d’une part de la mondialisation, favorisée par le commerce transfrontalier de services et le transfert électronique de données, qui continuent toutefois d’être réglementés au seul niveau national ; d’autre part, la mondialisation peut être imputée aux réussites de l’OMC et à la libéralisation préférentielle du commerce : les obstacles non tarifaires au commerce et d’autres domaines réglementaires comme la protection de la propriété intellectuelle jouent aujourd’hui un rôle beaucoup plus important qu’il y a 30 ans[1].

Les accords préférentiels régionaux reflètent également la tendance aux obstacles non tarifaires au commerce[2]. L’Accord de partenariat transpacifique (TPP) et l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (Aceum) sont révélateurs : ces deux traités conclus récemment contiennent des dispositions sur la cohérence réglementaire et sur le commerce numérique. Ils renforcent la libéralisation du commerce sur la base du droit de l’OMC à l’échelle régionale et visent en même temps de nouvelles normes minimales de coopération réglementaire et de régulation internes aux États, qui sont en partie juridiquement applicables par l’entremise du mécanisme de règlement des différends. Ils s’adressent aussi à des domaines politiques spécifiques comme la politique monétaire. Toutefois, cette évolution comporte le risque d’une plus grande fragmentation du système mondial en plusieurs régions commerciales dont les règles pourraient s’entraver mutuellement. Autrement dit, un système de blocs favorisant un cloisonnement des pays menace de se constituer.

L’OCDE fixe des normes


D’autres organisations se profilent en lien avec la progression de la normalisation. Leur champ d’activité n’est pas la libéralisation ou la régulation du commerce au sens strict, mais plutôt l’élaboration en commun de normes internationales. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à Paris en est le parfait exemple : les représentants des gouvernements ainsi que des acteurs scientifiques et économiques y cherchent ensemble des solutions aux défis socioéconomiques.

S’appuyant sur les « bonnes pratiques » des régulateurs nationaux et en partie sur des entreprises, l’OCDE émet des recommandations non contraignantes sur différents thèmes comme la politique en matière de concurrence, de formation, d’innovation, de développement, d’environnement et de fiscalité. Les États membres de l’OCDE les élaborent ensemble dans le dessein de créer des conditions de concurrence identiques ou au moins similaires entre les États membres (« level playing field »). La Suisse peut également en retirer un intérêt immédiat en participant à l’élaboration de ces normes internationales en qualité de membre de l’OCDE.

Si le soutien est large, les normes peuvent devenir coercitives lorsqu’elles sont transposées en règles contraignantes ou référencées par ces dernières. À titre d’exemple, de nouvelles normes comme l’échange automatique de renseignements (EAR) ont été créées au cours des dix dernières années dans le domaine de la politique fiscale, sur la base de discussions initialement conceptuelles et non contraignantes.

La tendance à la normalisation internationale ne se limite pas aux États industriels occidentaux. En effet, la Nouvelle route de la soie (« Belt and Road Initiative », BRI) montre que la « coordination politique » est un objectif : selon le document stratégique relatif à la BRI, la Chine veut renforcer la coopération multilatérale entre les États impliqués[3].

Protectionnisme numérique ?


La numérisation rapide de l’économie soulève des questions dans le domaine de la réglementation économique internationale[4]. De nouveaux obstacles potentiels au commerce comme la limitation par l’État du transfert international des données, la localisation de la sauvegarde et du traitement des données à l’intérieur des frontières nationales ou encore le transfert forcé de technologies sont des signes annonciateurs du protectionnisme numérique[5]. Les divergences qui existent entre des régions et des États aux traditions réglementaires différentes montrent la nécessité de disposer de normes minimales qui, d’une part, garantissent des conditions de concurrence égalitaire dans le commerce numérique et, d’autre part, anticipent une fragmentation croissante du paysage réglementaire international sur Internet, avec des coûts d’adaptation et de mise en conformité (« compliance ») potentiellement élevés pour les entreprises. Il n’est pas encore possible de prévoir les éventuelles conséquences sur l’Internet libre, qui est au fondement de l’économie numérique mondiale. Les institutions multilatérales n’ont jusqu’ici pas réussi à empêcher ne serait-ce que l’augmentation des mesures internes aux États potentiellement restrictives (voir illustration)[6].

Réglementations nationales des données (1972–2019)




Remarque : les réglementations concernant les données englobent notamment la transmission transfrontalière de données ou les exigences de localisation en matière de stockage des données. Le nombre de règles dépend fortement de la structure réglementaire de chaque État : certains pays ont compilé un ensemble de mesures dans un seul texte législatif (comme une loi globale sur la protection des données), alors que d’autres disposent de plusieurs instruments juridiques spécifiques.

Source : Casalini et López González (2019), OCDE / La Vie économique

Les positions divergentes de partenaires commerciaux importants compliquent la recherche des plus petits dénominateurs communs, notamment sur les questions réglementaires. Des conceptions fondamentalement différentes existent par exemple entre les États-Unis et la Chine, mais également entre les États-Unis et l’UE, comme l’ont montré les négociations avortées du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP)[7] ou les divergences d’appréciation sur les questions de droit de la concurrence.

Ces attitudes fondamentalement différentes en matière de politique économique se répercutent sur la diplomatie économique et commerciale, ainsi que sur ses instruments. Outre le droit commercial classique, des approches garantissant l’interopérabilité des divers espaces réglementaires sont nécessaires étant donné les développements rapides et imprévisibles aux niveaux technique et réglementaire. Une solution consisterait à augmenter les échanges d’expériences à l’échelon international par le dialogue entre les autorités et à créer des plateformes pour l’échange des meilleures pratiques. Les organisations qui connaissent déjà cette démarche aujourd’hui gagneront potentiellement en importance.

La Suisse profite des règles mondiales


Ouverte au monde, l’économie suisse est fondée sur une tradition juridique et réglementaire libérale qui minimise les coûts d’ajustement des entreprises. Pour maintenir l’attractivité de la place économique suisse, la compatibilité de ses propres réglementations avec les normes internationales deviendra prépondérante. Dans ce contexte, il est nécessaire de suivre activement l’évolution internationale, en particulier dans l’UE et à l’OCDE, et de s’engager pour des solutions normatives qui favorisent les échanges économiques et respectent l’ordre juridique suisse.

Des tensions peuvent survenir entre la création de normes internationales et la souveraineté étatique : même si un rapprochement réglementaire a lieu entre les États réciproquement intéressés à réaliser des échanges économiques, les règles internationales dépendent toujours de l’accueil qui leur est réservé au niveau de la politique intérieure.

Il est clair que la dimension réglementaire de la diplomatie économique internationale ne peut pas remplacer le système commercial multilatéral qui se calque sur le droit de l’OMC. Les normes internationales compléteront plutôt les domaines dans lesquels le droit commercial « classique » n’a pas encore créé de règles suffisantes. L’approfondissement des règles de la mondialisation recèle cependant des défis importants : comment trouver un cadre commun pour des pays qui ont des traditions réglementaires et des systèmes économiques différents ? Le risque que le fossé entre les espaces économiques mondiaux se creuse encore davantage n’est pas négligeable. Dans le pire des cas, les obstacles à la circulation des données entre les États ou les régions entraveront une partie du commerce.

Connectée et ouverte au monde, la Suisse doit contribuer activement à l’élaboration de normes et de règles permettant d’éviter des obstacles injustifiés au commerce. Elle doit agir partout où elle le peut, que ce soit au niveau multilatéral ou par des conventions bilatérales.

  1. Dür et al. (2014). []
  2. Voir l’article de Ralph Ossa dans ce numéro. []
  3. Commission nationale du développement et de la réforme de la Chine (2015). []
  4. Voir l’article de Mira Burri dans ce numéro. []
  5. Aaronson (2018). []
  6. Voir « Cumulative number of data regulations », in : Casalini et López González (2019), ainsi que l’Indice de restriction sur les échanges de services IRES Numérique de l’OCDE[]
  7. Commission européenne (2017). []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Philippe Lionnet (2019). Commerce mondial : normalisation croissante ou nouveau fossé . La Vie économique, 18 juillet.