Rechercher

La Suisse n’est pas un îlot énergétique

Les prix de gros pratiqués en Europe exercent une influence déterminante sur le marché suisse de l’électricité. La conclusion d’un accord bilatéral permettrait des gains d’efficience pour les deux parties.
Le gaz naturel reste important pour la production d’électricité en Europe. La construction d’un gazoduc dans le Land allemand du Mecklembourg-Poméranie occidentale. (Image: Keystone)

L’électricité a beau être omniprésente dans notre vie quotidienne, rares sont les personnes à connaître les facteurs qui en déterminent les prix de gros et, par conséquent, les prix de détail. Pourtant, il est nécessaire d’expliquer les mécanismes de formation des prix sur le marché de l’électricité en raison du débat politique sur la Stratégie énergétique 2050 et le développement durable. Il s’agit donc de savoir quels sont les facteurs et les tendances qui influencent les prix de gros de l’électricité en Suisse et quel rôle jouent les décisions politiques et les questions géopolitiques.

Le marché suisse de l’électricité est déjà fortement intégré dans les marchés des pays voisins, ce qui engendre d’importants mouvements d’importation et d’exportation. Exportatrice nette durant la période estivale lorsque la fonte des neiges fait tourner les centrales hydrauliques à plein régime, la Suisse devient importatrice nette en hiver lorsque le volume d’eau disponible est moindre.

Les centrales thermiques dictent le prix


Les prix de gros suisses sont fixés dans les bourses européennes de l’électricité et évoluent dans une fourchette dont les prix de gros allemands constituent le plancher et les prix de gros italiens le plafond (voir illustration 1). Ils se calquent pratiquement sur les prix français.

Du point de vue économique, les prix marginaux de la production d’électricité en Allemagne et en Italie influencent donc le niveau des prix en Suisse. En dépit de l’essor remarquable de l’électricité d’origine renouvelable en Allemagne et en Italie, ce sont toujours les centrales à charbon et à gaz qui y déterminent les prix, car elles permettent d’absorber les fluctuations dues aux variations de la demande ou à des conditions météorologiques peu favorables aux énergies renouvelables : les installations photovoltaïques et les parcs éoliens cessent de produire lorsque le soleil se voile ou lorsque le vent tombe.

Les prix de l’électricité en Suisse sont par conséquent directement tributaires des tendances sur les marchés des énergies fossiles, en particulier du gaz et du charbon. Ainsi, les politiques économiques et les tensions géopolitiques qui pèsent sur ces variables à l’échelon européen influencent-elles également l’évolution des prix de gros en Suisse, restreignant la liberté d’action des responsables politiques et des entreprises électriques suisses.

Ill. 1. Prix de gros et coûts moyens de la production d’électricité des centrales à charbon et à gaz naturel




Source : IRE ; EPEX, GME, BCE, Fraunhofer ISE, Arera, Ispra, UBA, Ökoinstitut, Destatis / La Vie économique

L’importance d’un accord sur l’électricité


Abstraction faite de la volatilité habituelle du marché, tributaire des conditions météorologiques et du cours du pétrole brut, il convient de prêter attention à trois facteurs d’incertitude qui influenceront ces prochaines années l’évolution des prix de gros en Europe et, par conséquent, en Suisse.

Le premier facteur se rapporte aux relations entre la Suisse et l’Union européenne (UE). Depuis la signature du troisième paquet de mesures dans le domaine de l’énergie en 2009, l’UE poursuit une stratégie d’intégration progressive des marchés nationaux dans le dessein de créer un marché intérieur de l’électricité capable, notamment, d’inclure efficacement dans le système les énergies renouvelables fortement fluctuantes, dont la contribution ne cesse de croître. Cette stratégie porte déjà des fruits : l’électricité et la capacité de transmission peuvent désormais être négociées simultanément et l’utilisation des lignes de transmission a gagné en efficacité, faisant diminuer les prix facturés aux consommateurs finaux.

Le système électrique suisse ne peut toutefois pas pleinement profiter de ces améliorations : faute d’accord bilatéral, il est exclu depuis 2014 du marché intérieur européen de l’électricité, bien que le réseau de transport national soit prêt pour l’intégration. Selon une analyse de l’Agence de coopération des régulateurs d’énergie de l’UE (Acer), il en résulte des pertes annuelles de plusieurs dizaines de millions des deux côtés de la frontière. La signature de l’accord sur l’électricité est actuellement paralysée, car l’UE la subordonne à la conclusion de l’accord-cadre institutionnel.

Du point de vue économique, il est incontestable que l’utilisation plus efficiente des réseaux de transport réduit les montants à investir dans la construction de nouvelles centrales et lignes de transmission. La libéralisation complète du marché faciliterait l’intégration de nouvelles centrales solaires et éoliennes en Suisse comme à l’étranger, tout en apportant un débouché intéressant aux centrales hydrauliques. Étant donné que les prix de gros s’alignent sur les coûts de production les plus bas, les coûts totaux de la production d’électricité diminuent, ce qui profite également aux consommateurs.

Le risque induit par le Brexit


Le Brexit constitue la seconde source d’incertitude pour le marché suisse de l’électricité, même si son impact est moindre. Selon une étude réalisée en 2017 sur mandat du Parlement européen, la Grande-Bretagne a le choix entre deux variantes en ce qui concerne le marché de l’électricité. Dans la première, elle resterait maître du cadre légal régissant son propre marché, mais perdrait l’accès au marché intérieur de l’énergie de l’UE. Cette application du « Brexit dur » se traduirait par une perte d’efficience considérable pour le secteur électrique britannique : celui-ci n’aurait plus accès à des sources d’énergie d’un coût inférieur et il devrait investir davantage dans des installations de production et des réseaux de distribution afin de garantir la sécurité de l’approvisionnement.

L’autre possibilité pour Londres consisterait à conserver l’accès au marché intérieur européen de l’énergie, avec l’obligation de transposer dans son ordre juridique la réglementation de l’UE sans pouvoir l’influencer. Ce scénario permettrait certes d’éviter des pertes d’efficience et de réduire les besoins d’investissements, mais il limiterait fortement l’autonomie de la Grande-Bretagne en matière de réglementation du marché de l’électricité.

Un Brexit dur aurait également des répercussions pour les pays de l’UE : la réduction de la liquidité du marché engendrerait des pertes d’efficience – certes moindres – sur les marchés européens. L’Irlande serait la plus touchée : sa connexion au réseau électrique continental passant par la Grande-Bretagne, elle court le risque de devenir un îlot énergétique et de perdre en efficience et en sécurité de l’approvisionnement.

Un conflit du gaz non résolu


Troisième source d’incertitude : le différend qui met aux prises la Russie et l’Ukraine. La Russie est le premier fournisseur de gaz de l’UE, apportant environ un tiers des importations continentales acheminées par gazoducs. Son gaz transite par l’Ukraine. Or, les relations entre ces deux pays sont tendues depuis 15 ans : ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les coûts du transport ni sur le tarif du gaz facturé à l’Ukraine et ces tensions occasionnent périodiquement des interruptions de l’approvisionnement. L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 n’a fait qu’envenimer la situation.

L’UE a multiplié les initiatives pour éviter une aggravation du conflit et prévenir d’autres interruptions de livraison en diversifiant notamment les sources d’approvisionnement et les voies d’acheminement. Elle a investi dans les réseaux gaziers existants pour pouvoir inverser les flux et livrer du gaz d’Europe de l’Ouest vers l’Europe de l’Est, Ukraine comprise. Elle a également amélioré les règles relatives au transport du gaz afin de garantir un accès efficace au réseau et offert ses bons offices aux deux pays en conflit.

En dépit de ces efforts, les négociations visant à renouveler l’accord de transit entre la Russie et l’Ukraine, qui échoit fin 2019, sont au point mort. Alors que l’Ukraine exige une hausse des redevances de transit pour financer le renouvellement urgent des gazoducs, la Russie entend conclure un accord d’une durée inférieure portant sur des volumes moindres. Elle espère ainsi pouvoir contourner l’Ukraine dès que le gazoduc Nord Stream 2, qui emprunte la mer Baltique pour relier l’Allemagne, sera terminé, ce qui devrait être le cas l’an prochain. Reste à savoir si les gazoducs – nouveaux et existants – seront capables d’absorber la totalité du volume de gaz acheté par les clients d’Europe occidentale.

Les incertitudes qui entourent le renouvellement de l’accord de transit pourraient faire flamber les prix de gros du gaz dès le second semestre 2019, une tendance qui se répercuterait très probablement sur les prix de gros de l’électricité. L’Italie est particulièrement exposée : sa production électrique dépend fortement du gaz et plus d’un tiers de son approvisionnement est effectué auprès de la Russie via l’Ukraine (voir illustration 2). En Suisse, des pics de prix sont surtout probables durant l’hiver, lorsque le pays importe de l’électricité.

Ill. 2. Provenance du gaz naturel consommé dans les pays voisins de la Suisse




Source : IRE ; BP Statistical Review of World Energy 2019 / la Vie économique

Accroissement de la volatilité


Indépendamment de ces enjeux politiques, la Suisse éviterait de devoir investir inutilement dans des installations de production et de transmission si elle intégrait son marché de l’électricité dans celui des pays voisins. En outre, les centrales hydrauliques suisses pourraient tirer un meilleur profit de leurs avantages sur le marché européen.

Si l’intégration dans un marché de plus grande taille a l’avantage de faire baisser les coûts de l’électricité, elle entraîne également une plus grande instabilité des prix, car le marché national devient davantage tributaire des fluctuations à l’échelon continental et mondial. Les entreprises électriques suisses pourraient elles aussi tirer parti de l’intégration dans un grand marché. En effet, les investissements dans les systèmes informatiques et les réseaux intelligents permettent de gérer efficacement l’offre et la demande en réduisant les achats et en maximisant les ventes durant les pics de prix.

Enfin, un marché de grande taille et des réseaux intelligents sont également profitables aux consommateurs, qui se procurent du courant plus propre à des prix inférieurs.

Proposition de citation: Alessandra Motz ; Rico Maggi ; (2019). La Suisse n’est pas un îlot énergétique. La Vie économique, 18 juillet.