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Accords commerciaux : prendre la critique au sérieux

Qu’ont de commun la guerre commerciale sino-américaine et le scepticisme européen vis-à-vis de la mondialisation ? Dans les deux cas, il ne s’agit pas tant de politique douanière que de la sauvegarde de normes.
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Les accords commerciaux suscitent des craintes parmi la population. Une manifestation contre l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’Union européenne et le Canada, devant le parlement européen à Strasbourg. (Image: Keystone)

La guerre commerciale des années 1930 avait abouti à un effondrement sans précédent du commerce mondial et aggravé la crise économique. Depuis lors, un consensus existait sur la nécessité d’une coopération internationale. Il était unanimement reconnu que le commerce extérieur fournissait une contribution décisive à notre prospérité et que tous les pays profitaient d’une ouverture ordonnée des marchés. Après la Deuxième Guerre mondiale, ce consensus a ouvert la voie à des réductions massives et réciproques des tarifs douaniers, d’abord dans le cadre des accords multilatéraux du Gatt (et de l’Organisation mondiale du commerce depuis 1995), puis de partenariats régionaux comme l’Union européenne (UE).

Avec la réorientation de la politique commerciale des États-Unis, ce consensus fondamental est entièrement remis en question. Le premier acte officiel du président Donald Trump a consisté à dénoncer l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), avant d’imposer peu après une renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Il a en outre entamé une guerre commerciale tous azimuts contre la Chine et menacé l’UE du même sort. Il a même évoqué la sortie de son pays de l’OMC, ce qui signifierait presque à coup sûr la fin de notre système commercial multilatéral. C’est d’autant plus frappant que les États-Unis étaient l’architecte principal du système qu’ils torpillent aujourd’hui.

La guerre commerciale affecte la Suisse


Dans ce contexte, la question se pose de savoir quels dommages économiques pourrait causer l’effondrement de la coopération en matière de politique commerciale. D’après mes calculs, une guerre commerciale peut anéantir dans le pire des cas 25 % des bénéfices commerciaux, qui représentent à leur tour 25 % de notre prospérité[1]. Ces derniers définissent la part de notre prospérité attribuable au commerce extérieur. Ils forment le plafond théorique des coûts d’une guerre commerciale, car même la pire d’entre elles n’aurait pas d’autre effet que d’éliminer complètement le commerce extérieur.

Ces chiffres doivent être interprétés comme des valeurs moyennes pour le monde entier, et les chiffres de départ varient fortement d’un pays à l’autre. Quelques pays dépendent ainsi beaucoup plus fortement du commerce extérieur que d’autres et sont par conséquent exposés à des risques bien supérieurs. La Suisse est particulièrement concernée : d’après mes calculs, son revenu réel chuterait de 14 % en cas d’effondrement complet de la coopération commerciale, alors que celui des grands blocs économiques (UE, Chine, États-Unis) ne baisserait que de 2 %. Des pays comme le Canada et le Mexique se situeraient entre deux, avec des pertes de revenu réel d’environ 7 %. L’effondrement complet de la coopération commerciale est à comprendre comme le pire scénario possible, soit une guerre intégrale « de tous contre tous ».

Les causes du conflit commercial


Je vois essentiellement trois raisons à la réorientation de la politique commerciale américaine. Premièrement, certaines couches de la population ont beaucoup perdu du fait du commerce avec la Chine, comme l’a démontré David Dorn[2] ; cela attise naturellement les ressentiments vis-à-vis du commerce extérieur, même si le pays en profite globalement. Ensuite, les entreprises américaines sont frustrées par la mauvaise protection de leur propriété intellectuelle en Chine, ainsi que par le capitalisme d’État qui y règne et que l’OMC ne peut brider efficacement ; ce grief est d’ailleurs la justification juridique des sanctions douanières imposées par Donald Trump – et non quelque irrégularité de la politique douanière chinoise. Enfin, il semble qu’il y ait méprise au sein de l’administration Trump, qui imagine que le commerce extérieur est un jeu à somme nulle dont les États-Unis sortiraient soit gagnants, soit perdants ; c’est ce qu’indiquent entre autres les plaintes régulières concernant le déficit de la balance commerciale américaine, qui n’a en fait pas grand-chose à voir avec les profits commerciaux.

Chose intéressante, seul ce dernier argument semble être spécifiquement américain ; les inquiétudes face aux effets redistributifs défavorables de la libéralisation du commerce et la déception concernant la mauvaise protection de la propriété intellectuelle en Chine sont en effet également très répandues dans d’autres pays.

Protestations contre les accords globaux


Les effets redistributifs défavorables de la libéralisation du commerce ont déjà suscité de nombreux articles et ne seront pas développés ici[3]. En revanche, le deuxième aspect de la question (la protection de la propriété intellectuelle) semble au moins tout aussi important, du moins si on le considère comme un sous-thème du phénomène dit « d’intégration profonde » (« deep integration »). Ce terme décrit une tendance de la politique commerciale selon laquelle les accords commerciaux sont bien plus que de simples accords douaniers. Il s’agit surtout d’harmonisation des réglementations, de protection des investisseurs étrangers et précisément de protection de la propriété intellectuelle, plutôt que de politique douanière classique.

Du fait de cette tendance, les accords commerciaux modernes sont devenus non seulement complexes, mais aussi extraordinairement controversés, comme l’illustrent les manifestations massives déclenchées en Europe contre l’Accord économique et commercial global (AECG) entre l’UE et le Canada ou contre le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI, ou TTIP en anglais) prévu entre l’UE et les États-Unis. Un coup d’œil sur des sites Internet comme stop-ttip.org montre que ces protestations sont surtout dirigées contre l’intégration profonde : il ne s’agit donc pas d’un refus de toute mondialisation, mais plutôt d’une crainte que les accords commerciaux n’édulcorent des normes de production (thématique des poulets au chlore), que des gouvernements renoncent à des mesures réglementaires judicieuses par peur de plaintes en dommages et intérêts (mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États), ou encore que des médicaments vitaux ne soient disponibles qu’à des prix monopolistiques dans les pays en développement à cause d’une forte protection des brevets (discussions concernant l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce).

Dans ce contexte, il est extrêmement important de prendre ces préoccupations au sérieux et de ne pas les considérer comme du protectionnisme primaire : il n’existe actuellement pas de recherches solides sur ces sujets, si bien que nous ne savons tout simplement pas si ces accords globaux génèrent vraiment les gains de prospérité escomptés. Nous devrions donc procéder avec prudence et bon sens, et ne pas approuver aveuglément tout ce qui porte le nom d’« accord commercial ». Il ne s’agit ici effectivement plus de libre-échange au sens classique, auquel je suis, comme la plupart des économistes, naturellement favorable.

J’étudie actuellement de près ce sujet et mes constats provisoires confirment ma prudence envers des accords commerciaux globaux. Je travaille par exemple avec l’économiste de Yale Giovanni Maggi sur une théorie des accords commerciaux qui examine l’influence des intérêts des entreprises sur la politique commerciale. Nous nous demandons essentiellement quels lobbys profitent d’un accord commercial et si, globalement, l’influence des lobbys augmente ou diminue.

Dans les négociations douanières classiques, les lobbys se neutralisent largement : les industries exportatrices désirent améliorer leur accès au marché, alors que les entreprises axées sur le marché intérieur veulent se protéger de la concurrence étrangère. Le lobbyisme peut en revanche se renforcer en cas d’accords globaux, notamment en matière de protection des consommateurs. Toutes les entreprises ont en effet intérêt à abaisser certaines normes de production pour rendre leurs produits meilleur marché et stimuler la consommation.

  1. Ossa (2018). []
  2. Autor, Dorn et Hanson (2013). []
  3. Voir Autor, Dorn et Hanson (2013). []

Bibliographie

  • Autor D., Dorn D. et Hanson G. (2013). « The China syndrome : local labor market effects of imports competition in the United States », American Economic Review, 103(6), 2121–68.
  • Ossa R. (2018). « Wie teuer ist ein Handelskrieg ? », Wirtschaftsdienst, cahier spécial.

Bibliographie

  • Autor D., Dorn D. et Hanson G. (2013). « The China syndrome : local labor market effects of imports competition in the United States », American Economic Review, 103(6), 2121–68.
  • Ossa R. (2018). « Wie teuer ist ein Handelskrieg ? », Wirtschaftsdienst, cahier spécial.

Proposition de citation: Ossa, Ralph (2019). Accords commerciaux : prendre la critique au sérieux. La Vie économique, 18. juillet.