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L’union monétaire dope-t-elle les échanges ?

Des études scientifiques montrent que l’impact des unions monétaires sur les échanges commerciaux n’est pas aussi important que ce que la théorie pouvait suggérer.
Les prix des produits d’importation ont baissé en Suisse suite à l’abandon du taux plancher liant franc et euro. Le rayon Jouets d’un grand magasin à Berne. (Image: Keystone)

Quel est l’impact d’une union monétaire sur les échanges commerciaux entre ses membres ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord poser la question inverse : quels sont les effets des cours de change et de leurs fluctuations sur les échanges commerciaux en l’absence d’union monétaire ? La théorie économique distingue deux effets possibles[1].

D’une part, l’utilisation de devises différentes occasionne des coûts de transaction, soit pour l’exportateur (lorsque la transaction est conclue et effectuée dans la monnaie du pays de l’importateur), soit pour l’importateur. Ces coûts de transaction ont pour l’essentiel des effets similaires à ceux des frais de transport.

D’autre part, une différence de devises entre deux pays comporte le risque de voir les taux de change varier entre la conclusion de la transaction et son règlement. Ce risque n’existe toutefois que lorsque les partenaires commerciaux n’ont pas adopté de mécanismes pour l’écarter, comme l’ancrage du taux de change ou des marges de fluctuation.

En comparaison, les unions monétaires présentent deux avantages sur les cours de change flottants en matière de commerce extérieur : elles éliminent les coûts de transaction et le facteur d’incertitude, ce qui est censé stimuler le commerce extérieur.

L’importance de la situation du marché


La mesure dans laquelle ces avantages théoriques se concrétisent dépend toutefois de la configuration du marché. Si nous envisageons à nouveau la situation de deux pays ne faisant pas partie d’une union monétaire, l’appréciation ou la dépréciation d’une devise peut influencer les coûts de transaction de deux manières.

Si les entreprises sont en situation de concurrence parfaite ou de concurrence monopolistique avec une élasticité-prix constante de la demande, les coûts de transaction sont entièrement répercutés sur les consommateurs. C’est notamment le cas de certaines matières premières. À l’instar d’une augmentation unilatérale des frais de transport, l’appréciation d’une devise par rapport à toutes les autres n’aura dans ce cas aucun impact sur le volume ou la structure des échanges commerciaux d’un pays. Il en résulte une adaptation immédiate et intégrale des prix et des revenus dans le pays dont la devise s’est appréciée, ce qui revient en fait à une inflation sans effet sur l’économie réelle (c’est-à-dire à un simple échelonnement de l’ensemble des prix). Dans ce cas, une union monétaire n’aide en rien à éviter les coûts de transaction.

Il en va autrement lorsque les entreprises opèrent dans une situation de concurrence oligopolistique ou dans une autre situation de marché marquée par une élasticité-prix variable de la demande. Les changements de prix induits par les variations de change ne sont alors pas intégralement répercutés sur les consommateurs. L’industrie automobile ou le commerce de détail suisse en sont de bons exemples. Cette répercussion incomplète des variations nominales a des conséquences sur l’économie réelle – les économistes parlent de « transmission imparfaite » des variations de change (« pass-through »). Dans ce contexte, une union monétaire présente des avantages indéniables.

Suppression du risque de change


Outre les effets sur les coûts de transaction mentionnés ci-dessus, des incertitudes liées à l’évolution des cours persistent en cas d’absence d’union monétaire. Lorsque des variations imprévues du cours de change se produisent entre la conclusion de la transaction et son règlement, les ménages et les entreprises n’ont par exemple pas la possibilité d’adapter leur niveau de consommation optimal aux prix qui en résultent.

Cela a d’une part son importance lorsque les chocs venant des cours de change ne peuvent pas être prédits de façon fiable, c’est-à-dire lorsque les entreprises établissent de mauvaises prévisions quant à l’évolution à long terme des taux de change – ce qui n’est toutefois guère probable. D’autre part, les variations imprévues des cours de change produisent des effets lorsque les entreprises ne sont pas neutres aux risques – par exemple en cas de restrictions et de frictions sur d’autres marchés. Il peut s’agir de restrictions concernant le marché du travail, qui limitent l’adaptation des effectifs ou des salaires, ou de restrictions en matière de financement, qui empêchent de rééchelonner le service de la dette ou limitent l’accès à de nouveaux emprunts. Dans une union monétaire, l’absence de chocs venant des cours de change supprime ce type de risques.

Des effets empiriques limités


Lorsque les économistes ont commencé à s’intéresser aux effets des unions monétaires sur le commerce extérieur et à réaliser des analyses transversales de couples de pays, ils ont mesuré un impact favorable si élevé qu’il semblait presque incroyable. Dans une étude qui a fait autorité, des chercheurs ont estimé que deux pays ayant une monnaie commune enregistrent un volume d’échanges commerciaux trois fois supérieur à celui de pays à taux de change flottant[2]. L’ampleur de ces effets n’a toutefois cessé de diminuer dans les études postérieures qui ont combiné des données transversales et chronologiques[3]. Plus le rapport de causalité exigé des estimations est fort, plus ces effets positifs s’amenuisent, non seulement pour les données transversales, mais encore davantage pour les données chronologiques[4]. Du point de vue économique, il semble toutefois peu crédible que la suppression du risque de change au sein d’une union monétaire n’ait aucun effet sur le commerce extérieur.

Mais dans quelle mesure est-il pertinent de comparer une union monétaire à des pays n’ayant pas de devise commune, comme l’ont fait ces études[5] ? Il existe tout de même de nombreuses monnaies plus ou moins fortement liées entre elles, même si de façon diverse. Ce rapport est particulièrement étroit en cas d’arrimage fixe d’une devise à une monnaie de référence (« pegs »), comme c’était le cas du schilling autrichien et du mark allemand avant l’introduction de l’Ecu (pour « European currency unit », ou « Unité de compte européenne » en français) en 1979. Les marges de fluctuation, qui autorisent une appréciation ou une dépréciation de quelques pour cent, constituent un instrument plus souple. Le fait que le rattachement à une monnaie de référence et les marges de fluctuation garantissent eux aussi une certaine stabilité des prix prive les unions monétaires de l’un de leurs principaux arguments.

Une influence relativement faible des fluctuations monétaires


Les études mentionnées s’attardaient principalement sur les effets directs de la suppression des coûts de transaction. Or, il existe également des effets indirects sur le commerce extérieur : ceux des indices des prix à la consommation. Autrement dit, lorsqu’une devise s’apprécie par rapport à une autre, la capacité concurrentielle des autres pays (dont la monnaie ne s’apprécie pas) augmente dans le pays partenaire du pays dont la monnaie s’apprécie, ce qui conduit à une réorientation des échanges. Ainsi, si les produits suisses renchérissent en Allemagne, la demande pour des produits américains y augmentera au détriment des produits suisses.

Les études plus récentes ont abordé d’autres effets indirects – qu’il s’agit d’ajouter à ceux des coûts de transaction –, notamment en termes de transmission des appréciations et des dépréciations sur les prix. Elles constatent que, même sur des marchés très concurrentiels, l’influence des fluctuations monétaires sur les prix des biens échangés à l’international est relativement faible. Cela s’explique d’une part par le fait que la majeure partie des transactions internationales sont effectuées par de grandes entreprises à la fois importatrices et exportatrices, de sorte que les effets contraires des fluctuations monétaires sur les prix à l’importation et à l’exportation s’annulent dans une certaine mesure[6]. D’autre part, le prix d’une partie seulement des marchandises est fixé dans la monnaie locale, car il est fréquent qu’il soit déterminé dans la monnaie du partenaire commercial ou en dollar, qui sert de devise de référence internationale[7]. L’appréciation du franc consécutive à la suppression du taux plancher liant franc et euro en 2015 a montré que tout dépend de la monnaie dans laquelle le prix des marchandises est fixé.

La Suisse et les fluctuations monétaires


L’appréciation-surprise du franc en janvier 2015 a amené de nouvelles connaissances. Il s’est en effet avéré que la monnaie choisie dans les contrats internationaux déterminait l’ampleur de la répercussion des fluctuations sur les prix[8]. Ainsi, le prix des importations libellées en euros a été intégralement adapté et a immédiatement baissé. La correction n’a en revanche été que partielle pour les marchandises libellées en francs, mais néanmoins très rapide (en moins de douze jours ouvrables). Dans le commerce de détail, les prix à la consommation ont également diminué et le volume des produits importés a augmenté[9]. La même logique s’est appliquée aux exportations suisses : dans les branches fixant leurs prix à l’exportation principalement en francs, la hausse a été répercutée moins rapidement sur les consommateurs étrangers que dans les branches fixant leurs prix en euros. Les industries suisses qui libellaient leur prix en euros ont enregistré une croissance inférieure de leurs exportations en raison du désavantage concurrentiel consécutif à cette pratique.

Le « choc du franc » a donc eu des effets sur l’économie réelle qui ne se seraient pas produits si le taux de change avait été fixe ou si la Suisse avait fait partie d’une union monétaire. Son impact varie toutefois en fonction des branches et des entreprises, et a tendance à être inférieur à ce que l’on pourrait généralement supposer. Les recherches en économie ont montré que l’ampleur de cet effet dépend notamment de la concurrence dans la branche, du choix de la monnaie pour les transactions internationales et de la structure des coûts d’importation des entreprises.

Si une union monétaire comporte bien certains avantages pour le commerce international, ses membres doivent cependant renoncer à leur souveraineté monétaire : le prix économique et politique d’un tel choix est davantage à chercher dans la possibilité de mener (ou non) une politique monétaire indépendante qu’au niveau du commerce extérieur.

  1. Alesina et Barro (2001). []
  2. Rose (2000). []
  3. Voir Glick et Rose (2002). []
  4. Voir Persson (2001) ainsi que Glick et Rose (2016). []
  5. Egger (2008). []
  6. Voir Amiti et al. (2014). []
  7. Auer et al. (2018). []
  8. Bonadio et al. (2019). []
  9. Auer et al. (2019). []

Bibliographie

  • Alesina Alberto et Barro Robert (2001). One Country, one currency ? Hoover Institution.
  • Amiti Mary, Itskhoki Oleg et Konings Jozef (2014). « Importers, exporters, and exchange rate disconnect ». American Economic Review, Vol. 104(7) : 1942–1978.
  • Auer Raphael, Burstein Ariel et Lein Sarah M. (2018). Exchange rates and prices : Evidence from the 2015 Swiss franc appreciation, BIS Working Papers 751.
  • Auer Raphael, Burstein Ariel, Erhardt Katharina et Lein Sarah M. (2019). « Exports and invoicing : Evidence from the 2015 Swiss franc appreciation ». AEA Papers and Proceedings, vol. 109 : 533–538.
  • Bonadio Barthélémy, Fischer Andreas M. et Sauré Philip (2019). « The speed of exchange rate pass-through ». Journal of the European Economic Association, Forthcoming.
  • Egger Peter H. (2008). « De facto exchange rate arrangement tightness and bilateral trade flows ». Economics Letters, 99(2) : 228–232.
  • Glick Reuven et Rose Andrew K. (2002). « Does a currency union affect trade ? The time-series evidence ». European Economic Review, vol. 46 : 1125–1151.
  • Glick Reuven et Rose Andrew K. (2016). « Currency unions and trade : A post-EMU reassessment ». European Economic Review, vol. 87 : 78–91.
  • Persson T. (2001). « Currency unions and trade : how large is the treatment effect ? ». Economic Policy, vol. 16 : 433–448.
  • Rose Andrew K. (2000). « One money, one market : The effect of common currencies on trade ». Economic Policy, 15(30) : 7–45.

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  • Persson T. (2001). « Currency unions and trade : how large is the treatment effect ? ». Economic Policy, vol. 16 : 433–448.
  • Rose Andrew K. (2000). « One money, one market : The effect of common currencies on trade ». Economic Policy, 15(30) : 7–45.

Proposition de citation: Peter H. Egger ; Katharina Erhardt ; (2019). L’union monétaire dope-t-elle les échanges . La Vie économique, 23 septembre.