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Gestion de l’énergie : les entreprises suisses peuvent faire mieux

La moitié des entreprises suisses grandes consommatrices d’énergie ne dispose pas d’une gestion d’énergie performante. Un renforcement des efforts d’information et des incitations financières permettrait d’améliorer la situation.
Le producteur de machines à laver Schulthess a fortement réduit sa consommation d’énergie. L’entreprise zurichoise a été soutenue par l’Agence de l’énergie pour l’économie (Aenec). (Image: Keystone)

Dans le contexte de la Stratégie énergétique suisse 2050, l’efficacité énergétique représente une option vers un système durable. Le potentiel d’économies d’énergie reste sous-exploité dans beaucoup d’entreprises. De nombreux projets d’investissement dans l’efficacité énergétique ne sont pas réalisés, même lorsqu’ils sont financièrement profitables. Ce sous-investissement est connu sous la dénomination de « déficit d’efficacité énergétique » (« energy efficiency gap »). Cet écart peut s’expliquer par de nombreuses barrières à l’investissement, en particulier le manque d’attention accordée à la gestion de l’énergie par la direction de l’entreprise. Quels sont les déterminants de la présence et du niveau d’un système de gestion de l’énergie au sein des entreprises suisses ? Et un tel système influence-t-il la performance énergétique ?

Pour répondre à ces questions, l’analyse s’est basée sur une vaste enquête visant à recueillir les données pertinentes des gros consommateurs d’énergie en Suisse. Cette enquête a été réalisée dans le cadre du projet de recherche « Déterminants des investissements en efficacité énergétique » conduit par les bureaux de conseil Infras et Impact Energy (Zurich), ainsi que par l’université de Neuchâtel. Elle a bénéficié du soutien financier du Fonds national de la recherche scientifique (FNS). L’économiste Catherine Cooremans a collaboré au niveau de la conception et de l’application du questionnaire à la base des résultats rapportés dans cet article.

Environ 10 000 entreprises privées en Suisse sont considérées comme des gros consommateurs, ce qui représente quelque 14 000 établissements (fabriques, usines, bâtiments commerciaux ou administratifs, etc.). L’analyse s’est concentrée sur l’efficacité énergétique des entreprises marchandes qualifiées de gros consommateurs par la législation. Les réglementations fédérales et cantonales sur l’énergie définissent généralement les gros consommateurs comme des entreprises ou établissements publics ou privés consommant annuellement plus de 0,5 GWh en énergie électrique et/ou 5 GWh en énergie thermique.

Le questionnaire élaboré pour l’enquête a été envoyé à 3670 entreprises des secteurs industriels et tertiaires, dont les coordonnées ont été obtenues auprès de 12 cantons et de quelques acteurs soutenant les démarches d’efficacité énergétique des entreprises. Parmi les quelque 900 entreprises qui ont répondu au questionnaire en ligne, au moins partiellement, il a été possible d’extraire 305 questionnaires dont les réponses ont été jugées suffisamment complètes. Une vingtaine d’entretiens et cinq études de cas ont également été menées.

Si les entreprises répondantes ne sont pas totalement représentatives du tissu économique ou de l’ensemble des gros consommateurs visés compte tenu de la source des données, l’enquête permet toutefois d’obtenir quelques informations intéressantes sur le niveau de la gestion de l’énergie au sein des entreprises et son impact sur les investissements et la performance énergétiques.

Deux objectifs des investissements


L’analyse a en particulier cherché à comprendre comment les gros consommateurs prennent leurs décisions d’investissement en matière d’efficacité énergétique. L’approche traditionnelle pour expliquer les décisions concernant l’efficacité énergétique repose sur la profitabilité des projets. Or, les décisions d’investissement sont le résultat d’un processus plus complexe influencé par de nombreux facteurs, parmi lesquels les caractéristiques de l’investissement jouent un rôle important[1].

On peut catégoriser les investissements selon leur objectif fonctionnel (recherche et développement, production, etc.) ou selon leur caractère stratégique. Le caractère stratégique d’un investissement peut être défini comme sa contribution à un avantage compétitif de l’entreprise, souvent plus important que la profitabilité dans l’arbitrage pour les ressources au sein des entreprises. Il ne s’agit toutefois pas d’un fait objectif : le caractère « stratégique » est perçu, diagnostiqué et interprété comme tel par les preneurs de décisions.

Quelle est alors l’influence du système de gestion de l’énergie sur l’adoption de projets d’investissements en efficacité énergétique et sur la performance énergétique ? Un tel système est censé agir comme un filtre organisationnel qui influence positivement la perception du caractère stratégique des investissements en efficacité énergétique et, par conséquent, les choix opérés. L’influence de la gestion de l’énergie sur la performance énergétique (objectif des investissements) s’exerce par le biais d’une chaîne d’impact composée de trois maillons : le niveau de gestion, le caractère stratégique des investissements et les décisions relatives à ces investissements (voir illustration).

La chaîne d’impact de la gestion de l’énergie




Source : Iten et al. (2017)

Un niveau relativement bas


L’échantillon des entreprises participantes est clairement dominé par des grandes entreprises qui, dans deux cas sur trois, possèdent plus d’un établissement. La moitié des entreprises répondantes sont industrielles, et l’autre relève du secteur tertiaire (le secteur agricole a été exclu). Un tiers des entreprises répondantes font partie d’un groupe international et trois quarts participent à au moins un programme ou un réseau qui promeut l’efficacité énergétique[2].

Le niveau de gestion de l’énergie est estimé grâce à la construction d’un indice. Cet indicateur prend une valeur allant de 0 à 23 et est dérivé de la réponse donnée à six questions de l’enquête (voir encadré). Un score égal ou supérieur à 19 points indique que l’entreprise remplit les exigences de la norme ISO 50001. Cette norme sert de guide dans la mise en œuvre d’un système de gestion de l’énergie qui permette d’en faire un meilleur usage.

L’analyse montre que la moitié des entreprises répondantes ne dispose pas d’une gestion d’énergie correspondant aux exigences minimales (voir tableau). Les scores moyen et médian des entreprises sondées se situent aux alentours de dix points, soit à un niveau relativement bas par rapport aux exigences de la norme ISO de référence.

Niveau de gestion énergétique des entreprises interrogées









Nombre de points Niveau de gestion énergétique (GE) Consommation < 0,5 GWh Consommation > 0,5 GWh Nombre d’entreprises En % Intensité énergétique (coûts/chiffre d’affaires), en %
0 à 5 Pas de GE systématique, ou système avec de graves lacunes 19 53 72 24 % 2,9 %
6 à 10 GE ne remplissant pas les exigences en matière de collecte d’informations et de mise en œuvre 5 78 83 27 % 2,6 %
11 à 18 Bon système de GE avec des possibilités d’amélioration 12 112 124 41 % 3,6 %
19 à 23 Niveau de GE élevé 1 22 23 8 % 2,5 %
Total Niveau médiocre (moyenne : 10 points) 37 265 302 100 % 3,1 %


Source : Iten et al. (2017).

Un quart des entreprises répondantes, dont environ une sur quatre n’atteint pas le niveau de consommation d’énergie pour être qualifié de gros consommateur, ne pratique aucune gestion systémique de leur consommation d’énergie. La moitié des 37 « petits » consommateurs (< 0,5 GWh) de l’échantillon ont tout de même introduit des éléments de gestion énergétique. En général, les entreprises ayant participé à l’enquête montrent un niveau d’intensité énergétique de 3,1 %, nettement supérieure à la moyenne nationale de 2,1 % estimée par le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) à partir d’un échantillon représentatif d’entreprises[3]. Le niveau de gestion de l’énergie mesuré par l’enquête ne semble apparemment pas être corrélé avec l’intensité d’énergie.

Les politiques publiques jouent aussi un rôle


Selon l’analyse économétrique conduite sur la base de l’indice élaboré, quatre facteurs influencent le niveau de gestion de l’énergie : premièrement, le nombre d’emplois (c’est-à-dire la taille de l’entreprise) ; deuxièmement, le fait d’être un très gros consommateur d’énergie (plus de 5 GWh par an), mais aussi d’avoir une forte intensité énergétique ; troisièmement, la nomination d’un responsable d’énergie dans l’entreprise ; et enfin, dans une moindre mesure, la densité du soutien public à l’efficacité énergétique proposé dans les cantons. Ce dernier facteur se réfère à la réalisation (subventionnée) d’un audit en matière d’énergie ou à la conclusion d’une convention d’objectifs.

Selon le schéma d’enchaînement d’impacts, le niveau de gestion d’énergie devrait avoir une influence positive sur la perception du caractère stratégique des investissements en efficacité énergétique et, in fine, sur l’efficacité énergétique. Le caractère stratégique des investissements dépend également du degré de concurrence sur les marchés, du niveau de la consommation d’énergie ainsi que de l’attitude bienveillante de la direction et des procédures en matière d’efficacité énergétique mises en place.

La politique publique a un impact sur l’efficacité énergétique, en particulier au niveau des entreprises qui, de ce fait, ont conclu une convention d’objectifs en matière d’efficacité énergétique – ce qui leur permet de bénéficier d’une exemption partielle ou totale de la taxe sur les émissions de CO2. La réalisation d’un audit énergétique, en partie subventionné par les pouvoirs publics, constitue un autre facteur qui encourage l’efficacité énergétique.

Globalement, les résultats obtenus permettent de formuler deux recommandations en termes de politique publique. Il s’agirait ainsi d’une part de renforcer les efforts d’information et de formation, y compris sur le plan technique, et d’autre part de fixer des objectifs plus ambitieux en matière d’efficacité énergétique en consolidant les incitations financières, notamment le relèvement progressif des prix de l’énergie.

  1. Voir Cooremans (2012a et 2012b). []
  2. Aenec, ACT, energo, etc. []
  3. Arvanitis et al. (2016). []

Bibliographie

  • Arvanitis S., Peneder M., Rammer C., Spescha A., Stucki T. et Wörter M. (2016). « Creation and adoption of energy-related innovations – the main facts ». KOF Studies, N° 77, mai 2016.
  • Cooremans C. (2012a). « Investment in energy-efficiency : do the characteristics of investments matter ? ». Energy Efficiency, 5, 497–518.
  • Cooremans C. (2012b). « Energy-efficiency investments and energy management : an interpretative perspective ». Proceedings of the International Conference on energy efficiency in commercial buildings (IEECB’12), Francfort.
  • Cooremans C. et Schönenberger A. (2019). « Energy management : a key driver of energy efficiency investment ? ». Journal of Cleaner Production, 230, 264–275.
  • Iten R., Brunner C. U., Cooremans C., Hammer S., Oettli B., Ouni M., Schönenberger A., Werle R. et Wunderlich A. (2017). Management as a key driver of energy performance, rapport final, Zurich/Neuchâtel, novembre 2017.

Bibliographie

  • Arvanitis S., Peneder M., Rammer C., Spescha A., Stucki T. et Wörter M. (2016). « Creation and adoption of energy-related innovations – the main facts ». KOF Studies, N° 77, mai 2016.
  • Cooremans C. (2012a). « Investment in energy-efficiency : do the characteristics of investments matter ? ». Energy Efficiency, 5, 497–518.
  • Cooremans C. (2012b). « Energy-efficiency investments and energy management : an interpretative perspective ». Proceedings of the International Conference on energy efficiency in commercial buildings (IEECB’12), Francfort.
  • Cooremans C. et Schönenberger A. (2019). « Energy management : a key driver of energy efficiency investment ? ». Journal of Cleaner Production, 230, 264–275.
  • Iten R., Brunner C. U., Cooremans C., Hammer S., Oettli B., Ouni M., Schönenberger A., Werle R. et Wunderlich A. (2017). Management as a key driver of energy performance, rapport final, Zurich/Neuchâtel, novembre 2017.

Proposition de citation: Alain Schönenberger ; Milad Zarin-Nejadan ; (2019). Gestion de l’énergie : les entreprises suisses peuvent faire mieux. La Vie économique, 23 septembre.

L’indice de gestion énergétique

L’indice de gestion énergétique (de 0 à 23 points) est calculé à partir des réponses fournies à six questions représentant un audit simplifié de la gestion énergétique. Un nombre de points maximum est alloué à chaque réponse. La liste de questions a été élaborée par Catherine Cooremans (2012a) en se basant sur une liste plus exhaustive développée par l’Agence énergétique des Pays-Bas :

  • L’entreprise a-t-elle nommé un responsable d’énergie (2 points au maximum) ?
  • Quelle est la part des coûts en énergie, respectivement de l’électricité, dans le chiffre d’affaires (2 points si au moins une réponse) ?
  • L’entreprise s’est-elle donné un objectif de réduction continue de la consommation d’énergie (2 points) ?
  • L’entreprise a-t-elle entrepris l’une des activités suivantes par rapport à l’utilisation de l’énergie : évaluation de la performance-benchmarking, définition de la consommation de comparaison, définition d’indicateurs de performance, définition d’une politique ou stratégie, détermination des objectifs mesurables de réduction de consommation, définition de la collecte de données, définition des mesures à prendre pour atteindre les objectifs, élaboration d’un rapport interne régulier (9 points) ?
  • Quelles sont les ressources internes ou externes (financières, humaines, techniques, information) allouées aux mesures d’efficacité énergétique (4 points) ?
  • L’entreprise applique-t-elle les procédures ou systèmes suivants en relation avec sa politique énergétique : formation des collaborateurs, système de récompense, évaluation des résultats, procédure de révision des objectifs (4 points) ?