La population suisse vieillit constamment, notamment en raison d’un taux de natalité qui se maintient durablement en dessous du seuil de renouvellement démographique et d’une espérance de vie croissante. Le solde migratoire net relativement élevé n’y change rien : alors que l’âge médian de la population était encore d’environ 32 ans en 1970, il a depuis lors augmenté d’un bon tiers pour s’établir à 43 ans. Cette tendance devrait se poursuivre : selon le scénario de référence de l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’âge médian devrait atteindre environ 48 ans en 2060. La part des personnes en âge de travailler va dans le même temps nettement diminuer, comme le montre le rapport de dépendance démographique croissant (voir illustration 1). Ce dernier représente le rapport entre les personnes de moins de 15 ans et de plus de 64 ans, d’une part, et les personnes en âge de travailler, d’autre part.
Ill. 1. Rapport de dépendance démographique en Suisse (1876–2060)
Source : Human Mortality Database, OFS / La vie économique
Les personnes en âge de travailler générant actuellement la majeure partie du produit intérieur brut (PIB), le vieillissement de la population va avoir un impact sur la dynamique économique du pays. Des mesures politiques et des évolutions sociétales (augmentation de l’âge de la retraite, population plus qualifiée, etc.) seraient susceptibles d’atténuer ce phénomène. Les capacités et les besoins de la population évoluant avec l’âge, la modification de la structure d’âge pourrait également avoir un impact sur la productivité du travail. Notre état de santé et notre forme physique se détériorent en effet avec l’âge, tandis que notre faculté d’apprendre, notre flexibilité et nos capacités cognitives diminuent. Tout concourt ainsi à une baisse tendancielle de la productivité, même si le niveau de connaissances, la capacité de jugement et l’expérience de vie sont pour leur part meilleurs chez les personnes plus âgées.
Dans le cadre d’une étude[1] commandée par le Secrétariat d’État à l’économie (Seco), des chercheurs de l’Université de Saint-Gall et de l’Institut Leibniz pour la recherche économique d’Essen (Allemagne) ont procédé à une analyse empirique des effets du vieillissement de la population sur la dynamique économique. Cet article en présente les résultats, en se limitant toutefois à l’impact de l’évolution de la structure d’âge sur le niveau de prospérité général et sur la productivité du travail.
Le PIB par habitant rogné par le vieillissement
L’influence de la pyramide des âges sur le PIB s’exerce de deux manières : d’une part, par la baisse de l’intrant en travail liée à l’âge et, d’autre part, par la productivité. L’intrant en travail évolue avec l’âge : il est maximal dans les classes d’âge intermédiaires, mais moindre parmi les personnes plus jeunes et plus âgées qui sont moins nombreuses à exercer un emploi et travaillent plus souvent à temps partiel. La croissance de la productivité étant essentielle à la croissance économique à long terme, l’existence d’une corrélation empirique entre le vieillissement démographique et la croissance de la productivité serait fondamentale d’un point de vue économique. Pour pouvoir quantifier de manière empirique l’effet de la structure d’âge, les données de 18 pays actuels de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont été comparées sur une période allant de 1890 à 2010 (voir encadré).
Les résultats montrent qu’il existe une corrélation statistiquement et économiquement significative entre la pyramide des âges et le niveau de prospérité d’un pays. On observe ainsi un lien entre une proportion élevée de personnes en âge de travailler (15–64 ans) et un PIB élevé par habitant, de même qu’entre un taux important de jeunes ou de seniors et un faible PIB par habitant. Les estimations montrent en outre que la structure d’âge influence non seulement l’intrant en travail, mais également la productivité du travail. Une corrélation en forme de bosse apparaît en outre entre la productivité du travail et la taille des classes d’âge (voir illustration 2). Si les coefficients des classes d’âge ne sont souvent pas statistiquement significatifs, les estimations montrent globalement qu’un ratio élevé de personnes entre 20 et 55 ans tend à avoir un impact positif sur la productivité globale du travail. À l’inverse, l’influence exercée par une forte proportion de personnes âgées sur la productivité du travail est plutôt négative.
Même si le lien entre démographie et productivité du travail est statistiquement moins étayé, les résultats doivent inciter à approfondir les conséquences économiques du vieillissement démographique en allant au-delà des seuls effets sur l’intrant en travail.
Ill. 2. Structure d’âge et productivité du travail (1890–2010)
Variable dépendante : log(PIB par heure de travail) ; (b) : structure d’âge instrumentée par la pyramide des âges historique. Moyennes sur cinq ans, y compris variable dépendante retardée et variables de contrôle : nombre moyen d’années d’école, espérance de vie à 20 ans, taille de la population. L’estimation comprend des effets fixes « temps » et « pays ». Erreurs types partitionnées par pays.
Source : Föllmi, Schmidt et Jäger (2019) / La Vie économique
Il est toutefois impossible de déduire de cette corrélation macroéconomique supposée une fluctuation effective de la productivité au fil de l’existence des individus. D’autres facteurs influencent la productivité (notamment l’intensité capitalistique ainsi que d’autres facteurs impossibles à prendre en compte dans le cadre d’une approche par la fonction de production). Il est par ailleurs intéressant de constater que les estimations ne laissent pas supposer une corrélation statistiquement significative entre la part de jeunes et la productivité du travail.
La croissance pourrait diminuer de moitié
Afin d’illustrer l’importance des résultats de l’étude pour l’économie suisse, les corrélations identifiées ont fait l’objet d’une projection élaborée sur la base d’estimations démographiques de l’OFS. Cette projection montre que si les personnes âgées devaient travailler davantage (grâce à de nouvelles incitations en matière de rentes), cela ne suffirait pas nécessairement à compenser entièrement les effets négatifs de l’évolution démographique (voir tableau), puisque le vieillissement n’a pas seulement une incidence négative sur l’intrant en travail, mais aussi sur la productivité du travail.
Incidence estimée sur la productivité du travail (2015–2060), par modèle et par période
Modèle (variable explicative) |
2015–2030
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2030–2045
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2045–2060
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Structure d’âge complète, sans variable instrumentale |
-0,48 %
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-0,48 %
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-0,24 %
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Structure d’âge complète, avec variable instrumentale |
-0,38 %
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-0,26 %
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-0,13 %
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À titre de comparaison : hausse moyenne de la productivité du travail (ø 1992–2018) |
+1,14 %
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Données par année. Toutes les spécifications comprennent des variables de contrôle, des effets fixes « pays » et « temps » ainsi qu’une variable dépendante retardée.
Source : Föllmi, Schmidt et Jäger (2019)
Un vaste consensus existe parmi les chercheurs sur le fait que l’évolution démographique a un impact économique significatif. On en sait toutefois encore très peu sur les effets exacts que l’on doit attendre du vieillissement de la population sur l’évolution de la prospérité économique et de la productivité du travail. L’étude présentée ici permet de montrer que le vieillissement démographique a eu par le passé une incidence négative sur le niveau de prospérité et la productivité du travail. Les projections réalisées sur cette base indiquent que le vieillissement de la population va freiner la croissance économique en Suisse dans les décennies à venir. Les effets seront particulièrement marqués ces prochaines années avec le départ à la retraite de la génération du baby-boom. Durant cette période, si l’on se fonde sur un taux de croissance hypothétique de 1 % par année (hors évolution démographique), la croissance économique par habitant pourrait diminuer de moitié en raison des facteurs démographiques.
Ces projections doivent toutefois être considérées avec prudence. D’une part, car l’intensité des corrélations, y compris celles concernant des périodes antérieures, varie considérablement en fonction des modèles. D’autre part, aucune adaptation des politiques sociale et économique n’a été modélisée dans les projections et il a été supposé que les comportements des cohortes futures seraient les mêmes qu’aujourd’hui. Les effets économiques négatifs du vieillissement démographique restent quant à eux systématiques, quels que soient les modèles.
Dans les faits, les seniors de demain se distingueront de ceux d’aujourd’hui à de nombreux égards sur le plan économique (état de santé, niveau de formation, socialisation informatique, etc.). L’incidence économique du vieillissement sera donc probablement moindre que dans les projections. Elle pourrait toutefois être plus élevée en cas de bouleversements technologiques auxquels les jeunes d’aujourd’hui ne s’adapteraient que difficilement en vieillissant. En bref : les résultats de l’étude laissent à penser que le vieillissement de la population pourrait confronter l’économie suisse à des défis majeurs ces prochaines années. Les corrélations identifiées – en tout cas pour ce qui concerne le taux d’activité et l’âge – ne sont toutefois pas gravées dans le marbre : l’âge de la retraite, et par conséquent l’horizon temporel de la main-d’œuvre âgée, ont une grande incidence. Les politiques relatives au marché du travail et aux assurances sociales ont donc un rôle important à jouer, en particulier ces prochaines décennies.
- Voir Föllmi, Schmidt et Jäger (2019). []