Les sociétés industrielles occidentales ont vu leur structure démographique évoluer considérablement au cours des dernières décennies. La baisse de la natalité cumulée à la hausse de l’espérance de vie a fait ralentir la croissance démographique et augmenter l’âge moyen de la population. Selon les prévisions, cette tendance se maintiendra même avec une immigration accrue – y compris pour la Suisse. Les scénarios actuels à long terme de l’évolution de la population de l’Office fédéral de la statistique (OFS)[1] prévoient que la baisse de la croissance démographique se poursuivra jusqu’en 2065. Parallèlement, le rapport de dépendance des personnes âgés s’accroît. Autrement dit, la part des plus de 64 ans augmente par rapport à la population active âgée de 15 à 64 ans. Cette hausse sera particulièrement forte jusqu’en 2035.
La littérature scientifique démontre les conséquences économiques importantes de ces tendances au vieillissement, qui affectent directement les systèmes de sécurité sociale mais également, selon toute vraisemblance, le potentiel de main-d’œuvre, la propension à consommer, les investissements et, par conséquent, la productivité du travail. Les pays sont plus ou moins touchés selon l’intensité de ces mutations démographiques à venir. Quelle est la situation en Suisse ? Quelle ampleur l’effet du changement démographique aura-t-il sur ces valeurs macroéconomiques essentielles ? Sur mandat du Secrétariat d’État à l’économie (Seco), des experts de l’Institut d’économie internationale de Hambourg (HWWI) et du Centre de recherches conjoncturelles Vierländereck (KOVL) ont mené une étude de simulation afin d’examiner la question[2].
Les scénarios de l’OFS comme point de départ
Un modèle de croissance macroéconomique sous forme de modèle multigénérationnel a été adapté à la situation de l’économie suisse. Sur cette base, des simulations ont été effectuées jusqu’en 2060. Comparée à d’autres modèles macroéconomiques classiques comme celui développé par Solow, cette approche a l’avantage de pouvoir intégrer les effets propres à certaines tranches d’âge et les interactions entre les générations. Ce modèle était clairement axé sur les implications au niveau des potentiels de production macroéconomiques plutôt que sur l’impact fiscal pour les assurances sociales et les finances publiques en général.
Les indicateurs économiques officiels et les scénarios de l’évolution à long terme de la population et de la population active de l’OFS ont servi de base de données. Ces scénarios varient considérablement selon les hypothèses sociodémographiques sur lesquelles ils reposent. Pour illustrer cela, des simulations ont été menées d’une part pour un groupe de scénarios principaux comprenant le scénario de référence de l’OFS et deux scénarios basés sur une évolution démographique plus forte et plus faible, d’autre part pour différents scénarios spécifiques axés sur l’immigration et l’activité professionnelle. Un scénario supplémentaire a en outre été défini comme référence hypothétique, afin de dissocier les conséquences propres aux mutations dans la structure d’âge de celles d’un changement du seul nombre d’habitants. Contrairement au scénario de référence, la structure d’âge y demeure inchangée, tandis que la croissance démographique est supposée identique au scénario de référence.
La croissance du PIB ralentie par le vieillissement
Les résultats de la simulation montrent qu’avec une structure d’âge inchangée, la performance de l’économie suisse augmenterait beaucoup plus que dans les principaux scénarios prévoyant un changement démographique (voir illustration a) : sans changement de la structure, le produit intérieur brut (PIB) progresserait de 1,6 % par an en moyenne entre 2018 et 2060, contre à peine 1,2 % dans le scénario de référence. L’aperçu par habitant le montre encore plus clairement : la croissance moyenne atteint 0,7 % dans le scénario de référence, contre 1,2 % sans changement de la structure.
Ces différences s’expliquent essentiellement par deux effets. D’une part, le taux d’activité diminue avec le vieillissement. Les principaux scénarios de l’OFS prévoient certes une augmentation de l’activité professionnelle dans la tranche d’âge supérieure, mais le taux d’activité va continuer d’y évoluer à un niveau plus faible que dans les groupes d’âge plus jeunes. Dans l’ensemble, le glissement des parts de population réduit donc le taux d’activité. D’autre part, le vieillissement affecte la productivité du travail. Selon la distribution de la productivité en fonction de l’âge évaluée dans l’étude, la part relativement croissante de personnes plus âgées a ainsi également un effet net (légèrement) négatif sur l’efficacité du travail. Les éventuels changements du rapport au travail liés à une hausse des salaires pris en compte dans le modèle ne jouent en revanche qu’un rôle mineur.
Dans l’absolu, il apparaît que les différences au niveau du PIB entre les trois scénarios principaux se creusent toujours plus avec le temps. L’évolution par habitant montre toutefois clairement que ces différences sont presque exclusivement dues à la structure d’âge et non à la croissance démographique. Les divergences économiques de croissance par habitant entre les principaux scénarios ne sont que marginales (voir illustration b).
Simulation du produit intérieur brut en termes absolus et par habitant selon les différents scénarios (2018–2060)
Source : Hauser et al. (2019) / La Vie économique
La charge principale retombe sur la classe d’âge moyenne
Les résultats des simulations donnent par ailleurs des indications sur la composition de la performance économique. En ce qui concerne les dépenses du PIB, la part de la consommation publique devrait augmenter à moyen terme en raison des dépenses publiques croissantes. Les parts de la consommation privée et des investissements diminueront quant à elles légèrement.
La structure multigénérationnelle permet en outre de pronostiquer la répartition future des revenus par groupes d’âge. Dans les principaux scénarios, tous les groupes d’âge enregistrent ainsi une progression réelle par habitant à long terme, car les revenus disponibles[3] augmentent. Cependant, un effet de distribution spécifique se manifeste : avec le vieillissement, cette progression sera particulièrement faible pour les classes d’âge moyennes en raison de la hausse structurelle des dépenses publiques, inégalement répartie entre les générations. Dans le modèle, la charge principale pèse avant tout sur les classes d’âge moyennes du fait de leurs taux d’activité plus élevés. Des analyses de sensibilité ont confirmé la stabilité de ces résultats par rapport aux changements de paramètres.
Accroître l’immigration ne suffit pas
Les résultats des scénarios spécifiques ne peuvent être présentés ici que sous forme d’aperçu. Les scénarios supplémentaires, cinq en tout, sont des variantes des scénarios de population et de population active[4] utilisés dans les simulations. Ils simulent une plus forte immigration, une meilleure conciliation entre travail et famille, une participation accrue des personnes plus âgées au marché du travail ainsi que des adaptations au niveau de l’activité professionnelle à la suite des réformes de l’âge légal de la retraite (« Rente 2030 » et « Rente 2040 »[5]).
Dans le scénario prévoyant une immigration accrue, le développement économique est d’abord plus positif comparé au scénario de référence – mais dans une très faible mesure selon l’aperçu par habitant (voir tableau). Les effets du vieillissement de la population indigène ne peuvent ainsi pas être compensés par l’immigration seule. Il en va de même, en principe, pour les taux d’activité plus élevés selon l’âge. Les scénarios envisageant une activité professionnelle accrue pronostiquent chacun une évolution plus favorable du PIB par habitant, tant par rapport aux scénarios principaux que par rapport au scénario spécial avec immigration accrue. C’est particulièrement vrai dans le scénario prévoyant une augmentation de l’activité professionnelle des personnes plus âgées. Mais là encore, les augmentations de l’activité professionnelle ne parviennent pas à compenser entièrement les effets négatifs du vieillissement. Il reste difficile de tirer des conclusions concrètes dans une perspective politique, car la modélisation macroéconomique requiert un niveau d’abstraction élevé. Toutefois, fondamentalement, on peut s’attendre à ce que les questions de distribution intergénérationnelle restent d’actualité à l’avenir, dans ce contexte de changement démographique.
Taux de croissance annuel moyen du PIB suisse par habitant selon les différents scénarios (2018–2060, en pour cent)
2018–2025 | 2026–2030 | 2031–2035 | 2036–2040 | 2041–2045 | 2046–2050 | 2051–2055 | 2056–2060 | |
Structure inchangée (référence) | 1,14 | 1,14 | 1,16 | 1,16 | 1,15 | 1,12 | 1,09 | 1,07 |
Scénarios principaux : | ||||||||
Référence | 0,63 | 0,52 | 0,64 | 0,75 | 0,81 | 0,81 | 0,80 | 0,86 |
Forte évolution démographique | 0,64 | 0,52 | 0,64 | 0,76 | 0,82 | 0,81 | 0,77 | 0,81 |
Faible évolution démographique | 0,61 | 0,50 | 0,63 | 0,75 | 0,83 | 0,82 | 0,82 | 0,90 |
Scénarios spécifiques : | ||||||||
Solde migratoire élevé | 0,64 | 0,56 | 0,64 | 0,70 | 0,80 | 0,79 | 0,77 | 0,81 |
Meilleure conciliation travail-famille | 0,86 | 0,63 | 0,70 | 0,81 | 0,85 | 0,83 | 0,80 | 0,86 |
Activité professionnelle accrue chez les plus âgés | 0,94 | 0,72 | 0,73 | 0,81 | 0,87 | 0,85 | 0,81 | 0,85 |
Rente 2030 | 0,63 | 0,73 | 0,70 | 0,77 | 0,85 | 0,83 | 0,79 | 0,84 |
Rente 2040 | 0,63 | 0,52 | 0,64 | 0,96 | 0,91 | 0,83 | 0,79 | 0,84 |
Source : Hauser et al. (2019)