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Des règles claires pour le marché du gaz

L’infrastructure de réseau des fournisseurs de gaz constitue un monopole naturel. Son accès n’est actuellement réglementé que de façon rudimentaire. Le Conseil fédéral entend clarifier la situation et instaurer une ouverture partielle du marché en édictant une loi.
Les fournisseurs de gaz peuvent aujourd’hui partiellement refuser l’accès au réseau de transport. Le Conseil fédéral compte changer la situation et édicter des règles claires concernant l’accès au marché. (Image: Keystone)

Le gaz est utilisé comme source d’énergie depuis plus de 150 ans en Suisse. Au milieu du XIXe siècle déjà, le « gaz de ville » était produit dans des usines municipales à partir de charbon ou d’autres combustibles (tourbe, bois, etc.) et servait tout d’abord à assurer l’éclairage public[1]. Avec l’essor de l’éclairage électrique à la fin du XIXe siècle, il est davantage utilisé pour cuisiner, produire de l’eau chaude puis chauffer les bâtiments.

Les premiers réseaux de conduites de gaz sont alors construits en ville afin d’approvisionner les consommateurs. Dès la fin du XIXe siècle, la plupart des fournisseurs de gaz et leurs réseaux sont devenus la propriété des communes. Dans les années 1960, ces usines communales ou municipales ont commencé à se regrouper au sein d’associations régionales et à raccorder leurs réseaux de distribution locaux à des réseaux de transport. Le gaz peut alors être transporté pour la première fois dans toute la Suisse via des réseaux entre-temps reliés au niveau européen (voir illustration). Ce raccordement a été effectué dans le cadre de la transition du gaz de ville produit au niveau local vers le gaz naturel transporté par-delà les frontières.

Réseau suisse de transport de gaz naturel (2017)




Source : Swissgas / carte modifiée et complétée : La Vie économique

Du gaz de ville au gaz naturel


À partir des années 1970, les proportions de gaz de ville et de gaz naturel ont beaucoup changé. En 1970[2], 1740 gigawattheures (GWh) de gaz de ville étaient encore produits à partir de charbon et de produits pétroliers, contre seulement 428 GWh de gaz naturel importé ; dix ans plus tard, on comptabilisait déjà 10 077 GWh de gaz naturel importé et seulement 200 GWh de gaz de ville. En forte hausse jusqu’au milieu des années 2000, la quantité de gaz naturel importé est depuis lors restée relativement stable. En 2018, 33 197 GWh de gaz naturel ont été importés, couvrant environ 14 % de la consommation finale d’énergie en Suisse. Le pays ne produit plus de gaz de ville aujourd’hui. Du biogaz indigène est en revanche injecté dans le réseau depuis 1998, à hauteur de 325 GWh pour l’année 2018, soit environ 1 % du gaz consommé.

L’extraction de gaz naturel en Suisse n’a pas eu le succès escompté. Elle n’a été mise en œuvre que dans la région de l’Entlebuch (LU) entre 1985 et 1992. Mis à part le biogaz indigène, le gaz consommé aujourd’hui en Suisse est donc importé. Il provient probablement en grande partie de Russie et de Norvège, comme c’est le cas pour toute l’Europe[3]. À noter cependant que celle-ci consomme de plus en plus de gaz naturel liquéfié provenant notamment du Qatar ou des États-Unis et acheminé par voie maritime.

En Suisse, plus de 40 % du gaz est utilisé par les ménages, environ 35 % par l’industrie et 22 % par le secteur des services. Seul 1 % de sa consommation concerne les transports (véhicules fonctionnant au gaz).

Absence de base légale fiable


Actuellement, le marché suisse du gaz n’est réglementé que de façon rudimentaire : la loi sur les installations de transport par conduites (LITC) datant de 1963 ne prévoit qu’une obligation de transporter le gaz en vertu de laquelle les gestionnaires de réseau sont tenus de se charger par contrat d’exécuter des transports pour des tiers dans les limites des possibilités techniques et des exigences d’une saine exploitation et pour autant que le tiers offre une rémunération équitable[4]. Pour le reste, le comportement des acteurs du marché est régi par les dispositions générales du droit de la concurrence, en particulier la loi sur les cartels et celle concernant la surveillance des prix[5].

Pour régler plus précisément l’accès au réseau, la branche gazière et deux associations de grands clients industriels – le Groupement d’intérêt Gaz naturel (IG Erdgas) et le Groupement d’intérêt des industries intensives en consommation d’énergie (Igeb) – ont conclu en 2012 une convention de branche[6]. Or, si celle-ci définit les conditions d’accès au réseau, elle ne le garantit pas à tous les consommateurs finaux : la capacité de transport réservée doit être au moins de 150 mètres cubes normalisés à l’heure (Nm3/h) depuis le 1er octobre 2015 (contre 200 Nm3/h auparavant), le gaz naturel doit être utilisé en premier lieu comme énergie de processus et le consommateur final doit disposer d’un équipement de mesure de la courbe de charge muni d’un système de transmission des données à distance. Depuis l’entrée en vigueur de cette convention en octobre 2012, l’industrie et la branche gazière ont mené des discussions en vue de son développement. Ces pourparlers se sont enlisés il y a quelque temps et sont au point mort depuis octobre 2019. Dans l’intervalle, la Commission de la concurrence a ouvert une procédure (voir encadré).

Malgré la convention de branche, l’insécurité juridique concernant les conditions d’accès au réseau demeure considérable. Seule une réglementation par une loi spéciale pourra la faire disparaître. C’est pourquoi le Conseil fédéral a mis en consultation fin octobre un projet de loi sur l’approvisionnement en gaz (LApGaz), qui doit régler l’accès au réseau et instaurer la sécurité juridique requise.

Position monopolistique des fournisseurs


Les dissensions entre la branche gazière et les clients industriels portent principalement sur le réseau. D’un point de vue économique, les réseaux de transport et de distribution des fournisseurs présentent les caractéristiques d’un goulet d’étranglement monopolistique stable. De ce fait, les gestionnaires de réseau – majoritairement des entreprises municipales ou communales – sont à même de prélever des rentes de monopole et d’étendre leur position dominante à des marchés voisins, avec les effets négatifs qui en découlent. Sans réglementation de l’accès au réseau, ce monopole sur le réseau induit donc un monopole sur l’acquisition, le négoce et la distribution de gaz, ainsi que sur les systèmes de mesure. Même s’il existe d’autres technologies pour produire de la chaleur ambiante et que le gaz est ainsi exposé à une concurrence à moyen ou long terme dans ce domaine, les propriétaires immobiliers dépendent de leur fournisseur local – à tout le moins à court terme. S’agissant de la chaleur utilisée dans les processus industriels, la conversion à un autre agent énergétique, pour autant qu’elle soit possible, n’est souvent réalisable qu’au prix d’importants investissements.

Des réformes sont nécessaires pour faire émerger la concurrence dans l’acquisition, le négoce et la distribution de gaz. Concrètement, l’accès au réseau doit être réglementé de sorte que le gestionnaire de réseau doive permettre à des tiers d’utiliser le réseau sans discrimination. Il ne faut pas que celui-ci puisse empêcher la concurrence dans les trois domaines précités, même s’il est en situation de monopole naturel. Selon les observations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[7], cinq conditions doivent être réunies pour permettre la concurrence sur le marché du gaz :

  • mettre en œuvre un régime de réglementation garantissant l’accès aux segments non concurrentiels, en particulier au réseau de gazoducs ;
  • laisser le choix aux consommateurs ;
  • disposer d’un mécanisme permettant de répartir la capacité du réseau lorsqu’elle est limitée ;
  • confier les décisions réglementaires à une instance indépendante et spécialisée ;
  • séparer les segments non soumis à la concurrence (en premier lieu l’exploitation du réseau) des segments concurrentiels (en premier lieu la production, le négoce et la distribution).


Avec la LApGaz[8], le Conseil fédéral entend créer les conditions-cadres pour un accès non discriminatoire au réseau. Il prévoit que la Commission de l’électricité soit muée en Commission de l’énergie et endosse la fonction de régulateur également pour le marché du gaz. Il lui incombera notamment de vérifier les coûts de réseau. Elle aura certes besoin de davantage de personnel, mais pourra mettre à profit l’expertise et les instruments dont elle dispose dans le domaine de l’électricité dans son activité de surveillance du marché du gaz. Une nouvelle instance indépendante de l’économie gazière (dite « responsable de la zone de marché ») assurera la répartition des capacités du réseau de transport. Les gestionnaires de réseau seront tenus de séparer la comptabilité et les informations relevant de leurs réseaux du reste de leurs activités.

Pas d’ouverture complète du marché


Le degré d’ouverture du marché a constitué l’une des questions de fond dans l’élaboration de la LApGaz. Dans tous les États membres de l’Union européenne (UE), le marché du gaz est complètement ouvert pour tous les consommateurs finaux depuis juillet 2007 : chacun peut donc choisir son fournisseur, y compris les petits consommateurs ou les ménages. Pour mettre en place un tel marché intérieur, il a fallu largement uniformiser les règles régissant le transport de gaz entre les États membres de l’UE. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) recommande à la Suisse de s’aligner le plus possible sur les normes de l’UE pour élaborer la nouvelle loi[9].

Le Conseil fédéral a mené une vaste réflexion et procédé à un examen approfondi des avantages et des inconvénients d’une ouverture complète du marché. Sur la base des expériences des pays voisins, il a d’une part constaté que la concurrence dans le marché du gaz fonctionne, moyennant de bonnes conditions-cadres. Une telle concurrence serait probablement profitable financièrement à tous les consommateurs, grands ou petits[10]. Par ailleurs, les acteurs déjà établis sur le marché comme les nouveaux venus pourraient proposer des offres combinant différents domaines (électricité, gaz, chaleur ou électromobilité). À long terme, cela pourrait favoriser l’émergence de produits innovants.

En raison des grands défis à relever durant les prochaines années pour atteindre les objectifs fixés en matière de politique énergétique et climatique, le Conseil fédéral a également tenu compte des avantages d’une ouverture partielle du marché : les systèmes de chauffage fonctionnant aux énergies fossiles devraient à l’avenir être remplacés par des technologies alternatives et les besoins en chaleur devraient diminuer grâce aux mesures d’assainissement des bâtiments. Le nombre de ménages recourant au gaz devrait donc fortement se réduire.

Avec l’ouverture partielle du marché, les communes (qui détiennent les fournisseurs de gaz locaux) conservent une marge de manœuvre optimale pour accompagner ces changements. Premièrement, elles peuvent continuer à convenir avec ces fournisseurs qu’une certaine part de gaz renouvelable doit être livrée aux petits clients n’ayant pas la possibilité de choisir leur fournisseur. Elles peuvent ainsi influencer la composition du gaz et exiger un mélange contenant davantage de gaz issu de sources renouvelables. Deuxièmement, elles disposent avec les entreprises d’approvisionnement locales d’un interlocuteur central pour coordonner les travaux concernant l’approvisionnement en chaleur des petits consommateurs de gaz. Cette configuration pourrait notamment être utile dans les régions où un réseau de chaleur viendra renforcer (ou remplacer) le réseau de gaz existant.

Considérant qu’il faut laisser cette marge de manœuvre aux fournisseurs de gaz et aux communes, le Conseil fédéral propose une ouverture partielle du marché. La consultation sur le projet de la LApGaz dure jusqu’à mi-février prochain. Le message ad hoc qui sera élaboré sur la base des résultats de cette consultation devrait être soumis au Parlement en 2020.

  1. Voir Kupper et Pallua (2016). []
  2. Voir Ofen (2019). []
  3. La Confédération ne dispose pas de chiffres concernant la provenance du gaz consommé en Suisse. Selon la statistique annuelle de l’Association suisse de l’industrie gazière (Asig) pour 2017, 35 % de ce gaz provenait de l’Union européenne, 33 % de Russie, 22 % de Norvège et 10 % d’autres pays. []
  4. Voir art. 13, al. 1, LITC[]
  5. Voir la loi sur les cartels du 6 octobre 1995 et la loi concernant la surveillance des prix du 20 décembre 1985. []
  6. La convention d’accès au réseau pour le gaz naturel peut être consultée en ligne sur www.ocar-gaznaturel.ch, rubrique Téléchargements. []
  7. Voir OCDE Tables rondes sur la politique de la concurrence (2000). []
  8. Le projet mis en consultation est disponible en ligne sur www.admin.ch. []
  9. Voir AIE (2018). []
  10. Voir Infras et Frontier Economics (2016). []

Environ 40 % du gaz est utilisé par les ménages pour cuisiner et se chauffer, mais ces derniers ne devraient toujours pas pouvoir s’approvisionner sur le marché.


Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Christian Rütschi ; Zeno Schnyder von Wartensee ; (2019). Des règles claires pour le marché du gaz. La Vie économique, 19 décembre.

La Comco enquête

Depuis 2017, la Commission de la concurrence (Comco) a ouvert différentes enquêtes préalables pour rechercher d’éventuels indices de pratiques abusives de la part des gestionnaires de réseau. Elle traite principalement un cas survenu dans la région de Lucerne, dans lequel deux gestionnaires de réseau ont refusé d’acheminer du gaz naturel fourni par un tiers. En janvier 2019, elle a fait savoir qu’elle avait ouvert une enquête à ce sujet. Même si la décision de la Comco ne s’appliquera qu’au cas d’espèce, elle devrait lancer un signal fort à l’ensemble de la branche.