À l’instar des aciéries, les entreprises industrielles intensives en consommation de gaz naturel devraient réaliser des économies grâce à l’ouverture partielle du marché. (Image: Keystone)
Le marché suisse du gaz a en principe déjà été entièrement libéralisé en 1964. L’article 13 de la loi sur les installations de transport par conduites du 4 octobre 1963 stipule en effet que « l’entreprise est tenue de se charger par contrat d’exécuter des transports pour des tiers dans les limites des possibilités techniques et des exigences d’une saine exploitation et pour autant que le tiers offre une rémunération équitable ».
Cette loi s’est cependant torpillée elle-même, car le transit du gaz naturel par des tiers est réglé de façon si sommaire que ni les consommateurs finaux ni de nouveaux fournisseurs ne peuvent faire juridiquement valoir leurs préoccupations en la matière. En outre, l’Union européenne (UE) n’avait pas non plus ouvert son marché du gaz naturel avant le tout début de ce millénaire et les différences de prix avec l’étranger étaient trop faibles. Même les grands clients industriels n’avaient donc pas de raisons d’insister pour obtenir une baisse de prix chez les fournisseurs nationaux.
Ouverture pour 400 gros consommateurs
La libéralisation du marché du gaz européen dès 1998 a ensuite donné le coup d’envoi. Quatorze ans plus tard, l’industrie à forte consommation de gaz naturel – représentée par le Groupement d’intérêt Gaz naturel (IG Erdgas) et le Groupement d’intérêt des industries à consommation intensive d’énergie (Igeb) – a conclu une convention de branche de droit privé avec l’Association suisse de l’industrie gazière (Asig). Celle-ci permettait aux gros consommateurs de soutirer du gaz naturel du marché libre. À ce jour, un client sur mille est concerné, soit 400 entreprises qui consomment au total un peu moins d’un tiers du gaz soutiré à l’échelle du pays.
Les milieux intéressés n’ont toutefois pas encore pu s’accorder sur une libéralisation plus poussée du marché. Celle-ci viendra avec la nouvelle loi sur l’approvisionnement en gaz (LApGaz), mise en consultation fin octobre 2019 par le Conseil fédéral : elle ouvre le marché à quelque 40 000 clients dont la consommation annuelle de gaz naturel atteint au moins 100 mégawattheures. Le Conseil fédéral escompte des gains de prospérité grâce à une baisse du prix du gaz, à des innovations de produits, à de nouvelles opportunités commerciales et à des gains d’efficacité chez les entreprises.
Des baisses de prix attendues
Une étude[1] menée en 2015 par les cabinets de conseil Frontier Economics et Infras montre que les attentes de gains de prospérité placées dans la nouvelle LApGaz sont justifiées. Elle a analysé les différences entre les prix en Suisse et ceux connus en Allemagne et en Autriche, où le marché du gaz est entièrement libéralisé depuis des années. Auprès du fournisseur le plus avantageux, les clients commerciaux y payaient en 2015 un à deux centimes de moins par kilowattheure de gaz naturel qu’en Suisse. Pour les ménages, la différence (de deux à trois centimes) était encore plus élevée (voir illustration 1).
Ill. 1. Prix hors taxes du gaz pour les ménages en Suisse, en Allemagne et en Autriche
° Fournisseur établi (ayant approvisionné les clients dans le domaine monopolistique).
* Les nouveaux clients bénéficient souvent d’un bonus unique offert par le fournisseur à la conclusion du contrat.
Source : Verivox, E-Control, Surveillant des prix / La Vie économique
Relevons que dans les pays de référence, les coûts d’exploitation du fournisseur pour le processus de changement, la gestion des clients, l’infrastructure de données et de communication ainsi que le logiciel sont inclus dans le prix du gaz. Il est cependant peu probable qu’une ouverture du marché fasse baisser les prix aussi fortement en Suisse, notamment à cause des coûts de réseau plus élevés qu’en Allemagne (voir illustration 2).
Ill. 2. Prix à l’importation en Suisse comparés aux prix commerciaux pratiqués à l’étranger (2008–2015)
Source : Energate, Direction générale des douanes / La Vie économique
Les baisses de prix potentielles sont donc évaluées avec une certaine retenue dans l’étude, laquelle suppose que les entreprises industrielles et celles de taille moyenne qui changent de fournisseur de gaz pourraient économiser environ 10 % en moyenne, soit 0,6 centime par kilowattheure. La réduction de prix pourrait être un peu plus importante pour les ménages disposés à changer souvent de fournisseur, qui profiteraient plusieurs fois du bonus unique à la conclusion d’un nouveau contrat. Selon le projet de LApGaz mis en consultation, ils ne seront néanmoins qu’une faible minorité à pouvoir accéder au marché libre. Quelque 360 000 clients (des ménages privés pour la plupart) consomment en effet moins de 100 mégawattheures de gaz naturel par an.
Le comportement des clients est déterminant
Afin de conserver les clients qui auront accès au marché libre après son ouverture, certains fournisseurs de gaz baisseront proactivement les prix, y compris pour ces consommateurs. L’étude prend ici en compte (toujours avec une certaine retenue) une réduction de seulement 1 %. À titre de comparaison, la réduction de prix est estimée à 10 % environ pour les clients qui changent de fournisseur.
Le nombre de clients qui changeront de fournisseur après l’ouverture du marché est donc déterminant. Les expériences des acteurs européens permettent de tirer deux leçons à cet égard. Premièrement, la propension à changer de fournisseur est proportionnelle à la consommation. Deuxièmement, le taux de changement augmente dans les années suivant l’ouverture du marché, car les clients sont mieux sensibilisés et les processus deviennent plus simples. Dans l’étude, il a été estimé que dix ans après l’ouverture du marché, environ six moyennes entreprises et quatre établissements industriels sur dix auront changé de fournisseur, mais sensiblement moins de ménages. Selon l’hypothèse analysée par l’étude, seul un quart des clients changeraient de fournisseurs dans les dix ans.
Économies annuelles de 30 millions de francs
Au bout du compte, les consommateurs finaux économiseront plus de 30 millions de francs par année dix ans après l’ouverture du marché proposée par le législateur – une estimation prudente, déjà du seul fait des hypothèses conservatrices. Des chances d’économies supplémentaires apparaissent en outre si l’ouverture partielle se répercute également de manière indirecte sur le marché déjà libéralisé des gros consommateurs. Il est ainsi tout à fait imaginable que, la dynamique accrue du marché aidant, les entreprises à forte consommation de gaz naturel changent à l’avenir plus souvent de fournisseur. Elles pourront alors économiser beaucoup d’argent même avec un avantage de prix faible, un aspect important pour ces entreprises généralement exposées à la concurrence internationale.
Les ménages (360 000 clients consommant près d’un tiers du gaz naturel écoulé en Suisse) se voient refuser toute chance de réduire leur facture de gaz. Avec le seuil de 100 mégawattheures, le monde politique renonce à 30 millions de francs d’économies annuelles supplémentaires dont les petits consommateurs profiteraient dix ans après une ouverture complète du marché. Le Conseil fédéral justifie son choix essentiellement par le fait que les communes, qui détiennent souvent l’approvisionnement en gaz, pourront mieux mettre en œuvre les objectifs de politique énergétique et climatique si le marché monopolistique pour les petits consommateurs est maintenu.
Aussi intéressant pour les fournisseurs de gaz
La décision d’ouvrir partiellement le marché n’a pas mis l’accent sur les coûts de conversion uniques des fournisseurs de gaz, qui seraient plus élevés dans un marché totalement ouvert que dans le cas d’une ouverture partielle. Et ce à juste titre, comme le confirme l’étude : les effets positifs des économies durables pour les petits consommateurs sont beaucoup plus importants du point de vue économique que les coûts supplémentaires ponctuels liés à la conversion. Ces coûts additionnels couvrent l’acquisition des nouveaux systèmes informatiques et de mesure ainsi que des logiciels adaptés à l’ouverture du marché pour les 360 000 clients restants.
Par ailleurs, l’ouverture complète du marché ne ferait que renforcer ce qui se produit déjà d’une certaine manière avec l’ouverture partielle : le contexte concurrentiel accroît l’efficacité des entreprises d’approvisionnement en matière d’acquisition, de négoce et de distribution du gaz naturel. À court terme, la branche accusera sans doute un léger recul de l’emploi, lequel sera rapidement compensé grâce à de nouveaux produits ou à de nouveaux modèles d’affaires visant à fidéliser les clients, comme le montrent les expériences faites en Allemagne et en Autriche.
- L’article repose sur une étude des cabinets de conseil Frontier Economics et Infras. Voir : Perner J., Rodgarkia-Dara A., Vettori A. et Iten R. (2016). « Étude sur les différentes manières possibles d’ouvrir le marché suisse du gaz », rapport pour l’Office fédéral de l’énergie, Berne. []
Proposition de citation: Vettori, Anna; Perner, Jens (2019). Des millions d’économies grâce à l’ouverture partielle du marché du gaz. La Vie économique, 19. décembre.