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Le dépistage permet de déceler des cartels dans la construction

Deux expertises n’ont détecté aucun indice d’entente illégale dans le secteur de la construction en Thurgovie et à Schwyz. Le dépistage semble donc avoir également un effet préventif.
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Plusieurs milliards de francs sont dépensés chaque année dans le génie civil public. Un chantier dans les gorges de Schöllenen, dans le canton d’Uri. (Image: Keystone)

La Commission de la concurrence (Comco) découvre régulièrement des ententes entre les entreprises sur les marchés publics et privés. Cette année, elle a par exemple infligé une amende de quelque 11 millions de francs à des entreprises de construction grisonnes pour une entente sur le prix des travaux routiers pendant de longues années.

Les ententes touchant à la construction peuvent avoir de lourdes conséquences économiques : le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) estime que les investissements dans ce secteur représentent environ 10 % du produit intérieur brut (PIB)[1].

Dans ce contexte, les services des travaux publics des cantons de Schwyz et de Thurgovie ont voulu en savoir davantage sur l’évolution de leurs marchés publics au cours des dernières années. Ils ont ordonné deux expertises statistiques visant à détecter tout indice en relation avec d’éventuels « cartels de soumission »[2] dans les marchés publics de génie civil et de travaux routiers.

Des coûts économiques élevés


D’un point de vue économique, les ententes cartellaires engendrent des prix trop élevés et une production inefficace. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les offres sont en moyenne 10 à 20 % plus élevées en cas d’existence d’un cartel[3]. Des études empiriques plus récentes estiment même que la surfacturation atteint en moyenne 45 %[4]. Dans l’exemple du cartel tessinois de l’asphaltage des routes, en place jusqu’à fin 2004, la Comco avait mis en évidence une majoration de 30 % de la part des membres du cartel par rapport aux prix pratiqués après la fin du cartel[5].

Le préjudice économique potentiel est donc énorme. En outre, les ententes cartellaires touchent souvent les marchés publics et, par conséquent, l’argent des contribuables. C’est pourquoi la lutte contre les cartels de soumission a constitué l’un des axes prioritaires de la politique de la concurrence en Suisse ces dix dernières années.

Les ententes cartellaires sont difficiles à démasquer. Par le passé, les organes de surveillance attendaient souvent que les cartels soient découverts à la faveur d’une plainte, d’une dénonciation volontaire ou d’un lanceur d’alerte. La Comco recourt aujourd’hui au dépistage statistique des cartels de soumission pour réduire la dépendance face aux avis de tiers et accroître l’effet dissuasif face à l’émergence des cartels[6].

C’est sur la base d’une telle étude statistique que la Comco a ouvert en 2013 une enquête dans les cantons de St-Gall et de Schwyz, à l’issue de laquelle huit entreprises actives dans le génie civil et la construction de routes ont été sanctionnées. Le dépistage statistique s’utilise de plus en plus au niveau international. L’autorité britannique de la concurrence met par exemple un outil de dépistage anti-cartels à disposition des organes adjudicateurs.

Détecter les entreprises singulières


Une méthode de dépistage à deux paliers a été utilisée pour les expertises dans les cantons de Thurgovie et de Schwyz. Au premier palier, une « analyse de signalisation » permet de classer les adjudications selon des indicateurs statistiques clés : celles qui représentent une anomalie statistique sont classées « rouges », les autres « vertes ». Au deuxième palier, les adjudications classées « rouge » sont analysées. Le comportement des entreprises est notamment comparé au fil des années ou dans différentes régions. Cette approche permet d’identifier les entreprises singulières et d’étudier leurs interactions avec d’autres entreprises singulières.

Au premier palier, une adjudication est classée « rouge » lorsqu’une grande différence de prix sépare l’offre la plus basse de la deuxième offre la plus basse, alors que les autres offres se tiennent (voir illustration). Cette constellation indique la présence d’offres dites « de couverture » : en fixant leur offre avec une différence assez grande par rapport à la meilleure offre, les autres membres du cartel font en sorte que l’adjudicataire pressenti remporte effectivement le marché, attendu que l’adjudication est en règle générale influencée par plusieurs critères, comme les ressources techniques ou les références. Les entreprises qui se prêtent au jeu des offres de couverture attendent en retour de pouvoir profiter d’une prochaine adjudication par le même mécanisme.

Offres de couverture dans un marché public pour l’asphaltage des routes au Tessin




Remarque : l’offre de l’entreprise 1 présente une différence de prix relativement importante avec les autres offres. Ces dernières ont le profil type des offres « de couverture » d’un cartel.

Source : Comco (2008) ; données tirées de Imhof et al. (2018) / La Vie économique

Les adjudications sont classées « rouges » lorsque les indicateurs statistiques sont supérieurs ou inférieurs à certains seuils déterminés à partir d’enquêtes précédentes. La Comco a opté pour cette démarche comparative dans le cas du dépistage dans les cantons de St-Gall et de Schwyz[7]. Les nouvelles techniques d’apprentissage automatique présentées dans la littérature scientifique récente permettent d’associer plusieurs indicateurs de façon à identifier la probabilité d’une entente lors de certaines adjudications[8].

Thurgovie et Schwyz : la leçon est efficace


Les expertises effectuées dans les cantons de Thurgovie et de Schwyz n’ont pas détecté d’adjudication singulière dans la grande majorité des cas. Les sanctions de la Comco contre les entreprises actives dans le génie civil et la construction de routes à Schwyz se rapportent aux années 2002 à 2009[9]. Cette période n’a pas été prise en compte dans l’expertise présentée ici.

Dans le canton de Thurgovie, on constate certaines anomalies statistiques dans les appels d’offres sur invitation. Dans ce type de procédure, l’adjudicateur ne publie pas d’appel d’offres, mais invite directement au moins trois soumissionnaires à présenter une offre. Fait intéressant dans le canton de Thurgovie : le nombre en soi assez faible d’adjudications singulières baisse à partir de 2013. On peut supposer que les activités de la Comco entre fin 2012 et 2013, notamment l’ouverture et l’extension de l’enquête aux Grisons et l’ouverture des enquêtes dans les cantons de St-Gall et de Schwyz, ont fait réfléchir les acteurs de la construction.

Quels enseignements les deux cantons ont-ils tirés de ces expertises ? Dans sa réponse, le canton de Thurgovie estime notamment que les services compétents seront à l’avenir davantage enclins à opter pour les appels d’offres en procédure ouverte – même lorsqu’un appel d’offres sur invitation ou de gré à gré est possible du point de vue des seuils légaux[10]. Les deux cantons ont par ailleurs annoncé vouloir réitérer périodiquement les enquêtes de dépistage statistique, escomptant un effet dissuasif face à l’émergence des cartels.

Un effet préventif


Le dépistage statistique cantonal semble donc constituer un moyen approprié pour lutter contre les cartels de soumission. Si un dépistage détecte des anomalies laissant supposer des ententes illégales, les services concernés peuvent contrer ces ententes en prenant des mesures appropriées, par exemple en faisant appel à la Comco. Au demeurant, les expertises cantonales ont également un effet préventif, puisque le risque de détection augmente pour les entreprises régionales. Si la Comco peut être considérée comme une autorité fédérale « bien éloignée » pour un cartel de la construction, le fait qu’un canton communique ses activités de dépistage et les résultats qu’il obtient rend le risque de détection beaucoup plus tangible.

Certes, les entreprises peuvent théoriquement adapter leur comportement en fonction des méthodes décrites dans les expertises publiées pour réduire le risque statistique de détection. Mais cela rend les ententes onéreuses et beaucoup plus difficiles à organiser – sans oublier qu’un risque résiduel de dépistage à l’aide de nouvelles méthodes subsiste.

Si cet effet dissuasif permet bien d’éviter des cartels, les entreprises devraient par conséquent se comporter de manière conforme aux règles de la concurrence, ce qui assure le bon fonctionnement des marchés cantonaux et empêche les pertes d’efficacité inhérentes aux cartels. La prévention s’accompagne à ce titre d’un gain économique, sans compter que les cantons voisins peuvent également profiter d’effets de propagation.

Enfin, le dépistage statistique est également bénéfique pour le secteur de la construction : des résultats positifs permettent de fortifier la confiance et de redorer l’image quelque peu égratignée de cette branche essentielle pour l’économie suisse.

  1. KOF (2019). []
  2. Haute école de Lucerne (2019a, 2019b). []
  3. OCDE (2002). []
  4. London Economics (2011). []
  5. Comco (2008). []
  6. Karagök (2018). []
  7. Imhof et al. (2018). []
  8. Huber et Imhof (2019). []
  9. Comco (2016). []
  10. Canton de Thurgovie (2019). []

Bibliographie

Bibliographie

Proposition de citation: Wallimann, Hannes; Wegelin, Philipp (2019). Le dépistage permet de déceler des cartels dans la construction. La Vie économique, 19. décembre.