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« Le coronavirus est un poison pour le marché suisse de l’immobilier »

Expert du marché de l’immobilier, Donato Scognamiglio considère que ce sont les surfaces artisanales et les espaces de bureau qui pâtiront le plus de la crise. Il estime qu’un client commercial sur cinq ne pourra plus s’acquitter de son loyer et s’attend à une correction des prix.
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« Je pars du principe que le monde va se numériser. Les surfaces de bureau seront moins demandées », estime Donato Scognamiglio. (Image: sp)
M. Scognamiglio, vous êtes à la tête d’une des plus grandes sociétés d’expertise immobilière de Suisse et dirigez une centaine de collaborateurs. Avez-vous dû déposer une demande de chômage partiel ?

Certaines de nos activités sont en effet devenues impossibles avec le confinement : plusieurs acheteurs et vendeurs ont annulé des visites de propriétés de peur de contracter le Covid-19. Il n’est pas possible d’expertiser les biens par vidéoconférence en assurant une prestation de qualité similaire. Toutefois, nous avons avancé d’autres travaux, ce qui nous a permis d’éviter le chômage partiel.

Quel est l’impact de la crise du Covid-19 sur le marché suisse de l’immobilier ?

Le coronavirus est un poison pour le marché, notamment en raison de l’incertitude qu’il suscite. Auparavant, c’était l’évolution des taux d’intérêt qui était notre principale préoccupation. Nous ne prévoyions pas de pertes de loyer de cette ampleur dans les projections qui sous-tendent nos expertises immobilières.

Quels secteurs auront à déplorer des pertes de loyers ?

Nous pensons que les surfaces artisanales, commerciales et de bureau seront les plus touchées par la crise, soit 20 % du parc immobilier suisse. Nous estimons ainsi que 20 % des clients commerciaux ne pourront plus s’acquitter de leur loyer pendant un certain temps et partons de l’idée que les revenus locatifs des immeubles commerciaux baisseront. Nous prévoyons en revanche peu de pertes de loyers pour les logements.

Pourquoi ?

Le logement représente 20 % du budget des ménages. Si leur situation se dégrade car une personne sur trois est au chômage partiel et ne reçoit par conséquent plus que 80 % de son salaire, ils feront des économies sur d’autres postes de dépenses comme des biens de luxe ou les vacances. Évidemment, il y a aussi des cas de détresse.

Parlons du télétravail : les surfaces de bureau enregistreront-elles un recul de la demande, car il est apparu que le télétravail fonctionne ?

Oui, tout à fait. Nous avons passé un test grandeur nature. Je pars du principe que le monde va se numériser. Les surfaces de bureau seront moins demandées. Nous-mêmes cherchions un nouvel emplacement à Zurich, mais cette crise nous incite à recalculer la surface dont nous aurons besoin, car chaque collaborateur pourra à l’avenir travailler sans problème une fois par semaine chez lui, ce qui réduit la surface de bureau nécessaire. Cela n’est toutefois qu’un aspect de la question, des tendances contraires pourraient se manifester en parallèle. Nous ne savons pas encore si l’État adoptera des dispositions qui nous obligeront à espacer davantage les postes de travail.

 

Le logement reste un besoin de base, avec ou sans coronavirus.

 

Environ 60 % des Suisses sont locataires. Quel est l’impact de la crise sur les loyers ?

Aucun ou presque dans le court terme. Nous devons bien habiter quelque part. Le logement reste un besoin de base, avec ou sans coronavirus. La location fait ainsi partie des services fondamentaux. L’ordre des priorités va de la location à l’achat d’une maison, puis à l’acquisition d’une résidence secondaire et, en dernier lieu, d’un château.

Les associations de défense des locataires ne cessent de se plaindre de la hausse des loyers. Avec raison ?

Nous avons plus de 600 000 contrats de bail que nous évaluons régulièrement. Les loyers n’augmentent pas pour 90 % des locataires qui occupent l’appartement depuis un an au moins. Ils sont relevés après des rénovations et en cas de déménagement, mais actuellement pas pour les logements déjà loués.

Les loyers sont donc stables pour les baux en vigueur ?

Oui, ils stagnent, voire diminuent légèrement, mais ne reculent pas dans la même proportion que le taux de référence. Seul un tiers des locataires demandent une réduction de loyer lorsque ce taux baisse.

Pourquoi sont-ils si peu nombreux ?

Les locataires qui habitent depuis 20 ans dans le même appartement et dont le loyer n’a jamais augmenté ne veulent pas se brouiller avec leur propriétaire. Après avoir pesé le pour et le contre, la plupart préfèrent s’abstenir de demander une baisse. Les loyers offerts sur le marché – c’est-à-dire le loyer pour un logement rénové, mais équivalent à tous les autres égards – peuvent par exemple être 30 à 50 % plus élevés pour un appartement de 4,5 pièces bien situé. On préfère donc rester attentiste dans son appartement. En outre, une fois dans l’appartement, le droit du bail prévaut : les bailleurs ne peuvent relever le loyer que lorsque leurs coûts augmentent ou qu’ils effectuent des transformations. Selon des sondages, plus de 80 % des locataires sont satisfaits de leur situation. Ceux qui changent sans cesse de logement n’ont pas de chance, en particulier s’ils habitent à Seefeld, le quartier à la mode de Zurich. Ils doivent en effet supporter à chaque fois les loyers les plus actuels et les plus chers.

Assiste-t-on à un phénomène d’exode urbain ?

Considéré sur une longue période, nous observons des vagues. Un exemple : il y a six ans, la ville de Zurich a franchi la barre des 400 000 habitants. Le 400 000e a même reçu un cadeau de la présidente de la ville. Or, si l’on étudie l’évolution de la population de Zurich, on s’aperçoit qu’elle avait déjà dépassé ce chiffre dans les années 1970. Ensuite, les gens sont retournés à la campagne et maintenant, ils reviennent en ville. Ce sont des vagues et le coronavirus pourrait initier un nouveau mouvement vers la campagne.

La Suisse compte 40 % de propriétaires. Quel sera l’impact de la crise sur la valeur de leur logement ?

Il y a de bonnes raisons d’espérer que les prix des logements en propriété ne reculent pas sensiblement à court terme, même si la demande semble actuellement connaître un léger tassement. L’achat d’un logement est en effet la plus importante décision d’investissement que prend un particulier et une crise n’est pas le bon moment pour faire le pas.

Alors pourquoi les prix ne baissent-ils pas ?

Parce que les propriétaires sont eux aussi inquiets. Autrement dit, il y a moins d’offres sur les plateformes de vente immobilière, ce qui soutient les prix. Ceux-ci devraient donc rester stables, ou du moins ne plus augmenter au même rythme que ces dernières années.

Dans quelle proportion les prix des biens résidentiels ont-ils augmenté ces 20 dernières années en Suisse ?

Ils ont pratiquement doublé, ne cessant d’augmenter après la crise de l’immobilier qui a frappé la Suisse de 1990 à 1998. Selon notre indice, les prix des villas ont depuis lors bondi de 84 % et ceux des appartements en PPE de 93 %. Les immeubles locatifs ont permis aux investisseurs de réaliser des rendements de 8 % par an. Les biens résidentiels étaient donc très attractifs durant cette période.

La question de la bulle immobilière semble incontournable…

Nous estimons qu’un certain risque de bulle immobilière existe pour les immeubles de rapport. Les taux bas constituent l’une des raisons qui expliquent la hausse des prix, outre la progression des revenus, la bonne conjoncture avant la crise du coronavirus, la forte immigration et la ressource en sol limitée. La « politique de l’argent gratuit » menée par la Banque nationale a entraîné des erreurs d’allocation massives dans le domaine immobilier. La BNS est certes venue en aide au secteur de l’exportation, mais a aussi rendu l’endettement extrêmement attrayant. Toute personne qui s’est endettée a multiplié par deux la valeur de ses immeubles en 20 ans, mais ses dettes sont restées au même niveau. L’argent gratuit a conduit à un endettement important des particuliers : le volume des hypothèques atteint 1000 milliards de francs pour une population de près de 9 millions d’habitants, ce qui fait des Suisses les citoyens les plus endettés au monde.

Les banques examinent le dossier des clients en quête d’une hypothèque à la loupe et appliquent un taux d’intérêt théorique de 4 à 5 %, ce qui devrait réduire le nombre de nouvelles hypothèques octroyées. Est-il possible que les banques fassent de nombreuses exceptions ?

Non, les règles concernant les fonds propres et la capacité financière des clients sont dans l’ensemble respectées même en ces temps difficiles, ce qui n’empêche naturellement pas les banques d’examiner les particularités de chaque dossier. La banque qui fait trop d’exceptions à ses propres règles doit soit modifier sa politique, soit fournir des explications à la Finma. Toutefois, eu égard à la récession qui s’annonce, nous escomptons une contraction notable du volume des hypothèques octroyées par les banques durant le second semestre de cette année. Je ne m’attends en revanche pas à un assouplissement des règles d’octroi.

 

La Suisse est un pays de locataires et le restera.

 

Ces dernières années, les salaires n’ont de loin pas suivi le rythme de la hausse des prix de l’immobilier. Ceux qui voulaient accéder à la propriété ont-ils raté le train ?

Ce train repassera peut-être grâce au coronavirus. Je m’explique : la Suisse compte 60 % de locataires. Pour 90 % d’entre eux, devenir propriétaires n’est pas une option, car leurs fonds propres et leurs revenus sont insuffisants face aux prix élevés du marché. Si, contrairement à mes prévisions, ces prix reculaient à moyen terme en raison de la crise du coronavirus, l’accès à la propriété pourrait redevenir une réalité pour une petite partie d’entre eux. Mais la Suisse est un pays de locataires et le restera après la fin de la crise. Actuellement, acheter revient moins cher que louer si l’on tient compte uniquement des intérêts et de l’amortissement de l’hypothèque. Cela ne s’applique toutefois qu’à ceux qui peuvent se le permettre et satisfont aux règles strictes en matière de capacité financière.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Si vous voulez acheter un appartement valant un million de francs, vous devez disposer de 20 % de fonds propres, c’est-à-dire 200 000 francs. L’hypothèque de 800 000 francs, soit 80 % de la valeur du bien, coûte actuellement 8000 francs d’intérêt par an avec un taux de 1 %. En outre, vous devez amortir 150 000 francs durant les 15 premières années pour ramener la dette à 650 000 francs, soit 10 000 francs de plus par an durant ces 15 premières années. De nombreux ménages suisses pourraient sans problème se permettre de payer ces 18 000 francs, même en ajoutant les frais d’entretien de leur propriété. Toutefois, la banque utilise d’autres bases de calcul et fait preuve de davantage de prudence. En vertu des règles en matière de capacité financière, elle applique un taux d’intérêt théorique de 5 % et y ajoute 1 % d’amortissement. Sur 800 000 francs, ces 6 % représentent donc 48 000 francs. Étant donné que les coûts du logement ne doivent pas dépasser un tiers du revenu, un acquéreur potentiel doit, dans cet exemple, gagner au moins 144 000 francs par an pour satisfaire aux règles bancaires. Si l’on ne considère que les intérêts, l’achat est donc une meilleure option que la location, mais comme déjà dit, seulement pour ceux qui peuvent satisfaire aux règles strictes des banques.

 

Le marché suisse de l’immobilier résidentiel est trop grand pour faire faillite

 

Statistiquement, les prix de l’immobilier suisse s’effondrent de 40 % tous les 20 ans. Cela devrait se produire maintenant…

Il y a déjà longtemps que nous nous attendons à une correction, ce qui ne veut pas dire que cette baisse sera de 40 % et qu’elle affectera tous les segments. Si le PIB suisse chute autant que le prévoit le Secrétariat d’État à l’économie, les prix des locaux commerciaux seront revus à la baisse. Ceux des logements occupés par leur propriétaire devraient être moins touchés, exception faite des propriétés de luxe. Néanmoins, si la baisse de prix se généralise, le risque existe que la dette des ménages qui viennent de contracter une hypothèque dépasse 80 % de la valeur de la propriété et que les propriétaires soient contraints de procéder à des amortissements supplémentaires. Des obligations d’amortissement pourraient alors survenir et la majorité de ces ménages ne pourraient probablement pas y faire face. Mais le marché suisse de l’immobilier résidentiel est trop grand pour faire faillite.

Pourquoi ?

Les ménages suisses sont les plus fortunés d’Europe, mais aussi les plus endettés. Comme je l’ai dit, les dettes hypothécaires avoisinent 1000 milliards de francs, soit près d’une fois et demie le PIB. Pour réduire les risques sur le marché hypothécaire, la Finma a durci en 2012 déjà les exigences pour les financements hypothécaires de logements en propriété. En effet, l’effondrement de ce marché serait catastrophique.

Quelles en seraient les conséquences ?

Nous assisterions à des ventes forcées, ce qui n’est dans l’intérêt de personne, car le propriétaire perd alors généralement son logement et la banque se retrouve soudainement propriétaire d’immeubles. Mais nous n’en arriverons à mon avis pas là. Les taux d’intérêt sont bas et la demande de biens liquides restera forte après la fin de la pandémie, de sorte que les prix de l’immobilier ne fléchiront pas. Les taux bas garantissent également que les débiteurs hypothécaires pourront continuer à honorer leurs dettes même si leurs revenus diminuent et qu’il ne sera pas nécessaire de réévaluer prématurément leur propriété.

Proposition de citation: Tesar, Nicole (2020). « Le coronavirus est un poison pour le marché suisse de l’immobilier ». La Vie économique, 14. mai.

Donato Scognamiglio

Donato Scognamiglio (50 ans) est directeur et associé de la société de conseil immobilier Cifi. Sise à Zurich, l’entreprise emploie 100 collaborateurs à Zurich, Lausanne et en Asie. M. Scognamiglio a en outre été désigné par le Conseil fédéral comme représentant des débiteurs hypothécaires suisses au sein du conseil d’administration de la Banque des lettres de gage d’établissements suisses de crédit hypothécaire. Il donne également des cours sur l’immobilier à l’université de Berne, où il a obtenu son diplôme en économie publique et d’entreprise. Il vit avec sa famille dans le canton de Zurich.