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Le choléra, la peste et l’innovation

L’Europe connaît régulièrement des épidémies depuis le Moyen Âge. Les crises économiques qui les accompagnent ont accéléré l’innovation, favorisant notamment l’émergence de la typographique et des réseaux d’eau potable.

Le choléra, la peste et l’innovation

La demande de vaccins est restée modeste lors de la pandémie de grippe porcine. Une pharmacie à New York en 2010. (Image: Alamy)

Les épidémies frappent l’humanité depuis des siècles et ont un impact durable sur l’économie et la société. Connue comme une calamité depuis l’Antiquité, la peste est particulièrement bien ancrée dans la mémoire collective. Depuis sa disparition progressive de l’Europe à partir de la fin du XVIIe siècle, d’autres infections telles que la dysenterie, la syphilis, le typhus, la variole et le paludisme sont devenues de plus en plus courantes.

Au XIXe siècle, le choléra a ravagé les pays européens. Au XXe siècle, la grippe s’y est propagée en plusieurs vagues. Puis de nouvelles menaces ont pris le relais, telles que le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), l’Escherichia coli enterohémorragiques (Ehec), le Sras et, maintenant, le coronavirus.

La peste noire


Toutes ces maladies infectieuses ont bouleversé le développement économique en Europe. Parmi les épidémies de peste, la « peste noire » de 1348–1353 est particulièrement spectaculaire : elle a probablement fait plus de 20 millions de victimes, soit entre un quart et un tiers de la population de l’époque. Venue d’Asie, elle est entrée dans le réseau commercial génois via la ville portuaire de Caffa (aujourd’hui Théodosie, en Crimée) et s’est répandue dans toute l’Europe.

Ses répercussions ont été économiques et politiques, mais aussi religieuses, culturelles et médicales. Sur le moment, la vie publique s’est presque totalement effondrée, comme en témoigne le recueil de nouvelles « Le Décaméron », du Florentin Giovanni Boccaccio.

À plus long terme, les pertes démographiques massives ont entraîné l’abandon de terres arables pauvres et non rentables, provoquant la désertion de nombreux villages et la désertification de pans entiers du territoire. Dans les villes, au contraire, les salaires et le niveau de vie global ont augmenté. Parallèlement, la hausse du coût de la main-d’œuvre a stimulé les innovations techniques destinées à mécaniser le travail manuel à haute intensité de coûts, à l’image de l’imprimerie. La mise en quarantaine des navires décrétée par les villes d’Italie du Nord pour se protéger de la peste a également eu un impact sur le commerce et l’économie. Elle est devenue l’une des mesures classiques de protection contre les épidémies durant les siècles suivants, les commerçants et les équipages de navires étant confinés pendant 30 puis 40 jours, principalement dans des lazarets. Plusieurs chercheurs voient un lien de causalité direct entre la « peste noire », la fin de la société médiévale et le début de la Renaissance.

L’épidémie de choléra à Hambourg


Le choléra est considéré comme le grand mal du XIXe siècle. Une courte période d’incubation et une évolution rapide l’ont cantonné longtemps à l’Asie. Cette situation a changé avec le développement du commerce mondial, qui s’est étendu depuis l’Inde le long des routes commerciales vers l’ouest, permettant à la maladie d’atteindre l’Europe en plusieurs étapes à partir des années 1830. Le spectre d’une épidémie terrifiait à lui seul les populations. L’incertitude sur les voies d’infection, les symptômes effroyables et la mort « venue de nulle part » exacerbaient encore les réactions.

L’épidémie de choléra des années 1890, que Hambourg est la seule grande cité européenne à avoir subie, est particulièrement bien documentée. En quelques semaines, elle y a tué plus de 8000 personnes. Comme l’eau potable de Hambourg n’était pas filtrée, les agents pathogènes avaient pu se propager dans toute la ville par le système central de distribution d’eau. Connue pour son esprit commerçant, la cité allemande avait donc fait un mauvais choix en matière d’économies.

Le même schéma type de réaction de toutes les grandes épidémies a été observé à Hambourg : la menace a initialement été minimisée, mise sur le compte d’une simple recrudescence de gastro-entérite indigène. Lorsque l’épidémie n’a plus pu être niée, on a assisté à une réaction panique de fuite, avec une explosion du nombre de billets de train vendus aux habitants qui pouvaient se permettre de quitter la cité. Une fois le phénomène disparu, la recherche des coupables a commencé, en particulier parmi les étrangers et les marginaux. Dans le cas de Hambourg, il s’agissait alors de migrants juifs.

Des réformes sanitaires


Le choléra est vu comme le moteur de réformes sanitaires capitales en matière de distribution d’eau et de canalisations, qui ont été systématiquement mises en œuvre dans de nombreuses villes européennes à partir des années 1870. Avec le choléra pour argument, les municipalités ont fourni des prestations techniques et financières d’avant-garde.

Max von Pettenkofer, le premier titulaire d’une chaire d’hygiène à Munich, a souligné dans son « Hygiène expérimentale » l’importance des actes écologiques : puisque les miasmes causés par la pourriture et la décomposition des sols humides sont à l’origine d’épidémies, le choléra pourrait être stoppé par le drainage des sols, c’est-à-dire l’assainissement. Cette thèse a incité les villes à prendre des mesures prophylactiques, qui promettaient à leur tour des retombées économiques. Les infrastructures sanitaires sont désormais considérées comme essentielles au fonctionnement d’une ville contemporaine, alors que les interventions traditionnelles de l’État comme la quarantaine apparaissaient contre-productives dans une économie moderne basée sur le libre-échange de biens et de services. Selon Pettenkofer, l’arrêt du commerce était un plus grand mal que le choléra lui-même.

Dans la description de son économie du « capital humain », Pettenkofer souligne que les vies sauvées grâce aux mesures sanitaires et les jours de maladie épargnés dépassent de loin le coût des investissements dans les infrastructures. Même si son approche a ensuite été de plus en plus remplacée par la bactériologie de Robert Koch, centrée sur l’agent pathogène dans l’eau, les calculs coûts-bénéfices devaient à l’avenir façonner la vision des épidémies.

Dans le cas de Hambourg, des dommages estimés à 430 millions de marks ont été évités par la suite grâce à la modeste dépense de 22,6 millions de marks pour une station d’épuration équipée d’un système de filtrage l’année suivante. Des quartiers ont en outre été assainis et d’autres mesures d’hygiène mises en œuvre. La ville ayant depuis lors été épargnée par de nouvelles vagues de choléra, on peut conclure que cette grande épidémie a accéléré sa transformation en une métropole commerciale moderne.

L’âge de la grippe


Le XXe et le début du XXIe siècle se caractérisent par des épidémies de type grippal, à commencer par la « grippe espagnole » de 1918–1920, évoquée surtout en lien avec la Première Guerre mondiale et dont le nombre de victimes est estimé à 40 millions, un bilan bien supérieur aux 17 millions de morts du conflit. Contrairement à de nombreuses autres épidémies, cette grippe n’a pas cherché ses victimes parmi les enfants et les personnes âgées, mais principalement chez les hommes jeunes, dont de nombreux soldats. Ce constat a généré une profonde inquiétude au sortir de la guerre concernant l’évolution démographique et le potentiel économique futur.

Des décennies plus tard, cet aspect économique a suscité les mêmes débats autour du VIH et du sida sur le continent africain, dans la mesure où le pilier économique des familles s’effondre avec des hommes malades. L’aspect financier joue donc également un rôle central dans la lutte contre les épidémies ; dans les années 1990, il a souvent été dit que même si le remède contre le sida avait été un verre d’eau propre, la plupart des personnes infectées – en Afrique surtout – n’auraient pas pu se l’offrir.

Une réaction de panique


L’histoire des épidémies est également liée à la peur. En ce sens, on peut parler d’une « épidémiologie émotionnelle », qui suit son propre cours indépendamment de la situation réelle de l’infection et qui a également un impact sur l’économie et la société.

L’exemple de la grippe porcine l’illustre de manière paradigmatique : lorsque le virus H1N1 s’est rapidement propagé au printemps 2009, les médias et le monde politique ont, dans un climat de panique, évoqué la grippe espagnole et réclamé un vaccin. La crainte s’est avivée lorsque l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a catalogué les transmissions comme une pandémie en juin. Or, en octobre, plus de 440 000 infections confirmées en laboratoire avaient été signalées dans le monde, dont 5700 fatales, un chiffre bien inférieur aux décès causés par la grippe saisonnière.

Enfin, l’industrie pharmaceutique annonçait le développement d’un vaccin, pour un coût avoisinant le milliard. Quand ce vaccin est devenu disponible en automne, la demande est restée faible : le produit était insuffisamment testé et mal toléré, sans compter que le H1N1 est entre-temps apparu relativement inoffensif. Ainsi en mai 2010, environ 28,3 millions de doses de vaccins d’une valeur de 236 millions d’euros n’avaient pas trouvé preneur en Allemagne. La volonté de se faire vacciner était également faible en Suisse : sur 13 millions de doses, plus de 7 millions ont été vendues, données, ou détruites en raison de leur durée de conservation limitée.

Des maladies infectieuses restent invaincues


Dans la crise actuelle du coronavirus, on semble oublier que l’espérance de vie a presque doublé ces 150 dernières années en Europe occidentale et que la mortalité s’est « repliée » vers les tranches d’âge supérieures. Les maladies cardiovasculaires et le cancer dominent désormais le palmarès des causes de décès.

Dans une perspective mondiale, le tableau s’avère cependant différent : des maladies infectieuses nouvelles et récurrentes que l’on croyait vaincues depuis longtemps comme le paludisme ou la tuberculose menacent la santé des populations. L’économie mondiale, les migrations internationales et le tourisme de masse en font des risques mondiaux surveillés de près par les institutions internationales. La mondialisation de l’économie et de la société se traduit donc également par une mondialisation des maladies infectieuses. Autrement dit : les épidémies continueront de se succéder à l’avenir.


Bibliographie

  • Jörg Vögele et al. (2016). Epidemien und Pandemien in Historischer Perspektive. Berlin.

Bibliographie

  • Jörg Vögele et al. (2016). Epidemien und Pandemien in Historischer Perspektive. Berlin.

Proposition de citation: Jörg Vögele (2020). Le choléra, la peste et l’innovation. La Vie économique, 22 mai.